Retranscription - Comment rendre l'attente plus supportable ?
Brune Bottero : Vous avez certainement déjà remarqué que plus on grandit, plus le temps passe vite. Quand j’étais enfant, une semaine de vacances, c’était délicieusement interminable. Aujourd’hui, j’ai à peine le temps de me dire je suis en vacances que c’est déjà fini. Ce constat n’est d’ailleurs pas très rassurant pour mes vacances dans 10 ou 20 ans. Parfois, je me dis que parmi toutes les ressources non-renouvelables de notre planète, la plus précieuse n’est ni le pétrole, ni le charbon mais bel et bien le temps. Car s’il s'accélère, ce n’est pas simplement parce que notre perception de lui change en vieillissant. C’est aussi la manière dont évoluent nos façons de vivre. Il y a 150 ans, dans ses mémoires, Alexandre Dumas écrivait : “Supprimer la distance, c'est augmenter la durée du temps. Désormais, on ne vivra pas plus longtemps, seulement, on vivra plus vite.” Et c’est exactement ça. D’ailleurs, on vit tellement vite que le fait d’attendre nous est de plus en plus difficile. Qu’on attende le jour de Noël, un colis que l’on a commandé, ou l’arrivée du bus pour aller au travail, l’attente est souvent frustrante, parfois même insupportable. Dans cet épisode, la journaliste Jeanne-Marie Desnos se demande pourquoi l’attente génère souvent des sentiments négatifs comme l’anxiété et la frustration. Elle y étudie comment l'accélération des échanges, de la production et des transports a modifié nos modes de vie et nos façons de penser. Dans ce monde où tout va toujours plus vite, elle s'interroge sur les moyens dont on dispose pour rendre l'attente plus supportable. Je suis Brune Bottero, bienvenue dans Émotions.
Jeanne-Marie Desnos : Dans son roman Passion simple, l’autrice Annie Ernaux raconte l’histoire d’amour qu’elle a vécue pendant plusieurs mois avec un homme marié. Elle écrit : « À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi. »
A la lecture de ce livre, quelque chose me frappe. La narratrice détaille avec force les émotions liées à l’attente : elle est traversée par le doute, se demande constamment ce que son amant ressent pour elle, par la peur parce qu’elle craint qu’il la quitte, et par la frustration, dès qu’elle se retrouve toute seule. Elle écrit : “Tout était manque sans fin sauf le moment où nous étions ensemble à faire l’amour”...
Le doute, la peur, la frustration… Ce sont des émotions plutôt négatives. Pourtant, Annie Ernaux décrit cette période comme l’une des plus belles de sa vie, car à ce moment-là, si elle attend cet homme, c’est pour vivre avec lui une passion amoureuse unique. L’autrice nous fait comprendre que sa passion prend racine dans la souffrance liée à l’attente. Elle est heureuse de vivre cet état de privation et de frustration, car elle espère toujours que ces longues périodes d’attente aboutiront à un nouveau rendez-vous passionné avec son amant.
Alors qu’est-ce qui fait qu’on peut plus ou moins bien vivre l’attente ? Et qu’est-ce qui peut nous aider à la surmonter ?
Nina : Dans mes relations d'avant. J'ai connu l'attente mais je ne l'ai pas subie, c'est à dire que c'était important pour moi de contrôler la relation,
Jeanne-Marie Desnos : Nina a toujours eu le sentiment d’avoir l’ascendant dans ses relations amoureuses. Jusqu’au jour où elle rencontre Thomas. Nina a 24 ans à l’époque, et elle fait la connaissance de ce jeune comédien lors d’un covoiturage. Nina et Thomas se rendent à une fête d’anniversaire en Bourgogne. La première fois que leurs regards se croisent, c’est sur un parking parisien.
Nina : Franchement, ce n'est pas le coup de foudre. parce qu'il est là, il a un débardeur et un short blanc pantacourt baggy qui est vraiment pas très beau. Puis voilà, je ne prête pas trop attention en vrai, tu sais, c’est les rencontres, je suis un peu timide.
Jeanne-Marie Desnos : Après deux heures de route, ils découvrent le lieu où va se dérouler l’anniversaire.
Nina : On arrive dans le lieu qui est superbe, qui est une vieille maison en pierre très grande, avec un beau jardin tout vert. Le soleil est en train de se coucher. C'est hyper beau parce que c'est un petit village de Bourgogne, un peu sur les hauteurs donc on a vue sur le village.
