Retranscription - La pudeur : doit-on éviter de tout dire et tout montrer aux autres ?
Cyrielle Bedu : J'ai pendant longtemps vu la pudeur comme quelque chose de négatif. Comme une sorte de voile qu'on pose sur les mots ou sur les corps pour les empêcher d'exister pleinement, de se montrer tels qu'ils sont. Il y a quelque temps, Caroline Yon, une de nos stagiaires chez Louie Media, m'a fait lire un extrait du livre L'insoutenable légèreté de l'être, de Milan Kundera. Cet extrait parle justement de la pudeur et semblait aller dans le sens que je donnais à ce mot. L'extrait dit ceci:
“Au temps où elle habitait chez sa mère, il lui était interdit de s'enfermer à clé dans la salle de bain. Pour sa mère, c'était sa façon de lui dire : ‘Ton corps est comme tous les autres corps. Tu n'as pas droit à la pudeur. Tu n'as aucune raison de cacher quelque chose qui existe sous une forme identique à des milliards d'exemplaires.’
Dans l'univers de sa mère, tous les corps étaient les mêmes. Ils marchaient au pas, l'un derrière l'autre dans un interminable défilé. Mais si c'était tout autre chose, en fait, la pudeur? Et si ce sentiment que l'on apprend à cultiver ou non très tôt dans l'enfance, était en fait une forme de trésor à chérir pour pouvoir mieux nous apprécier nous-mêmes et le monde qui nous entoure? Je ne vous en dit pas plus et je laisse Agathe Le Taillandier décortiquer pour vous cette émotion douce, complexe et si fascinante.
Je m'appelle Cyrielle Bedu, bienvenue dans Emotions.
GENERIQUE
Agathe Le Taillandier : Je viens d'une famille où l'on exprime beaucoup ses émotions, où le langage de l'intime est au cœur de nos échanges. Mais en grandissant, je sentais qu'il y avait presque un manque d'intimité à force de tout dire, de tout raconter. C'était comme si c'était difficile de mettre un voile sur soi et de se retirer du groupe.
D'ailleurs, je me souviens qu'on fermait peu les portes et qu'il y avait même toujours des matelas dont on pouvait s'emparer pour les installer par terre dans la chambre d'un frère ou d'une sœur. On vivait dans un espace ouvert aux regards. Je crois que je garde de cela l'injonction inconsciente de tout dire et l'habitude de beaucoup montrer. Chez mon copain Saïd, j'ai été frappé par sa grande pudeur verbale. Il me trouve parfois impudique dans ma manière de m'exprimer, de tout raconter. Souvent, je l'ai entendu me dire :
"Arrête de raconter ça! Protège toi plus, tu en dis trop!"
Cela m'a interrogée sur la manière dont lui avait construit son rapport, à ses émotions et au langage de l'intime. Et sur moi, ma manière parfois trop enthousiaste de me livrer sans filtre et peut-être sans pudeur. Mais la pudeur est une vertu un peu ringarde ou une véritable chambre à soi? Est ce qu'on apprend à être pudique? Est-ce un sentiment universel ou une construction sociale? Et au fond, qu'est ce que la mise à nu d'un corps ou d'une émotion révèle vraiment de nous? J'ai donc commencé à mener l'enquête auprès de Saïd. Il a 34 ans. Né à Fès, au Maroc, il est arrivé en France vers 11 ans pour suivre son père, agriculteur dans la Drôme.
Saïd : J'imagine que je peux me définir comme quelqu'un de pudique, oui. Après moi, je viens d'une culture marocaine... Où en tout cas, il y a une forme de pudeur un peu partout. On ne dit pas facilement les choses et on fait très attention à qui on les dit, qu'est ce qu'on dit, à quel moment et à qui. Donc oui, moi j'ai grandi quand même avec presque plusieurs strates de cercles plus ou moins proches, et selon ces cercles il y avait des choses qu'on pouvait dire, qu'on ne pouvait pas faire, selon le... Voilà, très tôt j'ai eu l'impression qu'à un moment donné, on devait faire gaffe qu'on devait bien se tenir en fonction des situations, en fonction de qui était là. Il y avait quelque chose comme ça, de l'ordre du regard d'autrui, qui était très fort. C'est-à-dire que dans le cercle intime, il y avait des choses qui pouvaient se dire et selon à qui on avait affaire, il fallait mettre des filtres en permanence.
Quand on recevait des invités du coup... Dans la culture marocaine, on la recevait en grande pompe, du coup, beaucoup plus richement que ce qu'on vivait au quotidien. Et nous, on devait faire plus ou moins attention... Par exemple, c'est un des exemples tout bête, s'il y avait des gâteaux qui étaient servis alors qu'au quotidien on n'y avait pas le droit, il fallait faire semblant d'être habitué à ces gâteaux et de même pas en vouloir. On devait feindre l'indifférence à ces gâteaux alors qu'on mourait d'envie d'en prendre. Cette éducation là à donner... en tout cas chez moi ça a gardé... ce réflexe de garder le maximum de choses à l'intérieur et de ne distiller à l'extérieur que le minimum en termes de gestes et en termes de parole. Ça peut être à la fois d'une extrême élégance, parce qu'on ne fait pas des choses qui peuvent heurter autrui, mais aussi d'extrême froideur parce qu'on ne peut être vraiment que dans le calcul de ce qu'on peut transmettre ou pas.
Agathe Le Taillandier : Quand j'écoutais cette histoire de gâteau, je me demandais ce qui était de l'ordre de la pudeur personnelle ou de la convention sociale. Ici, se cacher face aux autres est plus un moyen de donner une autre image de soi et la pudeur se confond alors davantage avec un protocole. Je suis allée voir le philosophe Éric Fiat. Il a écrit un livre très riche intitulé "La pudeur", en collaboration avec la philosophe et productrice de radio Adèle Van Rhett. Il m'a aidé à y voir plus clair en distinguant ce qu'il appelle la décence de la pudeur. Il parle de cette dernière comme d'une émotion troublante et vertueuse, comme le sentiment le plus propre à l'homme.
