Retranscription - Trouver sa voix
Charlotte Pudlowski : J'ai toujours trouvé qu'il y avait un malentendu autour de l'égoïsme. On nous apprend tout petit, toute petite, que c'est un vilain défaut, que ce n'est pas moral, qu'il ne faut jamais se faire passer avant les autres. Mais j'ai toujours été très admirative des égoïstes... Ces gens qui savent dire leurs désirs et les faire passer au premier plan. Il y a quelque chose dans leur manière d'être au monde qui vous autorise vous aussi à penser à vous. Mais c'est un luxe aussi d'apprendre l'égoïsme des désirs, de grandir dans un monde où l'on a le temps et la possibilité de penser à soi. Il y a des familles où l'énergie de chacun doit revenir au groupe parce que le groupe, sans ça, ne survivra pas. Des familles où l'individualisme n'est pas une option. Parce que pour ça, il faudrait déjà que le reste du monde vous respecte et vous entende comme des individus à part entière.
Maureen Wilson : Dans l'épisode d'aujourd'hui, une histoire de famille dans laquelle chacun cherche sa place, sa parcelle de soi. L'histoire de Marina, Suzanne et Tarek au micro de Jeanne-Marie Desnos.
Charlotte Pudlowski : Je suis Charlotte Pudlowski.
Maureen Wilson : Je suis Maureen Wilson.
Charlotte et Maureen : Bienvenue dans Passages.
GENERIQUE
Marina : Mon premier souvenir je suis devant mon père... Il est dans la salle de bain, il se rase. Et je suis intriguée par une prise accrochée au mur et je demande à mon père comment on dit en langue des signes. Et là, il est embêté, il me dit:
"Laisse moi tranquille, tu vois bien que je me rase etc. j'ai une grosse barbe."
Marina : Et j'insiste je dis:
"Papa, comme on appelle en langue des signes?"
Marina : Il montre en fait une paume, la paume de sa main avec le doigt qui, en parallèle, s'accroche contre contre la paume de la main, il me dit:
"Ça veut dire “prise” "
Marina : Alors je répète... et puis il ferme la porte (rires). C'est le souvenir qui me reste vraiment, de façon très précise de mon apprentissage de la langue des signes. Et c'est marrant cette anecdote, parce que c'est comme si ça préfigurait en fait, ce que j'allais faire plus tard, plus grande. Comme si je me branchais à leurs besoins et que je traduisais ce qu'ils ont besoin de comprendre.
Musique
Marina : J'ai grandi dans ce monde du silence parce que je parle la langue des signes avec mes parents. Et nous sommes dans une espèce de bulle, en tout cas, je considère cela comme une bulle, où il y a mes parents, moi et le monde extérieur. À l'école maternelle, aux alentours 3 ou 4 ans, je suis sous le préau, et je vois les enfants jouer autour de moi. Et je m'isole complètement d'eux et il n'y a pas d'interactions. Je suis assise, j'attends la fin de la récré et je vois ma mère à la fenêtre - l'appartement donnait sur l'école, et elle me fait des grands signes, elle me dit "Mais va jouer" - en langue des signes, "va jouer avec les enfants!" Et je lui dis:
"Non, maman, je reste là, je suis bien
Mais vas-y s'il te plaît, fais moi plaisir!
Mais non, non, non, ça va, tout va bien."
Marina : Alors je reste toute seule, dos au mur et la cloche sonne. Et c'est la fin de la récré. Je rejoins le groupe d'enfants et je ne parle pas avec eux en fait. Vraiment pas.
Virgule musicale
Marina : Je rentre au CP. La maîtresse dit à mes parents:
"En fait votre fille, je pense qu'elle a un problème, il faut vraiment qu'on puisse vérifier si elle n'est pas sourde comme vous."
Marina : On m'envoie voir un spécialiste, donc un ORL. Je suis dans une cabine avec un casque posé sur les oreilles et je vois défiler des images. J'entends les mots à prononcer, je ne les prononce pas. Et je vois très bien aussi une image de lapin passer avec des yeux rouges... que je trouve très moche d'ailleurs. Et le mot lapin résonne à mes oreilles. Et je ne parle pas. Et je sors de cette cabine et je me retrouve devant l'ORL, son bureau, elle en face. Mes parents à côté, mon père debout, ma mère assise et elle me montre des images. L'une de ces images, c'est une grue. Elle me dit:
"Mais vas-y, dis moi, qu'est ce que tu vois?"
Marina : Je ne parle pas. Alors mon père à côté il me dit en langue des signes, ma mère elle me dit:
"Mais vas-y parle! Qu'est ce que tu attends? Mais vas-y parle!"