Jeanne-Marie Desnos : Quand ils arrivent, les invités démarrent une partie de molkky, c’est un jeu dont le but est de faire tomber des quilles en bois avec un rondin.
Nina : On a deux équipes et moi forcément, je me retrouve dans l'équipe opposée à celle de Thomas et en fait on matche assez vite au niveau, on va dire, eh bien de la compétition, du coup, on se charrie déjà très, très vite. Et c'est là que je découvre déjà qu'il est très mignon, qu'il a un très, très beau sourire et que, en plus, il a l'air très charmeur et très joueur et que du coup, ça risque de bien se passer.
Jeanne-Marie Desnos : Les deux ne se lâchent plus de la soirée, et Nina n’a plus qu’une seule envie...
Nina : J'attends qu'il m'embrasse parce qu'on est… En fait, on est vraiment tout le temps à côté. On se frôle, on se charrie, on rigole. Je sens bien que voilà, il y a quelque chose qui se passe. On le sent bien dans notre ventre. Surtout que moi, ça fait cinq ans que je suis célibataire, je rencontre ce gars qui surpasse toutes mes attentes et qui est vraiment moi en gars quoi, c'est vraiment ce que j'ai ressenti.
Jeanne-Marie Desnos : Un peu plus tard dans la soirée, Nina et Thomas jouent à des jeux d’alcool, avant de se défier à un “Action ou vérité”.
Nina : Et donc y a un moment où, forcément, ça tombe sur lui. Et donc, il faut qu'il embrasse quelqu'un. Là, il s'approche de moi. Donc moi forcément... T’as les mains moites. T'as le cœur qui bat, t'es frêle un peu. Et là, il arrive et il fait tout capoter dans le sens où il me fait un tout petit smack. Et hop, il s'en va.
Jeanne-Marie Desnos : Nina et Thomas finissent par passer la nuit ensemble. Nina est sur un petit nuage. Mais à ce moment-là, Thomas lui fait un aveu :
Nina : Il me dit : En fait, il faut que je te dise quelque chose. J'ai une copine, mais je suis en relation libre. Le pacte, c'est de pas ne pas revoir la fille ou le garçon parce que sinon, ça veut dire que c'est une liaison et que c'est plus du tout un coup d'un soir qui parle juste de sexe. Et donc, voilà, je suis un peu dépitée, mais en même temps. Je me dis on va bien voir ce qui va se passer parce que l'anniversaire, ce n'était pas un jour, c'était trois jours en fait, et je me dis on va voir ce qui va se passer les deux prochains jours. Et puis ce qui se passera, se passera, et puis après, on verra.
Jeanne-Marie Desnos : Nina et Thomas profitent au maximum du temps qu’il leur reste ensemble. Ils ressentent de plus en plus de désir l’un pour l’autre. Et quand ils rentrent à Paris, Thomas brise son pacte, et entame une liaison avec Nina. À ce moment-là, Nina est en vacances, mais elle décide de rester à Paris. Thomas, lui, travaille. Pendant ses trois mois de congés, Nina ne fait rien d’autre qu’attendre Thomas :
Nina : Mes journées se passent parfois juste à attendre un texto ou attendre le moment où je vais pouvoir sortir de l’appart où je loge à l'époque pour aller le voir, lui, parce que, de toute façon, j'ai qu'une envie, c'est d'aller le voir. Je pense qu’à ça, je mange pas beaucoup. Je perds beaucoup de poids à ce moment-là, je mange que des tomates. Je suis dans une attente qui me coupe complètement du monde extérieur. Le temps, le long terme n'existe plus.