Eric Fiat : La pudeur, c'est la vertu de réserve. J'aimerais que tout de mon corps, que toute mon âme, que toute ma vie ne soit pas en pleine lumière. C'est quelque chose de spontané, au contraire de la décence. La décence, c'est quelque chose de socialement prescrit. La pudeur est quelque chose de singulièrement vécu. Décence vient du latin decet, qui veut dire "il convient". Et donc dans les sociétés on vous dit "voilà ce qu'il convient de cacher et de montrer". C'est l'institutionnalisation sociale de la pudeur. Je trouve à la pudeur quelque chose de charmant parce qu'en effet, c'est une émotion. Je trouve à la décence, quelque chose de moins charmant, puisque c'est une prescription.
Agathe Le Taillandier : Au-delà de cette décence, la pudeur chez Saïd rime surtout avec un voile posé sur l'intimité, sur les sentiments. Elle est ce que l'on cache à l'intérieur de soi et c'est ce qui lui a été transmis au cœur même de la famille, quand il était plus jeune.
Saïd : Ce trait d'éducation et ce trait de caractère à l'intérieur même de l'espace familial avait aussi ses propres strates. Très vite, en jeune garçon par rapport à la question du corps, la question, plus tard, des petites copines, etc. de tout ce qui a pu... Il y avait quelque chose d'extrêmement segmenté dans la vie extérieure et intérieure aussi. C'était dans les deux sens aussi: ce qu'on vivait à l'extérieur ne devait pas trop infuser. Voilà, il y avait quand même une séparation extrême des choses et on ne parlait pas beaucoup à nos parents de nos émotions et eux non plus.... Non ça s'arrêtait au minimum factuel.
Agathe Le Taillandier : Dès que j'ai rencontré d'autres familles, j'ai trouvé ça quand même très Très positif et très vertueux de voir des parents et enfants se parler sur des mêmes strates. C'est en découvrant d'autres modes de vie que l'on peut, plus jeune, interroger le fonctionnement intime de là d'où l'on vient. Notamment ce lien à la pudeur. Quand Saïd arrive à Paris à 18 ans, il passe du temps chez un ami qui vit tout à fait autrement.
Saïd : On passait nos soirées avec la mère, le père, la tante, le copain du fils, les copines de la soeur... C'était vraiment tout mélangé quoi! Ça allait de 18 ans à 65 ans. Et du coup, c'était vraiment un joyeux bordel! Et ça, ça m'a fasciné. Mes premières années à Paris, je passais tout mon temps là bas et ça m'a fasciné. Il vivait dans un endroit hallucinant, avec une énorme pièce de 60 mètres carrés, avec deux chambres, avec des verrières. Ils ne pouvaient même pas s'isoler de la lumière. Donc c'est vraiment aucune frontière. Et je sais que lui, il a pu en souffrir, cet ami, de l'extrême proximité avec ses parents donc comme quoi, il n'y a pas de modèle... Quand il n'y a pas de pudeur, il n'y a pas aussi d'espace. Donc, quand je parlais de cloison, de séparation, il n'y a pas aussi d'espaces intimes, je pense. La pudeur permet aussi de se protéger soi-même un peu...
Dans la pudeur, il y a aussi quelque chose de se tenir, mais presque de se tenir droit, de se structurer, d'être, d'être rassemblé. Et je pense qu'à un moment sans aucune pudeur, à un moment il y a quelque chose qui peut être dans une espèce presque de mélange permanent et qui, je pense, peut rendre difficile la construction de soi.
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Agathe Le Taillandier : Ça m'a fait penser aux portes ouvertes de mon enfance. Au fond, la pudeur serait ce garde fou à l'intimité, à son espace à soi, hors du regard de l'autre. Et bien sûr, il y a un juste milieu entre le voile qui fait écran et celui qui ne masque jamais rien. Pour Saïd, cette extrême réserve, cette grande pudeur dans l'expression des sentiments et de l'intimité de chacun est un héritage. En partie lié à sa culture marocaine, mais aussi à une origine sociale.
Saïd : Il y a plus de pudeur sur l'émotion dans les milieux populaires. Oui, il y a aussi la vie, dans la dureté de la vie, il n'y a pas la place à l'émotion aussi, ça il faut l'accepter. Quand il y a un truc de survie presque quotidien, un moment, l'émotion est un peu tassée quoi.
Agathe Le Taillandier : C'est ce qu'évoque l'écrivain Edouard Louis, dont la lecture a beaucoup touché Saïd. Né en Picardie, il a grandi dans un milieu marqué par la misère dont il s'est largement éloigné. Se définissant ainsi comme "transfuge de classe". Cette expression désigne le changement de milieu social au cours d'une vie. Il pose un regard lucide sur sa famille et ses origines, analysant notamment la grande pudeur de son père, un homme dur guidé par les codes d'une virilité asphyxiante. Il en parle dans son texte "Qui a tué mon père?"
Saïd : Edouard Louis dit qu'il a été bouleversé quand il a vu une photo ou une vidéo ou une photo de son père qui dansait. Dans ces milieux-là, quand le père revêt la fonction de père, il a la pudeur de ne pas être devant ses enfants et de ne plus se montrer dans d'autres fonctions que celle de père, et dans sa construction un peu viriliste qu'il se fait lui-même du père. Moi j'ai jamais vu mon père danser, j'ai jamais vu mon père pleurer, j'ai jamais vu... 10 000 choses comme ça. J'ai jamais vu mon père embrasser ma mère. J'ai jamais vu ma mère embrasser mon père non plus.