Marina : Et je ne parle toujours pas. Mais je me sens tiraillée intérieurement. Et cet homme qui me regarde de façon intense et qui veut quelque chose de moi que je refuse de lui donner. Et mes parents en même temps, qui me poussent à parler et j'ai peur de les décevoir. Et à un moment donné, il y a une telle pression en moi que je prononce le mot "cru" au lieu de lire le mot "grue". Et tout le monde, voilà, est content. Elle s'illumine., l'ORL, elle est soulagée. Mes parents applaudissent. Mon père me tend son pouce pour dire "C'est bien, bravo ma fille!" Et c'est la preuve que j'entends. Et pour moi, c'est le début de la galère.
Suzanne : Marina parle... Enfin, on sent qu'elle parle un peu, qu'elle essaye. Elle ne parle pas très bien. On sent qu'elle est un peu en retard. Il faut dire que moi, j'ai la voix d'une personne sourde alors elle reprend ma voix aussi. Et c'est à ce moment-là que les séances à l'orthophoniste commencent. Elle apprend à articuler, à faire des phrases et l'orthophoniste me rassure, me dit qu'il n'y a pas de problème notoire. C'est vrai que c'est une enfant qui ne bavarde pas beaucoup. Elle est toujours dans son coin.
Marina : En CP, j'intègre un monde qui m'est inconnu, celui des entendants. Même si j'entends, je me considère comme sourde. Et là, on me dit mais
"Maintenant, il faut que tu intègres le monde des entendants. Tu vas parler comme les entendants. Et maintenant, tu as oublié tout ce que tu as appris."
Marina : Et pour moi, c'est un choc en fait, et ce choc il a été d'autant plus fort lorsqu'une petite copine... En sortant de l'école un soir, ma mère vient me chercher, je parle langue des signes avec ma mère. Elle vient me voir, elle me dit:
"Mais qu'est ce que dit ta mère?"
C'est simple c'est... t'as bien vu ce qu'elle a dit?!
Non, je n'ai rien compris…”
Marina : J'ai l'impression que tout le monde parle la langue des signes. Personne ne parle langue des signes! Je suis seule à parler cette langue avec mes parents, et là, je vois la différence. Je vois la singularité de mes parents. Je vois que mes parents, à ce moment là, sont complètement différents. Et là, je ressens encore plus de solitude.
Marina : Je ne connais pas les règles, je ne connais pas les coutumes, je ne sais pas comment me comporter. Il faut que je parle, je ne sais pas quoi dire. J'écorche les mots. C'est quatre ans d'orthophonie où j'apprends vraiment à ne plus écorcher les mots, à prononcer avec les bonnes syllabes, les bonnes lettres. Et ce n'est pas sain pour moi, cet apprentissage là. J'apprends la langue des signes qui a une façon d'être, d'exprimer à travers le langage corporel... Les mains qui donnent un sens... En langue des signes, on ne conjugue pas les verbes. Il faut que j'apprenne une autre langue, pour moi, le français, c'était comme si j'apprenais une langue... Avec sa grammaire, son orthographe... Tout me semble complexe, tout ce qui me semble compliqué. Je suis beaucoup plus à l'aise en langue des signes qu'à l'oral. Je ne vais pas rajouter de problèmes à mes parents, je ne veux pas être une source de problèmes donc je dis que tout va bien.
Suzanne : Parfois, ma sœur et mon frère venaient à la maison, mais je n'étais pas là, donc il me laissait un papier sur la porte pour me faire part de leur visite et qu'ils s'étaient déplacés pour rien, c'était bien dommage. Et du coup, ma sœur m'a convaincue d'aller acheter un téléphone parce que c'était quand même bien pratique pour me contacter. Je pouvais entendre le téléphone quand il sonnait. Je demandais quand même les services de Marina pour qu'elle puisse communiquer avec la personne.
Marina : J'ai six ans quand le téléphone arrive à la maison. Un jour, mon père rentre à la maison, mes parents sont dans la cuisine. J'assiste à leur discussion en langue des signes et je sens et je vois qu'il y a un problème.
Suzanne : Le patron de Tarek tarde à verser son salaire. A chaque fois, il y a un énorme retard, nous, on a besoin de vivre. On a quand même des enfants, on doit nourrir les enfants et ils ne nous payent pas. Moi, j'ai peur à ce moment là quand même.
Marina : Ma mère signe à mon père:
"Quand est ce qu'on va recevoir le salaire? Ça fait déjà plus de dix jours qu'on ne l'a pas reçu..."
Marina : Et je vois que je peux intervenir. Je propose à mes parents d'appeler le patron puisque dans la conversation, je vois qu'ils hésitent. Ils me posent la question si je peux être capable... Et moi je saute sur l'occasion, je leur dis oui, je suis capable de le faire. Alors que je suis morte de trouille, mais je suis capable, je suis sûre que je suis capable. Donc je leur propose de le faire. Ils hésitent, ils me disent:
"Non tu es trop petite!"