Jeanne-Marie Desnos : Au bout de quelques semaines de relation, Nina sait déjà qu’elle est amoureuse. Mais par crainte de faire fuir Thomas, elle préfère garder ses sentiments pour elle :
Nina : Moi, me voyant tomber amoureuse, je suis dans une autre phase d'attente, c'est à dire qu'au départ, c'était l'attente du soir, l'attente du texto, qui était donc des trucs très instantanés qui nourrissaient une attente, un petit creux de présence et d'attention. Et là, on parle de quelque chose de plus profond. C'est à dire que comme je tombe amoureuse, forcément, je me projette et en même temps, je suis dans la retenue parce qu’il a une copine, et donc j'attends en fait beaucoup avant de faire des gestes qui me paraissent un peu trop couple ou proposer des choses qui me paraissent trop couple. Je suis tout le temps en train de me dire : est ce que c'est le bon moment? Est ce que je ne vais pas trop vite, trop loin ? J'ai pas envie de le brusquer. Donc je suis dans l’attente qu’il règle ce problème parce que j’ai envie de vivre d’autres choses avec lui mais je ne peux pas. C'est comme si tu avais deux mains qui tenaient les épaules, qui empêchaient de marcher normalement. C'est à dire que tu marches, mais y a quelqu'un qui te retient derrière tout le temps, quoi, par les épaules et tu marches difficilement mais t’as quand même envie de marcher donc tu marches.
Jeanne-Marie Desnos : Pour Nina, l’attente finit par être trop difficile. Alors, elle décide de poser un ultimatum :
Nina : Si jamais il ne quitte pas sa meuf à la fin de l'été, c'est moi qui le quitte. C'est un moyen de lui dire aussi que ce n'est pas le seul à choisir, donc c'est soit tu choisis, soit je choisis. En fait, je refuse de te laisser seul le maître de ma vie et de mes choix.
Jeanne-Marie Desnos : Thomas décide finalement de rompre avec sa copine pour se mettre en couple avec Nina. Aujourd’hui, quand Nina repense à ces longues journées où elle a dû attendre Thomas, elle se dit qu’elle ne regrette rien :
Nina : En fait, toute cette attente, je ne l'ai pas du tout vécu comme un fardeau, j'étais complètement in love de Thomas. Donc tous les moments passés avec lui effaçaient complètement l'attente que je pouvais avoir, J'en parle parce que là c’est quatre ans plus tard et que j'ai quand même un recul, mais vraiment, sur le moment, il faut vraiment penser que j'étais obnubilée par Thomas et que chaque moment où je le voyais, que je faisais des choses avec lui, j'étais délivrée.
Jeanne-Marie Desnos : Ce que m’explique Nina, c’est qu’à l’époque où elle vit cette attente, elle ne se rend pas compte des conséquences sur son état physique et psychique : elle perd l’appétit, elle est incapable de penser à autre chose qu’à Thomas, et elle est totalement soumise au rythme de vie de cet homme. Nina n’est obsédée que par une seule chose : son prochain rendez-vous avec Thomas.
Aujourd’hui, Nina et Thomas sont encore ensemble, et ils sont très heureux. Mais je me dis quand même que si Nina porte un regard aussi positif sur cette période, c’est parce qu’aujourd’hui, elle forme un couple uni et solide avec Thomas. Comme si finalement, toute cette souffrance liée à l’attente, ça valait le coup.
Car quand j’y pense, dans nos vies quotidiennes, l’attente est plutôt associée à des sentiments négatifs. Qui aime patienter à un feu rouge par exemple ? Ou scruter l’arrivée d’une DRH avant un entretien d’embauche ? Et puis il y a des attentes plus longues : celle des résultats d’un concours qui déterminera notre future carrière, d’autres plus douloureuses, celle d’un couple qui peine à avoir des enfants ou celle d’une personne réfugiée après avoir déposé sa demande d’asile…
Pourquoi, dans de tels moments, l’attente devient-elle si difficile ? Comment l’attente modifie-t-elle notre rapport au temps ? Peut-on apprendre à apprivoiser les moments d’attente ?
Daniel Dreuil : Si on essaie de voir l'attente en elle-même, en termes d'émotions, je pense que ce qui la définit le mieux, c'est vraiment l'anxiété. C'est au moins une gêne.
Jeanne-Marie Desnos : Daniel Dreuil m’a accueillie dans l’unité de soins de longue durée de l’hôpital de Lille. Il est médecin gériatre et s’intéresse depuis plusieurs années à l’attente dans les parcours de soin. Il a notamment coordonné le dossier “Prendre soin de l’attente” publié en 2020 dans la Revue française d’éthique appliquée. Je lui ai d’abord demandé pourquoi on associe souvent l’attente à des sentiments désagréables :
Daniel Dreuil : Même quand on attend quelque chose de très heureux, un événement heureux, vraiment attendre son anniversaire, par exemple, c'est quelque chose de très sympa. On se projette dans quelque chose sympa dans lequel on n'a pas de mal à imaginer, à se projeter et à imaginer des émotions positives. Mais il y a toujours cette petite incertitude qui fait l'attente et qui crée un inconfort minimal, une attente nourrie d'espoir. Elle est positive, mais il y a quand même le fond d'attente qui fait que je suis renvoyée à ma solitude et à mon immobilisation dans le temps et quasi physiquement des fois.