Agathe Le Taillandier : Pour Eric Fiat, la relation père fils se construit souvent sous le signe de la pudeur. Et c'est vrai qu'autour de moi, je vois fréquemment ces figures de père un peu lointaine, secrète, voire énigmatique, qui se livrent et se dévoilent peu. Une scène dans le film "Marius" de Marcel Pagnol, raconte exactement cela. Et Éric Fiat me l'a partagée avec humour.
Eric Fiat : Le père César est joué par Raimu, le fils de Marius et joué par Pierre Fresnay, on est à une époque où les relations père/fils, fils/père sont particulièrement pudiques. C'est peut-être un peu moins vrai aujourd'hui. Les parents de l'époque n'étaient pas les papounet d'aujourd'hui, vous voyez. Et alors, il se trouve que Marius, le fils, va partir le lendemain sur un bateau qui va l'emmener loin de Marseille, qu'il n'ose pas le dire à son père, mais qu'il a envie, avant de partir, de dire à son père qu'il l'aime. C'est pas facile de dire à son père qu'on l'aime. Je crois que la relation père/fils c'est peut être la plus pudique des relations.
Virgule musicale
Eric Fiat : Et un soir, Marius et César sont dans le bistrot dont ils s'occupent tous les deux, ils sont en train de nettoyer le sol, de ranger les verres... Et un moment Marius, dit à son père:
- “Eh papa?”
- (avec une grosse voix) “Oui!?”
Eric Fiat : Alors ça commence pas très bien, c'est pas très engageant...
- (imitant l'accent marseillais) “Tu sais, papa, je t'aime bien…”
Eric Fiat : Et ce petit “bien”, c'est toute la pudeur.
Agathe Le Taillandier : La pudeur serait donc un héritage. On la verrait plus ou moins prononcée d'un milieu à l'autre, d'une culture à l'autre, d'une relation à l'autre. Elle varierait selon les contextes et les époques, comme l'a montré l'historien Jean-Claude Bologne dans son "Histoire de la pudeur". Mais malgré tout, elle reste pour le philosophe Eric Fiat, un trait commun entre tous les humains. Universelle, elle précède l'éducation et nous distingue, selon lui, des animaux.
Eric Fiat : Disons que ce sont les formes de la pudeur qui se construisent, et selon que vous avez été élevé ici où vous avez été élevé là, vous ne serez pas au même degré pudique. Ou bien votre pudeur ne portera pas sur les mêmes éléments. Je suppose que dans une famille naturiste, eh bien, la nudité du corps est moins problématique peut-être que la nudité de l'âme. Dans des familles très prudes, la nudité du corps est peut-être plus problématique que celle de l'âme. Mais il me semble cependant que ce n'est pas l'éducation qui rend les gens pudiques. Tout être humain est un être pudique, en puissance, capable d'être gêné par la manifestation de ceux qui ne voudraient pas manifester. C'est universel chez tous les êtres humains. Ensuite, l'éducation détermine peut-être les formes de la pudeur, mais elle n'initie pas à la pudeur. On pourrait même dire de l'être humain que c'est le vivant pudique.
Agathe Le Taillandier : Eric Fiat poursuit en citant le philosophe et sociologue allemand du début du XXème siècle, Max Scheller, qui a signé un texte en 1913, La pudeur.
Eric Fiat : Max Scheller définit la pudeur- alors il s'agit de la pudeur du corps. Il y a aussi la pudeur des sentiments... "Qui est outrageusement rouge sang", comme disait Gainsbourg pour Birkin... Mais marcher dans le sentier de la pudeur définit la pudeur du corps comme la gêne qu'éprouve l'être d'esprit en nous à la pensée qu'il est aussi un être de nature. Il la définit même encore plus nettement en disant que la pudeur, c'est l'esprit qui rougit du corps. Et voilà pourquoi, en un sens, la pudeur est une singularité humaine, qu'elle singularise l'homme dans la création, dans la mesure où, pour être pudique, il faut avoir à la fois un esprit, un corps. Et donc, c'est la raison pour laquelle beaucoup ont dit que les animaux n'étaient pas pudiques et les anges non plus.
Agathe Le Taillandier : L'homme qui rougit de son corps et donc l'être pudique par excellence. Mais à quel moment dans notre vie, prenons-nous conscience de ce corps? Comment l'enfant découvre-t-il qu'il a un corps, et que par pudeur, on en cache certaines parties? Saïd m'a confié un souvenir qui raconte bien la manière dont la pudeur corporelle a fait irruption dans sa vie d'enfant.
Saïd : Moi, j'ai grandi avec ma mère et on se lavait au hammam. Et un jour, j'avais trop grandi et j'avais été refusé du hammam. Et du coup, il y avait quelque chose de... là un moment qui s'est cristallisé par rapport à mon corps, par rapport à... Où chaque semaine, je voyais ma mère nue... De cette interdiction à, "si elle est quelque chose", de séparation, de notre rapport, de la séparation, de la question du corps qui, d'un coup... Je n'ai plus jamais eu de rapports physiques presque avec elle. C'est vrai qu'avec le recul, c'est assez forte d'imaginer sa mère totalement nue et c'est une expérience, jusqu'à 7-8 ans, je l'ai vu chaque semaine nue, avec plein d'autres femmes nues et même des voisines, etc. donc il n'y avait pas de séparation. Et d'un coup, là il y avait un truc qui était très, très fort.
À un moment, mon regard ne pouvait plus avoir accès. La pudeur pour moi, c'est vraiment une question d'espace. Comment on accède de l'un à l'autre et comment on les segmente aussi. Et là, il y avait une segmentation, une frontière, qui s'est faite de manière pudique puisque c'est passé par une institution qui est le hammam. En fait, c'est presque un discours extérieur qui est venu me dire que j'avais plus... Ce n'est pas ma mère qui m'a interdit de venir avec elle, c'est presque quelque chose d'extérieur qui disait: “Maintenant, tu n'as plus l'âge d'être avec les femmes”.