Marina : Et il se passe un petit moment avant qu'ils acceptent. Et là, ça y est. Les jeux sont faits, je dois y aller. Je compose le téléphone. C'est un téléphone avec des... à roues- j'appelle ça "à roues". Et je compose le numéro, et je tremble... Et là, il y a la grosse voix du patron de mon père, qui est yougoslave, il a une grosse voix il dit:
"Allô?!"
Marina : Et là, j'ai perdu mot et je ne sais plus quoi dire. Et j'ai dit:
"Mais... Je suis la fille de Tarek
C'est pour le salaire?
Oui, c'est pour le salaire. Papa voudrait savoir quand il va recevoir le salaire.
Tu diras demain. Demain, il recevra, demain.”
Marina : Et il raccroche. (rires)
Suzanne : C'est vrai que ça fait bizarre qu'une petite fille de son âge appelle le responsable de mon mari. C'est vrai que ça fait un peu mal au cœur. C'est vrai qu'elle est petite et que c'est moi l'adulte, et c'est vrai que ça n'a pas été facile pour moi. Je me suis sentie un peu... un peu responsable. Ce n'était pas facile, mais elle l'a fait, et deux jours après, le patron a enfin versé le salaire à Tarek.
Marina : Et en fait, je tremble de tout mon être tellement c'était quelque chose qui me faisait peur et je me suis surpassée. Et en plus, j'ai réussi ma mission dans le sens où j'ai pu obtenir la réponse qu'attendaient mes parents. C'est quelque chose qui a une révélation pour moi. J'ai trouvé le moyen de pouvoir faire le lien entre le monde des entendants et le monde des sourds. Et je sais comment concilier les deux: en étant l'interprète, la traductrice pour mes parents. Être leur voix et leurs oreilles aussi. Et là, c'était le début... pour le reste.
Virgule musicale
Marina : En CE1 j'ai une jeune maîtresse qui s'appelle Mme Blois. Une femme toute sèche, on dirait une pomme séchée, je dirais même que c'est une momie tellement elle est sèche. Et elle est très sévère. Sa particularité, c'est qu'elle félicite les bons élèves en donnant des coquillettes à mettre dans un verre en plastique et à chaque mauvaise réponse, elle enlève des coquillettes. Et je cumule dans mon cahier de liaison les mots de la maîtresse... sur peut-être ma façon de travailler en classe qui n'est pas suffisante. Et j'ose pas montrer ces mots à ma mère. Et à chaque fois, j'oublie. J'oublie de lui dire, j'oublie de montrer. Mais il se passe du temps et je cumule les mots de la maîtresse. (rires) Je la détestais cette maîtresse à me forcer à aller voir ma mère pour faire signer ces mots.
Marina : Elle convoque ma mère et elle montre le cahier en disant:
"C'est quoi? Pourquoi vous ne signez pas... Vous signez pas les mots?
Marina : Et ma mère qui me regarde avec un air en colère:
"C'est quoi ce mot? Pourquoi? Tu travailles mal à l'école?! Et pourquoi tu ne l'a pas montré?"
Marina : Et je traduis ça en plus. Je traduis ça, je traduis ce que dit cette maîtresse, j'ai traduit la déception de ma mère et je me sens triste et perdue... et pas comprise et mise en faute aussi, sur quelque chose qui n'était pas grave. Donc pour moi, ça va renforcer le fait que je ne suis pas du tout suffisante, pas à la hauteur, et qu'on me forçait à être entendante et que je ne le serai jamais! Parce que malgré tous mes efforts, je ne serai jamais.
Virgule musicale
Marina : Je rentre en CM1 et là, c'est la révolution dans ma vie parce que je tombe sur un professeur qui s'appelle Thierry. Je ne le sens pas du tout agacé, frustré si je comprends pas tout de suite, il est patient. Il me ré-explique quand il le faut. Et ce qui change aussi, c'est que lorsqu'il va convoquer ma mère, tout se passe bien avec elle. Il la convoque juste pour faire un point sur mon parcours scolaire. Il n'a pas besoin de moi pour traduire. Moi, spontanément, je vais me proposer, il me dit:
"Non, toi tu... ça ne te concerne pas. Je vais parler à ta mère directement."