Jeanne-Marie Desnos : Mais qu’est-ce qui fait qu’une attente peut se révéler plus ou moins supportable ? La première chose à laquelle je pense, c’est que ça dépend forcément de ce qu’on attend : entre attendre son anniversaire et attendre le résultat d’un examen médical important, on comprend bien que l’impact ne sera pas le même sur la vie de la personne.
Daniel Dreuil me confirme que la taille de l’enjeu va beaucoup jouer sur la façon dont on vit l’attente. Au cours de ses recherches, il a identifié d’autres facteurs :
le risque que l’événement redouté survienne : combien y a-t-il de chances pour que ça arrive vraiment ?,
la durée de l’attente : plus l’attente est longue, plus elle est pénible
l’incertitude du délai : quand est-ce que j’aurai ma réponse ?
Il y a aussi les conditions de l’attente qui entrent en jeu : est-ce qu’on est dans un bon environnement au moment où l’on attend ?
et enfin, la patience de la personne qui la vit, c'est-à-dire sa capacité à prendre sur elle face à l’incertitude.
Quand Daniel Dreuil me décrit les différents facteurs qui ont un impact sur l’attente, je pense tout de suite à Maxime. Maxime, c’est un ami de lycée. En septembre 2020, il est victime d’un accident de parapente. En tentant une figure de voltige, il perd brutalement connaissance.
Maxime : Je tire sur la voile et je sens que ça part mal, je le sens tout de suite. Il y a un truc qui va pas. Et hop, là, black out.
Jeanne-Marie Desnos : Il atterrit sur des rochers après avoir fait une chute de 50 mètres. Ses jambes sont en mille morceaux, il a aussi des fractures au dos et au bras gauche. À ce moment-là, Maxime perd beaucoup de sang. Un hélicoptère le transporte à l’hôpital, où il subit une opération de plus de 9 heures.
Maxime : Il y a trop de fractures en même temps, donc c'est juste on arrête l’hémorragie, on recoud tout, et on verra les opérations plus tard. Et ils mettent des clous partout, des espèces de broche en ferraille tout le long de la jambe, avec quatre clous qui te rentrent dans les jambes pour maintenir les os et que tout reste droit. Donc j’ai ça au niveau des jambes, un peu en mode Terminator.
Jeanne-Marie Desnos : À son réveil, Maxime est complètement immobilisé. Son bras gauche est dans le plâtre, et avec les broches qui lui maintiennent les jambes, il est contraint de rester allongé sur le dos. Il ne peut pas s’asseoir, ni se lever, même pour aller aux toilettes. C’est à ce moment-là que la longue attente commence pour Maxime. Il ne sait pas s’il pourra remarcher un jour. Les questions se bousculent alors dans sa tête : Va-t-il devoir être amputé ? Quelles nouvelles opérations va-t-il devoir subir ? Combien de temps tout cela va durer ? Les médecins n’apportent pas de réponses immédiates à Maxime :
Maxime : Je suis dans ma chambre et pendant un mois, et tous les trois-quatre jours, je suis là et j’ai un chirurgien, un médecin, un interne qui arrivent et qui sont jamais les mêmes et qui viennent me dire à chaque fois, ce qu’on va faire c’est qu’on va opérer le dos, non finalement on va opérer les jambes, non finalement on va faire… C’est jamais le même avis. Et donc ça, ça me rend fou parce que je sais jamais où je vais, quoi. Un coup on me dit noir, le lendemain on me dit rouge, blanc, bref. Et il y a rien de pire, en fait, que d’être dans l’incertitude d'un futur compliqué, douloureux et de pas savoir comment on va arranger les choses.
Jeanne-Marie Desnos : Dans ce que me raconte Maxime, j’identifie déjà quatre facteurs qui rendent l’attente difficile selon Daniel Dreuil :
Premièrement, un enjeu important : pourra-t-il garder ses jambes et remarcher un jour ?
Deuxièmement, la probabilité que ce qu’il redoute survienne : vu l’état de ses jambes, il y a de fortes chances qu’il doive se faire amputer.
