Retranscription - La littérature pour éclairer l'actualité

Générique 

Agathe le Taillandier : A la fin du mois de septembre 2020 est sorti le documentaire Un pays qui se tient sage, réalisé par l’écrivain et réalisateur David Dufresne. Des dizaines et des dizaines de vidéos captées pendant les manifestations des gilets jaunes y rendent compte de l’affrontement entre la population et la police. Et il y a au coeur du film, ce témoignage face caméra, en gros plan, d’une femme, gilet jaune, Mélanie, qui s’interroge sur ce qu’est au fond, la violence.

En pleine discussion dans le pays autour de la loi Sécurité Globale, nous avons senti la nécessité de nourrir notre réflexion par la littérature. Nous vous partageons donc un épisode spécial, un peu plus d'actualité que d'habitude. J'ai interviewé Magali Lafourcade, elle est magistrate et secrétaire générale à la commission nationale consultative des Droits de l’Homme. Sa tribune, signée dans Le Monde, le 24 novembre 2020 sur “l’Etat de droit” avait attiré mon attention. Elle nous propose deux fictions et deux essais, pour analyser les restrictions de liberté de ces dernières années et les mécanismes de la violence. Dans cet épisode, plus que jamais, la littérature nous aide à penser le monde dans lequel nous vivons. 

Je suis Agathe le taillandier, bienvenu.e.s dans le Book Club.

GENERIQUE

Agathe le Taillandier : Pour le Book Club, nous on vous a demandé de choisir des ouvrages, fiction ou essai, qui nous permettraient à nous, aux auditeurs et aux auditrices, de mieux comprendre l’actualité, de s’en saisir, de l’analyser à travers le prisme de la littérature. Donc je vois que vous avez apporté les livres, vous les avez entre les mains. Peut-être le premier dont on va parler, qui est un roman contemporain de David Dufresne qui s’appelle Dernière sommation. Donc est-ce que vous pouvez nous présenter le livre en quelques mots et nous présenter son auteur ? 

Magali Lafourcade : Alors David Dufresne a écrit un roman, qui en fait quand on le lit, et quand on a suivi son travail sur Twitter et sur Mediapart, montre qu’il y a une grande dimension autobiographique. En tout cas, c’est l’interprétation que j’en aie. C’est un lanceur d’alerte, c’est aussi un journaliste mais qui a rendu sa carte de presse. Mais pour autant, il fait un travail journalistique extrêmement pointu et avec une déontologie très forte. Et il a recensé, répertorié, les dégâts que causait la police dans la cadre de la répression des manifestations et en particulier des gilets jaunes. Je considère que ce travail très minutieux qu’il a fait, vraiment très constant, en allant dans plusieurs cortèges partout dans le pays aurait dû être recensé par un service de l’Etat, qui serait indépendant. Un peu comme l’Insee. Pour qu’on puisse savoir quels sont les dégâts causés dans le cadre du maintien de l’ordre. C’est normal qu’il y ait des dégâts mais il faut pouvoir les mesurer et voir l’évolution dans le temps, selon les doctrines de maintien de l’ordre qui sont utilisées. Donc on devrait avoir ce recensement qui devrait être transparent, indépendant, public et pas le fait d’un lanceur d’alerte qui a d’ailleurs été beaucoup attaqué pour cette action-là. Alors que je pense qu’il a fait œuvre extrêmement utile. 