Marina : Quand il dit parler à ma mère, c'est en face à face, en articulant bien. Elle est capable de lire sur les lèvres et aussi, elle s'exprime. Elle s'exprime avec sa voix, de sourde qu'elle n'entend pas, ou elle entend juste un tout petit peu parce qu'elle porte un appareil aussi, mais qu'elle ne porte pas souvent parce que ça la gêne. Elle entend des petits bruits, des voix. Mais elle a une difficulté à s'exprimer, à se faire bien comprendre, à bien prononcer les phrases. Ce n'est pas tout à fait simple à la comprendre si on n'a pas l'habitude. Et Thierry, lui, la comprend bien, en tout cas, prend le temps de la comprendre. Il n'a pas besoin de moi pour traduire et c'est pour moi quelque chose dont je n'ai pas l'habitude, parce qu'il faut tout le temps faire l'intermédiaire. Et là me dit:
"Non, on n'a pas besoin de toi et ça ne te regarde pas."
Marina : Du coup, moi, ça me met un peu en colère.... quand même... je trouve ça pas normal quand même qu'on ne me sollicite pas. Et en même temps, ça me fait un bien fou, qu'il me considère enfin comme une enfant comme les autres.
Virgule musicale
Marina : C'est la première fois de ma vie en tant que petite fille ou je prends plaisir à être à l'école. Et à ce moment-là, mes notes décollent aussi. J'apprends les codes du monde des entendants en regardant beaucoup la télé. Ça se passe à travers les films. Ça passe à travers une série qui me regardait beaucoup, c'était Dallas - des séries, Dallas, Dynastie, Les feux de l'amour, et les reportages que je traduis à mes parents. Le rituel du 20 heures. Je suis entre la télé et mes parents et j'écoute. Les entendants parlent beaucoup, et moi, je traduis en raccourcissant l'information. Je crois que le monde, tel qu'il s'exprime à travers la télé, s'exprime aussi en réalité. Et donc, si je regarde beaucoup la télé, c'est pour mieux comprendre ce qui se passe pour de vrai. La façon d'être, de parler.... Donc je singe tout ça. Et parfois il y a des quiproquos où quand je vais à l'école, j'utilise exactement les mêmes mots que j'ai entendu dans une série télé.Par exemple c'est:
(très fort) "Georges, j'ai soif!!"
Et pour exprimer le fait que j'ai soif à l'école je dis:
(sur le même ton) "Hélène, j'ai soif!!"
Marina : (rires) Et je ne sais pas pourquoi pas c'est de cette façon dont il faut parler pour se faire comprendre. Et je vois les autres, mes camarades, qui me regardent avec des grands yeux et qui se disent "mais qu'est ce qu'il lui prend?" (rires) Et je me sens vraiment très con.
Marina : En CE2, j'avais une petite camarade qui s'appelle Hélène, qui avait été l'héroïne d'une comédie musicale qui était montée par l'école. J'étais jalouse parce que c'était une fille populaire et que lorsque Thierry en CM1 me propose de faire une comédie musicale autour de l'histoire d'une jeune femme écrivaine qui produit des livres à succès, mais qui ne se sent pas comprise et qui se sent seule, je me porte candidate en fait. Je me dit "mais je suis capable". Alors je me mets déjà à chanter toute seule. Chez moi, chez mes parents, dans la voiture, quand on va faire les courses... Je me dis que ma voix est vraiment pas mal en fait!
Marina : On passe les tests. On est quelques unes à passer, dont Hélène. J'ai eu le plaisir qu'il me choisisse. Et là, c'était le kiff (rires). Hélène qui me regarde avec des gros yeux et moi qui était le centre d'intérêt de tout le monde. Pendant ces deux ans, je devais être celle qui porte la voix, ma propre voix et qu'on trouve ma voix jolie et que ça ait de l'intérêt! À partir de là, je commence à me dire que j'ai de la valeur. Je suis intéressante, je ne suis pas si nulle que ça.
Marina : Le dimanche, on va souvent chez la famille, on est invités chez des oncles et les tantes. Et là, cette fois ci, c'est mes parents qui invitent. Ce jour-là, ils sont très actifs. Ils sont très actifs, voir si tout va bien, si tout le monde va bien... Ils préparent le repas... Donc tout le monde est assis autour de la table et les oncles et tantes parlent entre eux.
Suzanne : On est tous ensemble. Et moi, je passe mon temps à demander à ma famille:
"Qu'est ce que vous dites?"
Suzanne : Et toutes leurs réponses sont courtes.Pfff. Je vois bien pourtant qu'ils parlent, qu'ils prennent le temps de communiquer ensemble, mais moi, j'ai envie de savoir ce qu'ils se disent! Et à chaque fois qu'on me répond, c'est toujours... C'est toujours très succinct. Mais bon, ça a toujours été comme ça.
Marina : Et moi, ça m'énerve. Ça m'énerve. Ils sont exclus de la conversation, déjà ça m'énerve. Et je prends la situation en main. Je prends des bribes de conversation de ce que disent mon oncle et ma tante et je leur retraduis. Un tel dit ça, l'autre dit ça. Et ils commencent à poser des questions. Donc du coup, je commence à pouvoir faire le lien entre les membres de la famille, en sachant que du côté de ma mère, jamais personne n'a appris la langue des signes.