Eric Fiat : Je l'ai pris aussi comme un truc d'appartenance à un autre... Aussi, presque devenir un homme, tu vois, ça a été aussi un peu glorifié dans ce sens là. Tu n'es plus un enfant, tu es un homme, tu n'es plus accepté chez les femmes.. Chez les femmes il n'y a que les femmes et les enfants. Du coup, le fait de ne pas y être, presque, ça m'a aussi libéré d'un truc.
Agathe Le Taillandier : Certains aussi disent que la pudeur n'existe pas chez les petits enfants, qu'elle apparaît quand ils grandissent vers l'âge de 6 ans. J'en ai discuté avec José Morel Cinq Mars. Docteure en psychanalyse, elle a travaillé longtemps dans un service de protection maternelle et infantile de la région parisienne en tant que psychologue. Elle a ainsi observé de près les comportements des enfants dans leur rapport à leur corps et à la nudité.
José Morel Cinq Mars : Quand j'ai commencé à travailler ma définition minimale de la pudeur, c'est: "ce qui s'oppose à la tyrannie du regard". Donc entre le regard de l'autre et moi, je dois mettre quelque chose qui fera obstacle. Je ne pense pas que c'est inné. Je pense que ça se construit. Mais ça se construit tellement tôt, qu'on peut avoir l'impression que c'est toujours là. Mais ça peut ne pas se construire, ou ça peut être mis à mal parce que la pudeur, ça se reçoit de l'autre. C'est comme le langage. Un enfant à qui on ne parlerait pas ne pourra pas parler. C'est parce qu'on lui a parlé qu'il peut parler. Et bien, c'est parce qu'on a reconnu ses mouvements pudiques qu'ils vont pouvoir s'installer et connaître leur légitimité. Je pense à une autre collègue qui disait... Elle jouait avec les enfants, mettons dans le service des plus grands, elle disait:
"Est ce que je peux toucher ton nez? Est-ce que je peux toucher tes oreilles?"
Et elle disait, les enfants qui ne vont jamais dire "non" m'inquiètent. Un enfant qui va bien à un moment donné va dire "Non. Pas là". Et c'est l'idée qu'il y a. Il y a un temps à soi qui n'est pas pour tout le monde. On l'a autorisé à reconnaître que quelque chose lui appartenait.
Agathe Le Taillandier : José Morel, le 5 mars, a décidé de faire sa thèse de psychanalyse intitulée Quand la pudeur prend corps, à une époque où la pudeur était très mal vue. En effet, dans les années 1970, on la voyait comme une chape de plomb, synonyme de pruderie ou de pudibonderie. Et elle était particulièrement niée chez les enfants. Pourtant, cette psychologue a souhaité montrer qu'il y avait chez les plus petits déjà, des mouvements pudiques.
José Morel Cinq Mars : Il y a des choses chez les enfants qu'on ne voit pas parce qu'on les cherche pas ou qu'on n'y fait pas attention. Mais je me rappelle d'une autre petite fille qui, pendant que je parlais avec sa maman, avait trouvé un poupon qui était tout nu dans les jouets et qui avait délicatement posé un kleenex sur les fesses de la poupée. Je me rappelle d'une petite fille, qui était un peu plus grande que l'âge de crèche mais sa maman m'avait connue pendant que la petite fille était à la crèche. Elle était revenue me voir, sa fille avait eu un cancer dont elle avait guéri, mais dont elle gardait des séquelles psychiques. Et quand j'avais demandé à cette petite fille qu'est ce qui avait été plus difficile pour elle dans sa maladie? Elle m'avait dit que c'était d'être restée toute nue dans le couloir.
Je pense que c'est ça aussi, on ne prêtait pas de pudeur aux enfants. C'est un truc que je ne ferais plus, mais j'ai dû le faire. Je pense que quand mes enfants étaient petits c'est... Il y a des copains qui viennent prendre l'apéro, puis c'est l'heure où il faut qu'on couche les petits. Donc on met le pyjama en même temps qu'on prend l'apéro (rires). Et les enfants n'aiment pas ça. Ce qui n'empêche pas qu'à d'autres moments, ils peuvent se promener tout nu, ils peuvent vouloir aller répondre à la porte tout nu. Donc, on comprend pas mais c'est parce que la pudeur, elle, se manifeste pas tout le temps. Les demandes pudiques ne sont pas tout le temps les mêmes avec tout le monde. Et puis, c'est ce qui explique aussi qu'il y a des gens qui peuvent se mettre à nu physiquement très facilement, mais qui n'ont jamais parlé de leurs sentiments et inversement. Et là, on retrouve aussi une dimension familiale, culturelle et historique. La pudeur a minima, c'est un refus du pouvoir de l'autre. On est bien en quelque chose qui va venir faire obstacle à la toute puissance du regard de l'autre.
Agathe Le Taillandier : En exemple, José Morel Cinq Mars m'a parlé des travaux de Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais, qui a écrit de nombreux ouvrages sur le lien parent/enfant. Il a notamment décrit le visage de la mère comme premier miroir. Vers 8-9 mois, si elle sourit, le bébé sourit. Si elle fait un visage triste, il fait lui aussi un visage triste. L'enfant se lie donc à travers le visage de celui ou celle avec lequel il est.
José Morel Cinq Mars : Et par contre, il y a un moment où les enfants commencent à refuser le regard de la mère. Je me rappelle d'une scène qui était extraordinaire. C'était en début d'année, à la crèche, dans le service des bébés, on recevait les parents pour présenter le travail qui allait être fait. Il y avait une petite fille qui faisait des sourires à tout le monde, sauf à sa mère. Et je voyais la mère déprimée, et je l'ai regardée la mère, je lui ai dit ironiquement :
"On voit bien que c'est la mère! Y a que vous qu'elle ne regarde pas!”