Troisièmement, une attente qui sera forcément longue : les médecins prédisent 2 à 3 ans d’hospitalisation.
Et quatrièmement une forte incertitude : sur les étapes à venir, sur les résultats…
Maxime : Au bout d'un mois, ils me mettent dans une chambre seule et dans cette chambre seule, c'était un petit carré avec vue sur rien. C'était du bitume, c'était le trou du cul du CHU. On appelle ça comme ça, c’était vue sur rien, vue sur un mur. Donc ça, c'était dur aussi, de ne pas avoir de contact avec la nature, avec le soleil et tout ça. C'était très sombre, en plus le plafond était dégueulasse, c'était vraiment plein de moisissures et tout. On est vraiment dans une ambiance à la Seven quand ils vont récupérer le mec qui est mort attaché à son lit, y a un peu ce côté macabre, tout le monde quand ils venaient dans la chambre : putain mais c’est morbide. Donc ça aussi dans l’attente, il y a aussi l'ambiance qui est assez lourde à vivre au quotidien, surtout au bout de trois mois et heureusement que les aides soignantes sont là pour égayer un peu le truc.
Jeanne-Marie Desnos : Les conditions de l’attente, c’est le cinquième facteur identifié par Daniel Dreuil. Pour Maxime, être enfermé dans une petite chambre avec vue sur du béton, rend cette période encore plus difficile. Maxime reste immobilisé pendant 3 mois dans cet hôpital. Au cours des premières semaines, il prend conscience de la gravité de son accident, ce qui le rend de plus en plus anxieux et agité :
Maxime : Cette source d'angoisse, elle était pénible parce que ça me provoquait chez moi des espèces de crampes dans la cage thoracique, ça fait une pointe horrible. C'est horrible parce que t’as mal, c'est une douleur continue, c’est une douleur aiguë et tu ne peux rien faire. Tu ne peux pas te concentrer sur un bouquin, ou sur autre chose parce que ça te bloque tout. Et c'était des crises qui duraient des fois une demie-heure, une heure des fois, et j'en finissais par pleurer quoi, je finissais par pleurer.
Jeanne-Marie Desnos : Ce que me décrit Maxime, ses phases d’angoisses qui vont jusqu’à lui causer des douleurs physiques, ça me fait penser à une étude qu’a menée Daniel Dreuil auprès de patients en gériatrie. En soins de longue durée, les patients passent leur temps à attendre : attendre la visite de leurs proches, l’heure du repas, le moment de la toilette. A ces attentes quotidiennes, s’ajoutent celle de la mort. L’attente de ces patients se révèle donc particulièrement difficile.
Avec l’aide de psychologues, Daniel Dreuil a identifié plusieurs niveaux d’intensité de l’attente anxieuse. Le stade le plus critique, c’est ce qu’il appelle l’attente pathologique. Le patient n’a plus les ressources psychiques pour faire face à l’attente. Il s’enfonce alors dans des troubles dépressifs ou peut faire un déni de la réalité. C’est ce qu’on appelle une ”décompensation psychique”.
Daniel Dreuil : La personne ne supporte pas une attente de haute intensité et va décompenser, souvent sur le mode délirant. En échappant par le délire à une réalité trop oppressante qui est celle, par exemple, de la perspective d'une fin de vie, sans espoir. J'ai en tête un patient qui avait un problème d'insuffisance respiratoire très grave. L’insuffisance respiratoire, à la fois, on sait qu'on va en mourir et on le vit presque parce qu'on est essoufflé en permanence. Et ça, c'est vraiment quelque chose de très, très angoissant, comme vécu, direct, permanent. C'est une sorte de présence de la mort, l'insuffisance respiratoire. Donc, face à cette angoisse de la fin, cette personne qui a souvent verbalisé cette attente de la fin, a fini à un moment donné par basculer dans un délire de persécution. Pour lui, une infirmière est tombée amoureuse de lui. Il aurait repoussé ses avances et elle se serait vengée en quelque sorte par des représailles. Tout ça a bien sûr été imaginé et construit, mais pour lui, c'était très cohérent et ça lui a permis de résister à la pression de l'angoisse et de l’attente de la mort.