Et donc j’ai choisi ce roman parce que d’abord, j’adore les romans qui permettent de retrouver toute une période, toute une atmosphère que nous avons vécue. Qui n’est pas si lointaine. Et celui-là le permet très bien parce qu’on reconnait vraiment des scènes, et on reconnaît des tweets, des réactions aussi des ministres. Il est très complet. Il revisite toutes les pressions, toute la difficulté que c’est de faire ce travail, d’être au plus près de cette violence répressive et extrêmement grave. Où nous avons eu quand même beaucoup d’éborgnés, beaucoup de… Il y a eu des morts aussi si on pense à Zineb Redouane.  Et il y a dans cette violence, en fait, une analyse, à la fin, que j’ai trouvée extrêmement importante. Et c’est surtout ça que je voulais vous dire. Donc je voudrais vous lire, juste un passage, qui est donc en fait une citation qui dit ceci : “Il y a trois sortes de violences. La première, mère de toutes les autres : c’est la violence institutionnelle. Celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations. Celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans les rouages silencieux et bien huilés. La seconde, est la violence révolutionnaire qui naît de la volonté d’abolir la première. Et la troisième est la violence répressive qui a pour objet d'étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui en engendre toutes les autres. Il n’y a pas pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde en feignant d’oublier la première qui l’a fait naître et la troisième qui la tue”. Donc c’est un Brésilien qui était évêque catholique qui avait eu cette formule. Et je la trouve extrêmement intéressante puisqu’en fait, on peut opposer à la violence des gilets jaunes, la violence répressive des policiers. On pense tous à l’image du Burger King par exemple. Ou des personnes ont été rouées de coups à l’intérieur alors qu’elles ne représentaient aucun risque pour les policiers. Donc on est dans une violence excessive. Et puis, il y a aussi cette question autour de où est la légitimité ? Où est la légalité ? Ce sont deux notions différentes et moi en tant que magistrate ça m’intéresse beaucoup, en tant que citoyenne aussi. Et donc on peut avoir une violence qui peut-être légale. Mais qui en fait vise à écraser une violence institutionnelle qui est cette casse des services publics, cette humiliation de “ceux qui ne sont rien” selon la formule consacrée récemment… Et je voulais ajouter à cette dimension de violence institutionnelle, une autre violence, cette violence systémique dont nous venons de parler autour des violences policières et à d’autres types de violences que je voudrais aborder à travers les deux essais que j’ai amenés également. 

Agathe le Taillandier : Donc c’est une bonne manière pour nos auditeurs et nos auditrices de rentrer dans ces problématiques là qui sont assez théoriques. Mais à travers des personnages, une histoire, un récit.

Magali Lafourcade : Il n’y a pas de romanesque ajouté pour faire sensationnel. On est dans quelque chose d’assez pur. Parce que la réalité dépasse souvent la fiction. Et là je pense qu’il n’a pas voulu forcer le trait dans un genre fictionnel qui voudrait faire du sensationnel. On n’est pas du tout là dedans. 

Agathe le Taillandier : Il y a une phrase qui est très forte dans le roman. Je cite “le pays était devenu violent, sous l'œil complice de ses institutions”. De quelles institutions il parle, là, concrètement ? 

Magali Lafourcade : Eh bien c’est tout le hiatus sur cette violence. Est-ce que, parce que les citoyens, d’abord dans les “quartiers difficiles” et puis après ceux qui ont eu du mal à boucler leurs fin de mois, ont finalement ressenti une violence. Ils sont allés manifester Il y a donc cette violence répressive qui est venue pour faire taire cette violence un peu insurrectionnelle. Et donc, quand on parle de cette violence en lien avec les institutions, c’est finalement la police, et aussi dans une certaine mesure la justice ont donné à voir qu’elles étaient comme remparts pour protéger les institutions. Alors qu’elles sont là au service de la population. Et donc, il est inacceptable d’avoir des gardes à vue préventives quand vous voulez aller manifester. Il est inacceptable d’avoir des restrictions aussi fortes aux droits et libertés. Donc je crois que, on a glissé vers une police qui était l'avant-garde de la protection des institutions. Il est décrit un moment assez cocasse. Donc on a su après que c’était vrai. A savoir qu’il y a eu un moment d’angoisse au plus haut sommet de l’Etat puisqu’il s’agissait de voir si l’on pouvait exfiltrer Emmanuel Macron pour éviter que le Palais de l’Elysée soit envahi et qu’il soit attaqué dans sa personne. Ce qui serait vraiment dramatique. Mais donc, il y a eu vraiment un moment de flottement très grave au sommet de l’Etat. Et à partir de là, les institutions ont voulu se protéger quitte à ce qu’on change de doctrine de maintien de l’ordre, qu’on aille au contact et donc à la casse. Et c’est pour ça qu’il y a eu autant de dégâts faits sur la population. Je ne nie pas bien sûr les violences des casseurs et des black blocs au sein des cortèges. Mais je crois que la demande des gilets jaunes avait quand même de nombreuses dimensions très légitimes. Demander plus de démocratie. Demander à avoir un salaire décent. C’est quand même quelque chose qui est tout à fait naturel. Et il faut pouvoir exprimer cette colère-là. 