Donc, dans ce regard, il y a quelque chose d'important qui se joue quand l'enfant s'autorise, on pourrait dire, à échapper aux regards... Que c'est un moment fondateur. Ce moment, il échappe au regard de la mère, ou de celle qui en tient lieu, ça peut donner un homme, la mère. Il me semble que dans la réaction qu'aura la mère, il y a quelque chose d'important qui va se jouer. C'est elle qu'il supporte, ça ne fait pas plaisir, mais c'est elle qui dit "Ah, tu commences à devenir indépendant, tu grandis, il va falloir que je m'y fasse!", ou je ne sais pas quoi, enfin ce que l'on peut raconter à ces moments là, l'enfant se sent soutenu. "Si tu échappes à mon regard, notre relation ne va pas s'effondrer". C'est comme ça que ça commence à se construire.
Agathe Le Taillandier : Cette construction de la pudeur dans l'enfance s'affirme petit à petit jusqu'à l'adolescence. Le désir d'intimité se fait plus grand. On s'enferme dans la salle de bain, on tient un journal intime dans lequel on raconte ses déboires les plus personnels. On garde le silence à la maison. Je suis professeur de français et j'aime bien observer les comportements de mes élèves de 14 à 15 ans. Je les vois en permanence sur leur téléphone et sur les réseaux sociaux. Ils se filment pour n'importe quelle raison, ils racontent leur vie sur Snapchat. La psychanalyste Elsa Godart analyse les métamorphoses du moi à l'ère du virtuelle. Elle a écrit l'ouvrage "Je selfie donc je suis" et parle ainsi d'une société de la monstration, c'est-à-dire de l'exhibition de soi. Mais une exhibition souvent loin de la sincérité et de la transparence, faite de masques et de faux semblants. Ce qui, selon elle, ne remet pas en cause la pudeur dans le réel. C'est ce que souligne également le philosophe Eric Fiat.
Eric Fiat : La nudité, qui était chose relativement rare dans ma jeunesse, ne l'est plus aujourd'hui puisque par Internet, très tôt, même trop tôt, les adolescents ont accès à des millions des milliards de corps nus. Mais une chose est l'image du corps nu, une autre chose est la rencontre réelle d'un corps nu. On peut avoir vu beaucoup de corps nus par Internet et cependant, lorsque pour la première fois où on en voit au moment de la première aventure amoureuse et sexuelle, on peut être totalement désarçonné. Donc il y a déjà ça: la rencontre de la nudité incarnée, c'est autre chose que la rencontre de la nudité imagée.
Agathe Le Taillandier : Il y a quelques mois, je suis allée au théâtre avec mes élèves voir un spectacle de danse. Je les avais prévenus qu'ils auraient à un moment un homme nu sur scène. Je vous laisse imaginer leur choc, les "Madame, ça se fait pas!" dans tous les sens. Et le jour J, ils se sont planqué.es derrière leurs écharpes, attendant mi inquiet.es, mi excité.es, bien sûr, la scène fatidique. Il y avait vraiment de l'exagération dans leurs réactions. Un plaisir de se mettre en scène dans une pudeur outrancière.
Eric Fiat : Rencontrer la nudité tout seul, ce n'est pas la même que la rencontrer à plusieurs et je crois en effet que, comme vous le disiez, une comédie très vite doit s'instaurer quand on est plusieurs à voir la nudité parce que il n'y a pas que la nudité et moi, il y a la nudité et moi et les autres. Et en l'occurrence, vous avez une palette de réactions possibles qui peuvent aller de la grande gêne au ricanement. Mais le ricanement, parfois, cache la gêne. On est gêné. Alors on peut éventuellement le désirer, ce corps, mais on ne veut pas que ça se voit. Donc on est dans un triangle, il y a moins, il y a le corps nu, il y a toi, qui fait que c'est tout autre chose que le corps nu et moi seulement. Alors, à ce moment là, dans ce triangle là s'invente en effet toute une série stratégie pour essayer de cacher un trouble qui, de toute façon, est quand même là.
Agathe Le Taillandier : La comédienne Céline Millat-Baumgartner expérimente souvent le nu sur un plateau de théâtre. Je l'ai vue il y a une dizaine d'années dans un spectacle que j'avais adoré. Ça s'appelait "Strip-Tease" en reprenant et déconstruisant les codes éculés du striptease, elle interrogeait sur scène notre lien à la nudité et à la naissance du désir. Je suis allée à sa rencontre, chez elle, à Paris, pour comprendre le lien qu'une actrice entretient à la pudeur sur scène, sous le regard d'un public rivé sur elle.
Céline Millat-Baumgartner : Je n'ai pas de gêne à montrer mon corps nu sur scène parce que c'est mon objet de travail, parce que je porte la nudité comme un costume, si elle est bien amenée, parce que... Tant qu'elle n'est pas violente, tant elle n'est pas imposée... En fait, tant qu'on n'impose pas aux spectateurs une nudité gênante, je pense que moi, ça ne me met pas dans une situation impudique. Moi, j'ai l'impression que la pudeur, elle est aussi de laisser le spectateur ressentir les émotions sans lui imposer une émotion. Pour moi, en général, au théâtre, c'est cette pudeur là que je recherche. C'est ne pas imposer un sentiment de tristesse, c'est-à-dire ne pas pleurer sur un moment très triste, ne pas voler l'émotion du spectateur. Et si on arrive, et c'est un endroit compliqué ce fil là, à lui transmettre une émotion sans la lui imposer. Si j'arrive ce Paris là, je ne transgresse pas l'impudeur.