Suzanne : Ma sœur Nadine s'est intéressée quand même à la langue des signes. Elle apprenait quelques signes comme ça, de temps à autre, puis elle les oubliait, mais au moins, elle faisait l'effort. Mais bon... Ce n'était pas non plus parfait. Mon frère Marcel, il n'avait aucune patience avec moi. Ça n'a jamais été facile. Il s'énervait, dès que je le faisais répéter, je lui disais:
"Beh oui je suis sourde, qu'est ce que tu veux que je fasse?! Toi aussi tu dois faire des efforts et t'adapter!"
Suzanne : Mais il rechignait...C'était compliqué.
Marina : Et en fait, ils ne se comprennent pas du tout, quoi. Elle s'énerve. Et puis elle se lève et elle s'en va. Et ma mère qui me dit à ce moment là:
"J'en ai marre d'être sourde. C'est dur d'être sourde, de ne pas se faire comprendre. C'est compliqué, même avec sa propre famille..."
Marina : Et moi, ça me déchire le cœur de voir qu'elle pense ça. C'est jamais reposant les repas de famille. Je les redoute et je ne les aime pas. Et je suis contente quand ça se termine parce que... je vais pouvoir retrouver ma chambre et trouver la tranquillité et du calme. Je réponds aux besoins de mes parents avant de faire ce qui me fait plaisir. Par exemple si j'ai envie de me reposer, je ne me repose pas. Si ma mère me demande quelque chose en me disant que ce n'est pas pressé, c'est pas grave, je suis au taquet, j'y vais! Je voudrais prendre du temps pour moi, mais je ne le fais pas. Je me refuse à le faire. Je sais bien que je n'ai pas la vie des autres enfants de mon âge. Je me sens à des kilomètres.
Suzanne : C'est vrai que ça me gêne un peu de la solliciter beaucoup. Ben oui, c'est pas facile comme un gamin de s'occuper de deux choses de grandes personnes. C'est un âge où elle avait quand même envie et besoin de fréquenter des enfants de son âge. Donc, oui, peut-être un peu de culpabilité à la solliciter aussi souvent. C'est pas ça faire un enfant, c'est l'aider à grandir, c'est l'éduquer, la pousser à voyager, lui faire passer de bonnes vacances donc oui, c'est vrai que bon... À plusieurs reprises, j'ai eu les larmes aux yeux quand même de la situation qu'on était en train de vivre.
Tarek : Oui c'était lourd pour elle. Elle avait vraiment un poids sur les épaules. Ce n'était pas juste... Ce n'est pas juste, je le savais ça! Mais j'avais du mal avec le français écrit, pour communiquer ce n'était pas facile pour moi. Elle, elle était entendante et du coup, moi, je pensais plutôt demander à la famille de Suzanne. Mais Suzanne n'était pas toujours d'accord. La famille... on ne voulait pas gêner la famille, on ne voulait pas les embêter. Donc qu'est ce qu'on pouvait faire? Qu'est ce qu'on pouvait faire? Il n'y avait personne pour nous aider.
Marina : Je ne parle jamais de ma situation. De tout ce que je fais pour mes parents. De ma double vie. J'ai peur qu'on juge mes parents incapables de nous élever, mon frère, ma sœur et moi. Alors qu'ils sont tout à fait capables en tant que parents... On a des règles à respecter, on leur doit obéissance, on... Ils jouent leur rôle de parents. Ils nous éduquent, ils nous élèvent avec ce qu'ils peuvent, mais ils se débrouillent bien! Il y a cette peur que si j'en parle, c'est qu'on leur enlève la responsabilité de parents et qu'on nous place. J'avais cette peur horrible. Donc, je n'en parlais pas non plus pour ne pas susciter des suspicions, ou de doutes. Plus on se fondait dans la masse, moins on faisait de bruit, mieux, c'était. Je passe du collège au lycée et je me rends compte qu'il y a vraiment quelque chose qui n'est pas normal. En fait, je vois mes camarades vivre autrement et je vois que dans notre famille, on vit autrement et que moi, j'ai une responsabilité qui est assez énorme. Je suis fatiguée, il y a des moments où je sèche les cours aussi pour me reposer. Je salue vraiment les moments de pause aussi quand je suis en heures creuses, où on n'a pas cours. Je m'enferme quelque part et je profite de ce moment là pour me reposer ou dormir contre mon sac, près du chauffage.
Virgule musicale
Marina : Je ne me mets pas en colère devant eux. Je me refuse à ça. Et je m'enferme dans la chambre, et quand je sens la colère monter, je prends un oreiller, je le plaque contre la bouche et je.... et je crie quoi....pour évacuer. Parce qu'il y a vraiment beaucoup de trop plein. Donc, je crie contre l'oreiller, je crie, je crie, je crie... jusqu'à l'épuisement et puis je sens un soulagement. Mais je refuse que ça se retourne contre mes parents.