Agathe le Taillandier : Et ce moment de flottement que vous décrivez à l’Elysée, il est raconté dans le roman de David Dufresne ? 

Magali Lafourcade : Il est raconté dans le roman de David Dufresne. Et celui-ci a été interviewé par la suite, où on lui a demandé si c’était vrai cet élément-là. Et il a dit que oui, tout à fait, qu’il avait eu des sources qui lui avaient confirmé. Et ça n’a pas du tout été contredit. Il y avait un hélicoptère qui était prêt à décoller. On peut comprendre que quand il y a des manifestants s’approchent, c’est très compliqué d’aller à l’Elysée. Parce que c’est fermé par une grille tout autour. Mais en réalité, quand il y a énormément de monde, tout ça, toutes ces grilles sautent. 

Et ça m’a fait aussi penser au roman 1984 de George Orwell. Où le Ministère de l’Amour, qui s’occupe de la loi et l’ordre, est grillagé. Quand vous approchez de l'Elysée, il y a effectivement une barrière tout autour. Et donc, c’est grillagé avec des gardiens qui sont  habillés de noir, avec des casques etc. Aujourd’hui on a tellement une robocopisation des forces de l’ordre que j’avais trouvé qu’il y avait un parallèle entre ce Ministère de l’Amour qui est en fait un Ministère de la loi et de l’ordre. Et de l’Elysée qui s’est bunkerisé en fait, à cette occasion. 

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Agathe le Taillandier : Effectivement, vous avez aussi choisi de nous parler de 1984 de George Orwell. Donc c’est une référence classique dans les romans d’anticipation. Alors, est-ce qu’on est vraiment en train de plonger dans la dystopie de 1984 ? Là nous avons tous très très peur de votre réponse ! On vous écoute

Magali Lafourcade : Alors non puisqu’on décrit quand même un Etat totalitaire. Mais il y a des éléments qui m’ont fait vraiment réfléchir… Puisque, d’abord, il y a cette histoire de novlangue qui est mise en lumière dans cet ouvrage. Il faut rappeler, quand même, le processus d’écriture. Parce que c’est toujours, c’est jamais neutre quand un roman sort. George Orwell écrit ce roman en 1949. Il meurt en 1950. Il est atteint d’une maladie très grave. Et, il est confiné en fait. Et donc il écrit, il imagine cette société totalitaire, de surveillance massive ou généralisée, qui est fondée sur la culture de la peur, alors qu’il est lui-même dans une situation qui ressemble un peu à notre angoisse existentielle autour de notre santé et dans cet enfermement là. Donc j’ai trouvé que c’était aussi cela qui était intéressant comme parallèle. Alors sur la novlangue, le slogan du parti - qui est décrit par l’auteur - c’est “La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force”. Et là aujourd’hui, on a, dans le discours politique, l’idée que le droit à la sécurité c’est un droit de l’Homme alors que pas du tout ! Le droit à la sécurité est l’une des composantes de l’ordre public. C’est le droit à la sûreté qui est un droit de l’Homme. Le droit à la sûreté, c’est que vous en tant que citoyen.ne, vous ne risquez pas, arbitrairement, d’être incarcéré.e. Et donc, on renverse complètement la notion en faisant du droit à la sécurité, la protection. Et j’ai trouvé que ça faisait écho à “la guerre c’est la paix” bin voilà  : La sécurité c’est la protection. En fait non, la sécurité c’est juste un moyen d’exercice paisible de ses libertés. 

Ensuite, ce que j’ai trouvé très intéressant, c’est la police de la pensée. L’article 24, de la proposition de loi sur la sécurité globale crée un délit intentionnel. C’est à dire qu’il faut avoir un but malveillant, qui n’est pas défini par des caractéristiques particulières. Par exemple, le fait de donner des indications sur l’endroit où les enfants des agents de police vont à l’école, ce genre de chose qui serait légitime. D’avoir un but malveillant, on ne sait pas ce que ça veut dire. Et donc, on est aussi dans une police de la pensée : vous avez voulu avoir un but malveillant en diffusant telle ou telle image. Et cela, ça m’a aussi fait penser au livre de George Orwell. 