Agathe Le Taillandier : En fait, pour Céline, la pudeur serait aussi un moyen de faire attention à l'autre. De respecter ce qu'il ressent en étalant pas soi, ses propres émotions. Et en lui laissant un espace à lui préservé, protégé. Sans un regard insistant ou surplombant. Le philosophe Eric Fiat et la psychologue José Morel Cinq-Mars insistent sur le fait que la pudeur ne se construit pas en soi, mais dans un mode de relation à l'autre.
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Eric Fiat : Avouer un sentiment amoureux, avouer un chagrin, c'est quelque chose qu'on ne fait pas forcément facilement et on ne peut le faire que si l'autre, justement, crée les conditions de l'aveu. Si l'autre est inquisiteur, si l'autre me demande tout de suite d'avouer mon chagrin ou d'avouer mon sentiment, j'aurais peut-être une gêne à les avouer.
José Morel Cinq Mars : Il me semble qu'on a un petit peu perdu le... Voilà, c'est ça des fois, je me dis que je suis peut-être d'une autre époque... L'idée de faire attention à l'autre. "Je ne te montrerai pas ce qui va te troubler". Mais je pourrais le dire d'une autre façon parce que, dans la construction de la pudeur, la dernière étape, on pourrait dire c'est celle où l'on ne montre pas à l'autre ce qui va le mettre en difficulté. Mais ça peut aussi être de montrer sa joie devant des gens qui sont en peine. Ou de ne pas regarder. À un moment donné, j'ai travaillé dans un service de neurochirurgie où étaient amenés des grands blessés qui avaient eu des traumatismes crâniens, donc, il y avait un taux de mortalité relativement important. Et j'avais appris à passer devant certains lieux en tournant la tête. Je ne vais pas regarder le malheur des gens si je ne peux rien y faire. Si je peux y faire quelque chose, c'est une chose, mais si... voilà, je ne regarde pas, je tourne la tête. C'est une étape de la pudeur que j'appelle "la pudeur pour les autres. Je voile mon regard volontairement pour ne pas faire offense à l'autre, pour ne pas le blesser.
Agathe Le Taillandier : La pudeur peut donc être une forme de retenue et de respect pour l'autre. La philosophe et rabbin Delphine Horvilleur va encore plus loin, en disant que laisser autrui échapper à mon regard est même ma condition d'accès à l'autre. Tout voir n'est qu'une illusion dangereuse et entretient un type de relation violente et tyrannique. Alors qu'un voile symbolique permet de ne pas s'accaparer l'autre, d'être en chemin vers lui, dit elle. Et c'est là que le désir peut émerger.
C'est d'ailleurs ce que traduit l'étymologie de ce mot. Desidere, qui signifie "regretter l'absence de quelque chose". Ce mot est issu d'un autre terme Desiderium, “le manque de l'astre”. Soit le désastre, le manque de l'étoile. Ce qui, au fond, nous incite à dire qu'on ne peut désirer que ce dont on manque, ce qui n'est pas sous nos yeux. C'est ce que traduit magnifiquement le mythe originel d'Adam et Eve. Eric Fiat me l'a analysé, à travers la lecture qu'en fait le philosophe Emmanuel Kant.
Eric Fiat : Ce mythe des origines nous murmure que Adam et Eve, au paradis, Adam et Ève dans le jardin d'Éden, étaient nus, mais ne le savaient pas. Et que c'est simplement après qu'ils ont croqué le fruit de l'arbre de la connaissance qu'ils connurent leur nudité. La première réaction qu'ont Adam et Ève, juste après qu'ils ont croqué le fruit de l'arbre de la connaissance, c'est une réaction de pudeur.
"Alors, ils connurent qu'ils étaient nus", dit le récit de la Genèse au tout début du Premier Testament.
"Alors, ils connurent qu'ils étaient nus et furent gênés par leur nudité." Et cette gêne à l'endroit de la nudité c'est en effet un mouvement de pudeur, une émotion de pudeur. C'est alors que, nous dit le texte :
"Adam et Ève ont caché leur sexe".
Or, Kant a écrit un texte, que je trouve absolument magnifique. C'est en anthropologie, où il dit:
"La feuille de figuier..."
Donc la feuille de figuier par laquelle Adam et Ève cachent leur sexe
"La feuille de figuier fut un grand progrès dans la civilisation. Outre la décence, elle permet le désir."
Et Kant ajoute:
"L'objet étant désormais soustrait au sens, pu devenir objet de désir."
Donc cette feuille de figuier ne permet pas que la décence, parce qu'il serait indécent de se balader le sexe à l'air, bon. Elle permet aussi le désir parce que l'objet est désormais soustrait au sens. Adam ne désire pas le sexe d'Eve, bien qu'il soit caché, mais parce qu'il est caché. Ce qui est caché est rendu d'autant plus mystérieux qu'il est caché. Je vais prendre une image très triviale, si vous me le permettez Agathe, je ne crois pas que les mamelles des vaches soient l'objet de grands fantasmes chez les taureaux parce qu'ils les ont toujours sous les yeux. Je suis sûr, en revanche, que la poitrine féminine est l'objet de bien des fantasmes chez les hommes ou chez les femmes homosexuelles, non pas bien que le sein soit caché, mais parce qu'il est caché. J'ai d'ailleurs un ami anthropologue qui a remarqué que le sein féminin ne joue pas le même rôle, dans les représentations érotiques, dans les civilisations où il est montré que dans les situations où il est caché. Dans nos civilisations, le sein est caché. Mais il y a des civilisations africaines où le sein n'est pas caché. Et le sein est moins objet de désir quand il est montré que quand il est caché. Et voilà pourquoi la pudeur ce n'est pas, en effet, qu'une vertu morale. C'est aussi ce que j'appelle avec Adèle Van Reeth: "le piment du désir".