Marina : Parfois, j'ai juste envie qu'ils m'oublient quoi. Et c'est paradoxal parce qu'en même temps, c'est moi qui en demande, de les aider! (rires) C'est ça le paradoxe! C'est le paradoxe. Et quand je ne fais rien, je me sens vide. Je me sens... pas en manque, je ne dirais pas ça, mais je me sens inutile quoi, je n'ai pas d'existence. Parce que puisque je suis dans l'aide tout le temps, ma vie n'a de sens et de valeur que parce que je suis dans l'aide. Et si je n'aide pas, j'ai l'impression que ma vie n'a pas de saveur, que je ne suis pas vivante, que c'est fade... J'ai l'impression de ne pas avoir pas d'existence.
Marina : Et là j'ai à peu près 15/16 ans. Et à ce moment-là, ma mère, qui a passé son temps à nous élever, mon frère, ma sœur et moi, décide de travailler. Et moi je me base sur des bouquins toujours de recherche d'emploi, pour l'aider à faire son CV et sa lettre de motivation. Et je l'accompagne souvent à Pôle emploi. A l'époque, c'est l'ANPE. Elle peut avoir des formations de remise à niveau en français, elle rencontre d'autres sourds et je suis contente que ma mère prenne un peu son envol, qu'elle sorte de la maison, qu'elle voit autre chose et qu'elle puisse découvrir autre chose de la vie que la vie de femme au foyer. Et puis, il se passe quelques mois- et là on arrive quand je suis au bac, je prépare le bac. Elle doit voir la conseillère Pôle emploi et elle me demande de l'accompagner. Et là, je lui dis:
"Non."
Marina: Je lui dis non. Je ne sais pas... un sentiment... Je sens qu'il faut vraiment que je puisse la laisser se débrouiller toute seule à un moment donné. Et là je vois qu'elle est choquée... Elle ne dit rien. Et elle va à son rendez-vous, et moi je culpabilise à mort en me disant "je suis mauvaise fille, je suis une mauvaise personne, je la mets face à ces difficultés... Qu'avec tout ce que j'ai fait maintenant, je me permets d'agir de cette façon".
Suzanne : Quand j'ai souhaité reprendre une activité professionnelle, ma fille m'a aidé à trouver des associations. On était tout un groupe de sourds, on apprenait à... on avait des cours de français, mais on m'a bien fait comprendre qu'à un moment, Marina n'avait plus sa place dans ces recherches d'emploi, dans ces discussions d'adultes. Et on m'a poussé à être plus autonome et à laisser la petite à sa place. Et c'est vrai que oui, effectivement, ça me gênait. Ce n'était pas à mon enfant de s'occuper de moi, au contraire, c'était à moi de la laisser vivre sa vie. Et c'est une personne qui était lui-même sourd qui m'a conseillé de laisser vivre et de laisser vivre Marina. Et c'est vrai qu'au fond de moi, j'étais tout à fait d'accord.
Suzanne : Mais moi, il faut dire que j'ai peu fréquenté des sourds. Donc, j'ai vu d'autres sourds qui réussissaient, qui étaient plus autonomes, plus indépendants. Je me suis dit "mince, alors pourquoi? Pourquoi moi, j'ai pas réussi plus tôt?". Je me suis dit qu'il fallait que j'essaye. Que j'essaye toute seule.
Marina : Elle a été embauchée. Et moi, je crie victoire! Je suis contente parce qu'elle va sortir de la maison, elle va retravailler, et en même temps, je me dis que tout ce que j'ai mis en place pour elle, ça porte ses fruits. Enfin. Et je sens que c'est maintenant qu'il faut qu'on défusionne. Mes parents, c'était le moment, et moi c'est tellement mes parents que je ne vois pas la limite de mon identité, de qui je suis. Et là, je prends conscience que je peux avoir ma propre identité.