Et puis, il y a évidemment la société panoptique. Puisque vous ne savez pas quand Big Brother vous regarde. Vous ne savez pas quand les hélicoptères - puisqu’à l’époque George Orwell n’avait pas imaginé des drones - s'approchent de vos fenêtres. Avec les télécrans, les patrouilles d’hélicoptères, ça rappelle les caméras piétons, les caméras de surveillance et bien sûr les drones qui peuvent être couplés à une reconnaissance faciale. Et donc ça donne l’idée que comme vous ne savez quand est-ce que vous êtes entendu, quand on se branche sur votre ligne, ou quand vous êtes regardé, et bien vous êtes dans une peur. Or, je trouve qu’aujourd’hui, la peur est ce qui est utilisé dans la communication politique : n’allez pas manifester parce que vous êtes malade. N’allez pas manifester parce que vous vous faites les complices des casseurs. Ça c’est ce qu’on a entendu pendant la période des gilets jaunes. N’allez pas exprimer trop de choses parce que vous allez tomber sous le coup de la loi si vous êtes sur Internet. Alors que tout l’arsenal juridique permet d’empêcher la haine en ligne et qu’il n’est juste pas utilisé ou pas suffisamment utilisé. Donc c’est pour ça que j’avais trouvé qu’il y avait vraiment des points de convergence assez intéressants. Bien sûr, la société décrite par George Orwell n’a rien à voir avec la nôtre mais il y avait ces éléments là qui me paraissaient intéressants. 

Agathe le Taillandier : On assisterait donc à un glissement vers un État autoritaire plus qu’un État totalitaire ?

Magali Lafourcade : Ah oui ! Pour moi on n’est pas du tout dans un État totalitaire ! On est dans un glissement autoritaire avec une hypertrophie d’un exécutif qui décrète des états d’urgence de manière très régulière pour des longues périodes. Enfin, il faut se souvenir d’un ministre, quand même récemment, qui avait eu un coup de colère en disant dans l’hémicycle, aux députés, qu’ils n’ont qu’à sortir s’ils ne veulent pas entendre ce qu’il a à dire. Alors que c’est lui qui est contrôlé ! C’est le gouvernement qui est contrôlé par le législateur. Et donc il s’énerve, pourquoi ? Parce que les députés avaient souhaité réduire la durée de l’état d’urgence sanitaire pour pouvoir refaire un débat démocratique avant une éventuelle prorogation. Et ça, ça lui a paru manifestement insupportable. Ça dit beaucoup de cette confiance que l’exécutif a en lui-même et en son hyperpuissance. 

Agathe le Taillandier : Donc on peut lire et relire 1984 de George Orwell. Et puis le laisser au programme des lycées parce qu’il est souvent étudié. Moi je sais que je l’avais découvert jeune lycéenne On est peut-être un peu jeune pour tout comprendre. Mais je trouve en tout cas, dans ce contexte-là, c’est un texte qu’il faut lire et qu’il faut étudier. 

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Vous nous proposez aussi une ouverture qui m’a un peu surprise. Parce qu’on partait, dans notre échange, de la question de l’autoritarisme, de la dérive sécuritaire de l’État et vous aviez envie de parler de deux textes qui interrogent plus une violence systémique envers les femmes et les enfants. Et donc cela signifie que vous liez en fait, la question de la violence étatique à celle de la violence faite aux femmes et aux enfants. 

Magali Lafourcade : Oui en fait, je voulais un peu ouvrir la perspective en abordant de façon plus large. Cette violence institutionnelle pour moi, elle ne suffit pas pour rendre compte de tous les phénomènes. Je pense qu’il faut aussi parler de violences systémiques : qui seraient à la fois une violence institutionnelle et une violence sociétale. 

Agathe le Taillandier : Qu’est-ce que vous appelez violences systémiques ? Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Magali Lafourcade : Ça serait une violence qui est tellement ancrée, qu’elle relève du système. Mais dans une dimension qui n’est même plus questionnée. C'est-à-dire que la violence institutionnelle, on peut la ressentir, la critiquer, la contextualiser. Et en tout cas l’identifier. Les violences systémiques sont beaucoup plus difficiles à identifier puisqu’on a toujours tendance à penser le problème par une entrée de l’individu qui commet quelque chose. Par exemple, le policier qui commet un acte “avec ses passions, ses faiblesses, ses imprudences. Selon la formule consacrée de Laferrière. Et donc d’individualiser. Comme quand on parle de brebis galeuse etc. Quand on parle de violence systémique en fait on cherche ce qu’il y a dans l’architecture du système qui permet à cette violence de se déployer et parfois de ne pas même être conscientisée par les victimes qui la reçoivent. 