Agathe Le Taillandier : La pudeur est alors un jeu entre le "cacher, montrer". Une véritable dynamique en clair obscur qui l'inscrit du côté de l'érotisme. Je pense par exemple, qu'une épaule sur laquelle un vêtement baille légèrement, laissant apparaître de la peau, sera plus désirable que la même épaule entièrement nue. C'est cet espace de la pudeur qu'explorait la comédienne Céline Millat-Baumgartner dans son spectacle "Strip-Tease". Elle se souvient pour nous de sa première nudité sur scène.
Céline Millat-Baumgartner : Ce qui était très émouvant à faire, c'était le déshabillage. C'était le moment où j'avais une robe avec des boutons, comment je dé-faisais ces boutons et à ce moment là, un peu comme... Ça touchait à une histoire de désir quand même... d'excitation... Et en même temps, de grandes grandes peurs, de grande timidité, et voilà. Et en fait, quand la robe est tombée, il y a eu une grande libération où tout d'un coup en fait, ce n'était pas du tout grave. Moi, ce qui m'intéresse, c'est le dévoilement. Ce qui revenait tout le temps, c'était cette image de cette femme qui monte l'escalier, de cet homme qui la suit. C'est leur première soirée, il va se passer quelque chose, on ne sait pas quoi et... Et c'est ce sentiment qu'il y a là, cette petite excitation, cette peur, cette timidité de cette montée d'escalier. Et elle se trouve là la pudeur aussi, par exemple dans le déshabillage ou dans ce moment de suspends avant tout le reste.
Virgule musicale
Eric Fiat : La pudeur, c'est la juste mesure entre l'obscénité et on va dire la pruderie ou la pudibonderie. L'obscène c'est celui qui montre ce qu'il faudrait cacher. Le prude, c'est celui qui cache ce qu'il pourrait montrer. Mais en fait, ils ont un point commun, c'est qu'ils ne sont pas désirables. Parce que si tout est montré trop vite... L'obscénité, c'est le fait de tout de suite mettre sur la scène, eh bien, on n'a pas le temps de désirer. Et le prude, c'est celui qui cache trop longtemps. Et justement, qu'est ce que c'est qu'un pudique? C'est quelqu'un qui est à la fois montre et cache. Et justement, ça donne une liberté. Ça donne la liberté de désirer. On peut dire la même chose des émotions. Si on assène son émotion au public, il n'a même pas la liberté, le temps, de la désirer. Si on la cache trop, de même. Donc je crois que l'idée aristotélicienne selon laquelle la pudeur est une vertu, c'est-à-dire une juste mesure entre un défaut et un excès, est une idée assez géniale, insurpassable, et une idée qui nous aide à comprendre que trop montrer et trop cacher, ça finit par revenir au même. Aussi bien quand il s'agit du corps que des sentiments.
Agathe Le Taillandier : La pudeur n'est donc pas la digue figée et impassible dont parle Freud dans nombre de ses écrits. Non pas un mouvement de censure ou de déni de soi, mais le lieu d'un choix. Qu'est ce que je décide de montrer, de cacher, à qui et comment? Et la pudeur bouge au fil du temps, elle est bien dynamique. Saïd, au début de cet épisode, nous avait parlé de sa pudeur familiale. S'il a hérité d'un certain silence familial, il a, au fil du temps, découvert son langage des émotions et construit une pudeur qui est la sienne, qui le définit vraiment, au-delà du simple héritage social ou culturel.
Saïd : Je pense que c'est passé par le cinéma, par la littérature. D'avoir accès à des émotions si fortes des personnages et se reconnaître dans ces émotions. C'est presque là comme ça que j'ai découvert mes propres émotions. Et dans des livres, un peu d'adolescents, de formes d'amitié, de solitude aussi... Quelque chose de très fort qui m'a permis de découvrir comme ça un peu des mondes intérieurs que je ne soupçonnais pas. Les articles de Baldwin, "Chronique d'un pays natal" ou d'un coup, dans un cadre très différent de l'Amérique, je me suis reconnu dans son rapport à son père, son rapport à sa communauté, parce que moi aussi, j'ai grandi dans le Sud de la France, où il y avait une communauté marocaine très forte. Moi j'ai ce sentiment d'avoir presque, par le fait des migrations et le fait des enjeux sociaux, le fait d'avoir un moment était - en tout cas de me considérer moi-même comme transfuge social, fait que j'ai l'impression qu'entre mes parents et moi, il y a eu presque pas qu'une génération, mais quatre, cinq générations. Il a mis des mots et des mots simples et des mots forts sur des choses que je vivais, sur des sentiments que j'éprouvais. Je commençais vraiment à me distancier, moi, de mon rapport à ma famille. Je commençais à questionner ce que j'avais appris. Et ça, Baldwin m'a aidé à questionner tout.
Agathe Le Taillandier : Saïd est devenu producteur de films et réalisateur. Il décide un jour de faire un film sur ce sentiment là. Sur cette distance qui s'est creusée entre lui et ses origines. Lui et sa famille. C'est un long métrage d'inspiration personnelle qui s'appelle "Retour à Bollen". Et dans lequel il met en scène un jeune homme français d'origine marocaine vivant à Abou Dhabi. Le personnage rend visite à sa famille résidant à Bohlen, une petite ville du sud de la France, là où il a grandi, en compagnie de sa petite amie américaine.