Virgule musicale
Marina : Donc, en fait, voilà je mène ma vie comme je peux avec mes obligations. Et on arrive aussi un soir où c'est la période des impôts, où je dois remplir aussi les impôts. Donc je m'installe avec elle. Je vois mon frère qui est en face, c'est-à-dire qu'il est assis sur le canapé, il est 20H30. Il est en train d'écouter de la musique avec son Walkman à l'époque. Et moi je suis en train de remplir ce papier, je le regarde, et je me dis "mais c'est pas juste. En fait, pourquoi ce serait moi tout le temps de faire tout ça? Lui il est tranquille et c'est moi qui me tape cette besogne". Je craque complètement là, je... En disant que "j'en ai marre, que c'est pas possible"... Et je balance la feuille d'impôts et je m'en vais. Je m'enferme dans ma chambre et je m'en veux terriblement de ma réaction. J'ai fait pleurer ma mère, ça me fait culpabiliser encore plus. Et quand je reviens... en fait mon frère était en train de remplir les impôts avec ma mère. (rires) Il me demande quand même mon frère s'il a bien tout compris, si tout a bien été rempli. Je vérifie, je dis que c'est ok. Ma mère, très digne, range ses papiers. Et moi, je vais me coucher... Mon frère il reste un peu et puis plus tard, il vient me voir et il me dit:
"Mais Marina, tu sais... Si t'as besoin d'aide, on est là, il faut le dire. On a tellement l'habitude que tu te prennes en charge, que tu dises jamais rien, que nous aussi, on trouve ça normal, entre guillemets, tu ne nous laisses pas la place. Tu ne laisses pas la place aussi. Donc du coup, comment tu veux qu'on le fasse? Si t'as besoin, on est là.
Marina : En fait, il y a fonctionnement qui s'est mis en place naturellement et qui ne s'est jamais questionné sur ce que je pouvais ou pas déléguer, délester... Faire confiance aussi à mon frère et ma soeur. Ça se fait pas comme ça du jour au lendemain. Même si j'en ai conscience, j'ai du mal à lâcher.
Tarek : Quand Suzanne a repris le travail, c'était mieux pour moi parce qu'on pouvait aussi partager. L'entreprise a fermé et moi, je me suis retrouvé au chômage pendant deux ans. Je m'ennuyais... Je m'ennuyais, je cherchais un travail mais impossible! Impossible... Quelles que soient les entreprises dans lesquelles je me présentais... alors Marina essayait de m'aider en disant que j'étais un handicapé, etc. mais je ne trouvais pas.
Marina : Et un jour, je lis dans un magazine, qui s'appelle Rebondir, qu'il y a une association qui s'occupait de l'insertion des sourds et qui pouvait faire l'interface. Quelques jours plus tard, je vois un magazine où il y a une publicité ou d'une grande distribution qui dit qu'ils recrutaient des personnes handicapées, reconnues comme telles comme travailleurs handicapés, qu'ils atteignaient les 6%... J'ai fait le rapprochement avec cette association et cette pub, et je lui ai dit:
“Voilà, tu vas à telle adresse, cette association?”
Marina : Tu prends cette pub et tu vas leur montrer. C'est presque magique. En fait, ils ont pris en main mon père. Ils ont fait pour lui ses lettres de motivation, son CV... Et encore mieux, c'est qu'en leur donnant cette pub, ils ont été en lien avec cette enseigne, ils se sont débrouillés pour faire venir l'interprète pour l'entretien d'embauche. Ça s'est passé comme une lettre à la poste. C'est assez incroyable. Il a trouvé du travail dans ce magasin et c'était un sacré soulagement!
Marina : J’étais fière d'avoir lâché le truc. Que d'autres aient repris le relais. Et que ce n'était pas dans la famille en plus, c'était ni mon frère ni ma soeur. C'était d'autres personnes.
Virgule musicale
Marina : J'ai reçu mon bac, je suis contente. Je vais rentrer en école de journalisme. C'est à ce moment là où tout devrait se mettre en place, où je devrais prendre mon envol... que mon corps lâche en fait. Mon corps lâche complètement. Il a... trop enduré.
Marina : Je ne sais pas comment je fais pour me lever le matin tellement c'est lourd... Tellement c'est lourd. Déjà, de me lever, c'est un effort incommensurable. Je ne sais pas ce que... je suis en dépression en fait. Je ne sais pas comment je fais aussi pour poursuivre mes études de journalisme, tout en assurant un job d'étudiante pour payer cette école, tout en passant mon permis de conduire. Je me mets en mode automatique, je pense...Pour continuer, faire comme si de rien n'était, mais je sens que ce corps là, il n'en peut plus quoi. Ça se passe comme ça pendant deux ans et demi, en fait. Deux ans et demi, je ne sais pas comment je tiens.
Marina : J'ai 24 ans quand je prends un appartement. C'est un peu inattendu, je ne sais pas comment l'annoncer à mes parents. J'ai tellement peur de ne pas savoir dire les choses, que j'ai besoin de mon espace à moi, en fait, mon chez moi. Je ne sais pas comment leur dire mes parents, je ne sais pas comment traduire ça. Je dis:
"J'ai pris un appartement, je m'en vais. Je pars! Voilà."
Marina : Et... Le signe qui me disent c'est:
"Pourquoi faire? Pourquoi faire?" (rires)
Suzanne : C'est dur. C'est dur quand elle part. Il a fallu prendre le rythme. Mais oui, ça a été dur, mais c'est la vie. On ne peut pas toujours être avec ses parents. Il faut un moment couper le cordon c'est normal. C'est normal, c'est le cycle de la vie.