Agathe le Taillandier : C’est donc aussi pour ça que vous avez choisi de nous parler de deux essais contemporains dont King Kong Théorie dont on a déjà parlé dans Le Book Club et qu’on aime particulièrement. Pourquoi vous avez choisi King Kong Théorie et en quoi, pour vous, il éclaire cette violence systémique dont vous venez de me parler ? 

Magali Lafourcade : Quand je l’ai lu, je l’ai lu récemment, j’ai pas pu m’en défaire tellement dès les premières lignes j’ai senti que ce livre allait en quelque sorte changer mon regard sur le monde. Et, elle fait un lien très intelligent aussi avec toute la société capitaliste, avec cette idée de domination, d’exploitation. Et elle parle beaucoup du genre. Donc j’ai trouvé qu’elle expliquait aussi très bien les mécanismes de sidération qui sont maintenant très documentés dans la littérature scientifique. Quand une femme est agressée, au lieu de s’en défendre. Parce que beaucoup de femmes sont aussi costaudes que beaucoup d’hommes. Elles sont sidérées. Hors ça, le législateur n’est pas capable de prendre en compte puis que la définition du viol dans notre droit n’est pas basé sur le consentement, elle est basée sur des réactions. Donc il faut qu’il y ait une menace, contrainte ou surprise. Donc ce sont des réactions de la victime, qui doit se débattre. Et à partir du moment où une victime se laisse faire, il est quasiment impossible de pouvoir caractériser le viol. Donc on a une définition légale, qui pour moi, manque de légitimité puisqu’elle protège les agresseurs sexuels. Et c’est pareil pour d’autres infractions qui sont du même registre. Donc c’est pour ça que j’avais trouvé que c’était extrêmement bien, extrêmement puissant. Parce que c’est un récit personnel et elle fait une analyse qui m’a ouvert les yeux sur beaucoup de choses. 

Agathe le Taillandier : Et je trouve, c’est une idée qui me traverse l’esprit. Vous me direz, vous allez peut-être trouver ça exagéré. Mais aussi, cette toute puissance donnée à la police en ce moment et à travers cette loi c’est aussi continuer à asseoir une société hyper patriarcale. Qui revendique la violence comme un droit.

Magali Lafourcade : Alors en fait, c’est même pire que ça ! Puisqu’il ne s’agit pas de violence mais il s’agit de recours à la force. Donc on ne veut même pas parler de violence légitime ou illégitime : c’est pas de la violence. C’est normal. Donc il y a une normativité du recours à la force. Et ce que je trouve très intéressant dans cet essai de Virginie Despentes, c’est qu’on voit ces mécanismes de banalisation et de normalisation de la violence dans la construction des masculinités. Ça me ramène à George Orwell, Big Brother, c’est un homme. C’est pas Big Sister ! C’est forcément un homme. Et on sait à quel point, pour les victimes de violences sexuelles, il est très difficile d’aller à la police. L’accueil des victimes est très difficile. Donc même s’il y a aussi des violences qui sont commises par des femmes sur des femmes, ou par des femmes sur des hommes, l’essentiel de violences sexuelles sont commises par des hommes sur des femmes. Même s’il y a beaucoup de violences commises par des hommes sur des hommes. Et donc, le fait d’aller rendre compte de tout ça à la police, c’est déjà un moment très difficile parce que vous devez aller dans l’antre des masculinités. Puisque même s’il y a des femmes dans la police, on est quand même dans une construction des habitus professionnels qui sont autour de la masculinité. 

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Agathe le Taillandier : Alors on va conclure avec le dernier essai que vous avez apporté, dont vous aviez envie de nous parler. Ça s’appelle Le Massacre des innocents, les oubliés de la République de Michèle Créoff et Françoise Laborde qui est paru en 2018. C’est un manifeste contre les violences familiales et d’Etat. Qui sont donc commises sur les enfants. Est-ce que vous pouvez nous dire pourquoi ce choix ? Et qu’est-ce qu’il raconte par rapport à la discussion qu’on a depuis le début ?