Saïd : Je rêvais, moi, en faisant le film, je rêvais de faire un peu exploser cette pudeur. Donc oui, je pense qu'il y a quelque chose de totalement impudique à parler de soi, fatalement. Mais bon... chassez le naturel et il revient au galop et je pense que le film en soit, il est extrêmement pudique. Et le film ne fonctionne que par petites touches ou dans les plans, dans les mouvements de caméra, dans le jeu des acteurs, dans tout, ce fils qui revient voir sa famille ne veut pas voir son père. La scène finale finit par aller le voir, puis il ne trouve pas d'autre chose à faire que de parler des salades que le père est en train de ramasser dans une serre, dans une ferme agricole. Et littéralement, il se raconte des salades, quoi. Malgré leur amour, malgré l'envie de se pardonner mutuellement, ils n'arrivent pas à parler de leurs émotions. Une scène faite de silences et de non-dits. Je pense qu'en faisant un film, on ne peut pas tricher avec qui on est, donc à partir du moment où je fais un film, le film, Bon ou mauvais, il nous ressemble. D'autres livres, d'autres films m'ont donné du courage. Je me rappelle que j'avais déjà écrit une première version du scénario, il y a quelqu'un qui m'a dit:
“C'est pas possible, tu ne peux pas ne pas avoir lu "Retour à Reims" de Didier Eribon.”
Et quand j'ai lu ça au début, je me suis dit "wow ça va dix fois plus loin dans tout ce que je voulais raconter!", mais c'est un essai de socio. Au départ, ça m'a un peu fait peur, et en fait après, ça m'a surtout donné un énorme courage pour le faire. Sur la question de la pudeur, c'est des gens qui font de leur matériau intime, un matériau politique. Je me suis dit qu'en fait, il ne fallait pas que j'ai peur d'exhiber des choses! Au contraire, il faut que j'aille plus loin. Si ma manière de le faire peut être pudique, en tout cas, je n'ai pas à être pudique sur le contenu. Il faut que j'aille plus loin. Cette matière intime est une matière politique. Et c'est presque que je me suis rangé un peu derrière ces œuvres. Du coup, j'ai assumé le titre Retour à Bolhen en référence à Retour à Reims. Je me suis dit bah "Allons y!" Et moi, je peux m'insérer dans ce sillon là, en y ajoutant ma vérité. C'est le trouble d'identité de Maghrébins de France, de comment on vit avec ça, puisque l'histoire rejette et non seulement ses parents arabes, mais rejette leur pauvreté et rejette un peu cette France qui n'a pas voulu de lui, quoi.
Agathe Le Taillandier : Retour à Reims, le livre qu'évoque Saïd est un ouvrage autobiographique du sociologue Didier Eribon, dans lequel il fait le récit de ses origines et analyse la relation à son père, avec lequel il a rompu des années auparavant. Saïd, lui, a choisi la fiction et le récit de soi se fait alors le lieu de la pudeur et du masque. D'un masque non pas imposé ou subi, mais conscient. Pour la psychologue José Morel Cinq Mars, la pudeur est alors une véritable force, car elle dessine notre intimité, notre singularité, et, au fond, notre liberté.
José Morel Cinq Mars : On a toujours l'idée que ce qui est caché, c'est que du mauvais. Vous connaissez la phrase:
"Moi, je peux tout montrer, je n'ai rien à cacher."
Et bien moi, je pense aussi qu'on n'a pas envie de dilapider ces trésors. Dans tous les contes, les trésors ils sont dans des grottes, dans des coffres. Ils ne sont pas étalés au grand jour et il me semble que la pudeur, ça parle de ça. Ça parle de quelque chose qui est en soi, qui est précieux et qu'on n'est pas prêts à divulguer à n'importe qui, n'importe comment. Oser dire que ce qui m'est le plus intime a de la valeur et que je ne le partagerai, que ce soit mes désirs, mes rêves, mes fantasme, mon souvenir et mes fesses, je ne le ferai qu'avec quelqu'un que j'aurai choisi. Et pas n'importe comment, enfin, d'une façon qui me conviendra, je trouve que c'est une force et une valeur.
Virgule musicale
Agathe Le Taillandier : La pudeur autorise cette chambre à soi et au fil du temps, je l'expérimente et je la conquiers moi aussi, de plus en plus loin du regard de l'autre et en ne me sentant plus obligé de tout dire et de tout raconter. Saïd, lui aussi, interroge et met au défi sa propre pudeur. Grâce au cinéma, et même un peu grâce à cet épisode d'Émotions.
Saïd : Parler de soi, décortiquer l'intime, parler des mécanismes, c'est intéressant. C'est pour le coup, je pense que je n'ai jamais fait un truc aussi impudique que ça. Que de te parler de moi dans ton podcast. Moi, je le fais à ma manière, mais en tout cas, je le fais au maximum de ce que je peux faire.
GENERIQUE DE FIN
Cyrielle Bedu : Vous venez de lire Émotions, un podcast de Louie Media. Suivez-nous sur Instagram et sur Twitter, @Emotionspodcast. Agathe Le Taillandier a réalisé cet épisode sur la pudeur. Caroline Yon a participé à sa conception. J'étais en charge de la production et de l'édition. Nicolas Vair a assuré la création sonore et la musique. Benoît Daniel s'est occupé de l'enregistrement et Jean-Baptiste Aubonnet, du mixage. Nicolas De Gélis a composé le générique. Jean Mallard a réalisé les illustrations. Marion Girard est responsable de production de nos podcasts. Maureen Wilson est responsable éditorial. Mélissa Boulnois est à la direction des productions et Charlotte Pudlowski est directrice éditoriale.
Émotions c'est un lundi sur deux, là où vous avez l'habitude d'écouter vos podcasts: iTunes, Google Podcasts, Soundcloud, Spotify ou YouTube. Vous pouvez nous laisser des étoiles et nous laisser des commentaires.
Si cet épisode sur la pudeur vous a plu, parlez-en aux gens autour de vous! Et s'il vous est arrivé une histoire forte en lien avec une émotion, n'hésitez pas à nous écrire à hello@louiemedia.com. À bientôt!