Tarek : Moi, je ne voulais pas qu' elle vive mal le fait qu'on était dépendants d'elles. Moi, je voulais qu'elle s'émancipe, je voulais qu'elle se sente libre. Qu'elle ait son logement, et on l'a accompagné pour ça. On l'a aidé à le meubler... Voilà, c'est dans l'ordre des choses. À un moment donné, les enfants quittent la maison et puis il restait aussi mes deux enfants. On ne s'est pas retrouvés tout seuls. On avait trois enfants.
Marina : C'est en 2013, il y a une rédactrice en chef qui fait appel à moi, que j'avais connu quand j'étais stagiaire à Rebondir... Dix ans plus tard, qui me contacte. Elle me contacte en me disant qu'en fait il y a un projet de reportage, c'est un tour de France sur les aidants familiaux, via un collectif de journalistes, photographes, de presse écrite, de télé. Ensemble en fait, on va faire une super grande enquête sur ces aidants. Forcément, ça m'intéresse! Mais qui sont ces personnes? Et je me charge de faire une enquête sur trois régions. Je découvre en fait que ce sont des personnes qui s'occupent de proches en situation de handicap, de maladie ou de grand âge. Mais ce que je découvre vraiment, c'est que des personnes expriment dans leur vécu ce que moi j'ai vécu petite. Parce que moi, je le vis, en fait. C'est comme un miroir, ils me racontent leurs charges. Ils racontent la solitude, ils racontent ne pas vouloir déranger, de vouloir trouver les solutions... Qu'ils s'oublient dans cette histoire. Et que malgré des situations particulières bien singulières, parce que c'est du cas par cas, mais dans le ressenti, dans la façon de le vivre, c'était incroyablement ce que j'ai vécu jusqu'à présent sans en avoir conscience. Et que par un jeu de miroir, ils me renvoyaient le fait que moi j'étais aidante.Et ça m'a fait du bien de savoir que je n'étais pas seule à le vivre parce que j'ai cru très longtemps que j'étais la seule à vivre ça. En fin de compte, non. Ce sont des millions de personnes qui vivent ça.
Virgule musicale
Marina : J'ai un autre rapport avec mes parents d'adulte à adulte maintenant.Je les pousse à l'autonomie. Le téléphone sert d'outil pour les avoir en visio. Ils m'appellent et je leur explique la démarche à suivre. Je ne le fais pas à leur place, je ne me déplace plus. C'est eux qui se déplacent. Je parle là des pompiers, des médecins. S'il y a besoin que le médecin comprennent mes parents, j'écris un texto, un SMS à ma mère sur les points à préciser, les questions qu'elle va montrer au médecin. Après le médecin s'il a besoin de comprendre, d'avoir des réponses, il écrit, ma mère me l'envoie et si besoin j'appelle le médecin en direct en fait.
Tarek : Marina, c'est quelqu'un qui est courageuse, elle ne nous a jamais abandonné, elle a toujours été là pour nous protéger, si bien que Suzanne. Je suis vraiment très, très heureux d'avoir une fille comme elle.
Marina : Quand on me demande de l'aide, il y a toujours ce côté chez moi de bon Samaritain qui va agir tout de suite, un espèce de mode automatique "je suis là, je suis disponible pour aider". (rires) Sauf que maintenant, je me pose. Je me dis "OK tu analyses la situation. Est ce que vraiment cette personne a besoin d'aide? Est ce que tu l'as vue en difficulté? Elle ne t'as pas forcément demandé de l'aide. Là, tout de suite, c'est quoi ta priorité?" Il y a toujours cet élan. Je l'aurai tout le temps, ça c'est sûr. Je suis toujours câblée empathie, mais j'ai appris à la canaliser cette empathie là... C'est-à-dire qu'en tant que personne aussi, j'ai ma place, j'y ai le droit. Et que je ne suis pas là à sauver le monde non plus... Je ne suis pas Mère Therésa.
GENERIQUE
Cet épisode de Passages a été tourné et monté par Jeanne-Marie Desnos, sous la responsabilité éditoriale de Maureen Wilson, qui était aussi à l'édition et à la coordination. Il a été réalisé par Anna Buy. La musique a été composée par David Stanzke. L'épisode a été mixé par Jean-Baptiste Aubonnet. Marion Girard est responsable de production et Mélissa Bounoua à la direction des productions.
Le générique de Passages a été composé par November Ultra. Je suis Charlotte Pudlowski et Passages est une production Louie Media. Vous pouvez vous abonner sur toutes les plateformes de podcasts, nous laisser des commentaires, et des étoiles et surtout en parler autour de vous. A très vite!