Magali Lafourcade : Michèle Créoff est une très grande spécialiste des droits de l’enfant et Françoise Laborde est une journaliste très connue. Elles ont voulu faire ce manifeste. Ça a été vraiment un pavé dans la marre. Le but, en fait, était d’aborder un sujet qui est devenu complètement tabou et qui pour moi, révèle, à quel point le système est ancré dans nos esprits. C’est à dire qu’on a progressivement, sous l’afflux des campagnes des féministes commencé à parler des violences conjugales, qui avant étaient considérées comme la sphère privée. “Les femmes n’ont qu’à partir”. On avait tous ce discours là. Maintenant on parle d’emprise. Et on parle aussi de féminicide. Et ça ce terme là, il n’y a pas si longtemps - alors qu’il existe dans les travaux de l’OMS depuis très longtemps - il y a pas si longtemps en France, on ne pouvait pas employer le mot féminicide sans que les interlocuteurs ricanent en fait ! Et on a densifié cette notion et installé dans le débat public. Mais on ne parle quasiment jamais des infanticides. Ou on n’en parle que sous l’angle du fait divers, de l’exceptionnalité, de quelque chose qui se passe la faute à pas d’chance. Alors qu’en réalité, il y a un façonnage de la violence, une structuration de la violence, de la maltraitance qui est tout à fait documentée et qui permet de rendre compte en fait de ce qu’il se fait sur le nombre d'enfants qui décèdent par an. Et on est dans des chiffres énormes Et on n’en parle jamais ! Donc il y a pratiquement autant de féminicides en France, que d’infanticide. Donc des enfants qui meurent dans le cadre familial. Il y a très peu d'enquêtes qui sont menées sur ces cas-là, très peu d’autopsies. Et on a des dégâts considérables, avec après des traumatismes extrêmement importants : quand les enfants sont violés, voilà. Ce sont des violences familiales. Mais c’est aussi des violences d’État puisque beaucoup d’enfants sont sous la responsabilité de l’État. Ils sont placés. Et on ne peut pas dire que ce soit une grande réussite quand on voit à quel point - encore cette semaine la cour des comptes a étrillé la politique de protection de l’enfance qui coûte très chère et qui pourtant est très mal menée. Et en tout cas avec beaucoup de souffrance. Donc tout cet argent du contribuable n’est pas orienté comme il le faudrait puisque les résultats sont extrêmement mauvais. 

Aujourd’hui, l’essentiel des personnes que l’on voit à la rue, qui sont SDF, sont des anciens enfants placés. Il faut se rendre compte de la masse de traumatismes que l’on crée dans l’enfance. Et ça, c’est quelque chose est devenu, qui est tellement dans le système, que c’est tabou ! Et c’est pour ça que je voulais en parler aujourd’hui, puisque les enfants doivent pouvoir s’adresser à quelqu’un. Et que cette police n’est pas tellement formée pour pouvoir accueillir la parole de l’enfant. Donc si c’est difficile avec les femmes, vous pouvez imaginer ce que c’est avec les enfants ! Il y a bien sûr des brigades spécifiquement formées, qui font extrêmement bien leur travail. Mais dans le maillage territorial, c’est très difficile pour les enfants d’avoir accès à des numéros d’écoute, d’avoir accès à des professionnels qui vont pouvoir faire remonter les risques. Et on a vraiment quelque chose de totalement loupé dans la protection de l’enfance alors que les enfants, qui sont des êtres vulnérables, on n’en parle quasiment jamais sous cet angle là.

Et je voudrais juste finir sur la crise actuelle que nous vivons avec le Covid. On voit qu’en fait, les enfants sont en première ligne de cette crise. Tous leurs droits ont été bafoués pendant le premier confinement. On les a déscolarisés du jour au lendemain sans émouvoir beaucoup. Ensuite, on n’a pas forcément su bien leur expliquer quels étaient les risques pour eux. On les a visés comme étant source de contamination et après on a découvert qu’ils étaient peut-être moins contagieux et moins contaminants. Et ensuite, il y a eu l’affaire Paty. l’affaire Paty, c’est une violence incroyable pour les enfants. C’est un enseignant dont certains enfants ont désigné qui il était au terroriste. Donc c’est un traumatisme aussi pour les enfants. Et je ne suis pas sûre qu’on ait pris la mesure de ce que ça pouvait être comme retentissement dans l’esprit de ces enfants et comment leur parler de ce qu’il s’est passé. Donc ils ont été en première ligne dans cette crise là. Et ils n’ont pas été au centre de nos préoccupations, loin s’en faut. 

Agathe le Taillandier : On vient donc de parler littérature à travers deux fictions et deux essais. Vous, Magali Lafourcade, comment la littérature vous accompagne de manière plus générale dans votre travail et dans votre quotidien ?

Magali Lafourcade : Alors moi je suis une grande lectrice. Je suis tellement une amoureuse de la lecture que j’ai souvent sur mon étagère quatre / cinq livres que je lis de manière parallèle. Ça me permet d’ouvrir mon esprit, de nourrir ma réflexion. Ça me permet aussi de décrocher des réalités très dures que l’on voit. Parce que quand on travaille dans les droits de l'Homme, on n’est pas du tout dans le monde des Bisounours. On voit des réalités extrêmement graves. On est au contact de ce qu’il y a de plus pathologique dans la société et dans ce que peuvent faire les Etats et les multinationales sur les citoyens. Et donc la lecture, c’est aussi une évasion et un recentrage parfois. Et j’ai tellement de plaisir que j’écris moi-même, en fait, beaucoup. Et pas que des tribunes. Voilà, donc je suis aussi auteur, autrice ! Et j’ai un plaisir inouï à rédiger des textes. 

Agathe le Taillandier : Et on a parlé beaucoup de violence, de choses assez éprouvantes pendant cet entretien. Est-ce que vous diriez quand même que vous avez confiance, vous, en l’avenir et en ce qui nous attend ?

Magali Lafourcade : Ah oui ! Moi je suis négative, pessimiste dans le diagnostique mais extrêmement optimiste dans l’action. Et donc à partir du moment où je me mobilise, d’abord je vois que mon action, bien sûr appuyée sur d’autres, c’est jamais tout seul qu’on arrive à un résultat. Mais je vois le succès au bout des actions. Il n’y a rien qui me rende plus heureuse de me sentir utile. Et j’ai souvent cette phrase de Margaret Mead en tête. Je ne suis pas sûre que je vais réussir à la retrouver in extenso. Mais c’est qu’il suffit d’un petit groupe de personnes volontaire et déterminé pour changer le monde. Et que c’est toujours comme ça que cela s’est passé. Et en fait, quand on regarde en arrière, sur du temps plus long, on voit que c’est toujours comme ça. Il suffit d’un petit groupe déterminé, volontaire, pour changer les choses. Et moi je veux participer à ce moment qui est d’éviter que mon pays que j’aime énormément, décroche vis à vis de ce qu’il a porté pendant plusieurs siècles, c’est-à-dire les valeurs universelles des droits de l’Homme. Je veux éviter ce décrochage et je voudrais que le peuple de France se ressaisisse pour arrêter d’être dans des clivages et des crispations et se retrouve autour de ses valeurs communes. 

Agathe le Taillandier : Merci beaucoup Magali Lafourcade, merci beaucoup, c’était passionnant ! Merci à vous. 

Magali Lafourcade : Merci infiniment ! 

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Agathe le Taillandier : Vous venez d’écouter Magali Lafourcade, elle répondait à mes questions. 

Elle vous recommande quatre ouvrages pour saisir et analyser l’actualité : Dernières sommations, de David Dufresne, paru chez Grasset, 1984 de George Orwell, disponible en folio dans une traduction de Josée Kamoun, King Kong Theory, de Virginie Despentes, au Livre de poche et Le massacre des innocents, de Françoise Laborde et Michèle Créoff.

Magali Lafourcade est magistrate, secrétaire générale de la commission nationale consultative des Droits de l’Homme. 

Maud Benakcha est à l’édition et à la coordination du Book Club, elle a fait le montage de cet épisode et Jean-Baptiste Aubonnet a réalisé le mixage.
Ce podcast est aussi rendu possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditoriale, Marion Girard, responsable de production, Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale et Mélissa Bounoua, directrice des productions.

La deuxième saison de notre podcast Entre est maintenant disponible gratuitement : les enfants Julie et Lucien, sont interviewé.e.s par leur belle mère, la journaliste Brune Bottero.

Bonne écoute et à très vite !

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