Jeanne-Marie Desnos : L’attente peut donc complètement nous déconnecter de la réalité. Parfois, elle devient tellement insupportable, que la seule issue possible semble être la mort. C’est ce que raconte Marguerite Duras dans son livre “La douleur”. L’écrivaine y décrit la manière dont elle a vécu l’attente du retour de son mari, arrêté et déporté juste avant la Libération. Puisqu’elle ignore s’il est mort ou vivant, la narratrice oscille en permanence entre l’espoir qu’il revienne et la peur d’apprendre son décès. Cette attente va jusqu’à provoquer chez elle des hallucinations. Elle imagine son retour, le voit pousser la porte d’entrée, et l’instant d’après, elle le visualise mort, allongé dans un fossé. Elle se dit parfois que le seul moyen de mettre fin à cette attente interminable, c’est le suicide. Elle écrit : “En mourant je ne le rejoins pas, je cesse de l'attendre.”
L’attente de l’être aimé : c’est ce qu’ont en commun les récits d’Annie Ernaux, de Marguerite Duras et de Nina. Et c’est finalement quelque chose d’assez banal, bien ancré dans nos représentations collectives, et particulièrement genré. Une femme a préparé le dîner et attend que son mari rentre du travail, une femme attend son amour parti au front, Pénélope tisse, détisse et retisse sa toile en attendant le retour d’Ulysse… Très souvent, l’attente se joue donc dans une relation à l’autre. On attend quelque chose, mais surtout, on attend quelqu’un. Que quelqu’un arrive, que quelqu’un agisse, que quelqu’un nous donne enfin une réponse…
Daniel Dreuil : L’attente, c'est une vulnérabilité dans la relation, c'est à dire que souvent, j'attends vis-à-vis de quelqu'un qui a le pouvoir de me faire attendre. Cette relation est asymétrique. Forcément, je suis en demande et l'autre personne peut ou répondre ou ne pas me répondre. Et c'est en cela qu'il y a une vulnérabilité foncière de l'attente.
Jeanne-Marie Desnos : Cette vulnérabilité de l’attente, c’est ce qu’a vécu Nina quand elle attendait que Thomas prenne enfin une décision. Qu’il fasse un choix entre elle et sa copine. Dans une relation, celui qui fait attendre a donc le pouvoir sur celui qui attend. Daniel Dreuil m’explique d’ailleurs que l’attente est un marqueur social très important :
Daniel Dreuil : Une relation entre deux personnes, une relation de pouvoir, on peut presque la mesurer de manière arithmétique cette relation de pouvoir en mesurant combien l'un s'autorise à faire attendre l'autre qui, lui, s'autorise rien du tout juste à être ponctuel.
Jeanne-Marie Desnos : Et comme toute relation de pouvoir, la relation d’attente peut entraîner des abus ou des négligences, parfois même sans que l’on s’en rende vraiment compte.
Daniel Dreuil : Ça peut être de la négligence plus ou moins consciente. On ne voit pas que la personne est hyper vulnérable et qu’en la faisant attendre, on majore encore sa vulnérabilité. Dans les institutions de soin où les gens ne peuvent pas faire par eux-mêmes ce qu’ils faisaient avant, on dépend des autres. Alors ce que les gens vivent, ça peut être un vécu d’abandon, ça peut être un vécu d’humiliation aussi.
Jeanne-Marie Desnos : Cette négligence, Maxime l’a vécue à plusieurs reprises quand il était immobilisé dans son lit d’hôpital et qu’il dépendait entièrement de l’aide des soignants :
Maxime : Il y a eu des moments très compliqués où il y a des fois, j'ai attendu une heure dans mes excréments. Et ça, c'est dur. Ça, c'est dur, ça, c'est dur. C’est-à-dire que tu appelles sur la sonnette, personne vient, ou alors tu appelles à la sonnette il y a un interphone des fois qu’elles utilisent. “Oui monsieur c’est pour quoi ?”. Bah j’ai fait mes besoins et tout. Oui, oui, on arrive, et puis elles viennent pas. Mais c’est pas contre elles en fait. Je leur en veux pas, c’est juste qu’elles ont pas les moyens d’être plus présentes. Donc là, il y a des moments très, très durs, très, très compliqués.
Daniel Dreuil : On est vraiment complètement désynchronisés. Il y a des gens qui vivent à un rythme hyper ralenti et d'attentes énormes, et d'autres à côté, qui sont hyper hyper accélérés et qui en souffrent aussi, qui disent “Mais je ne peux rien faire, je dois y aller”, etc. Avec un sentiment d'aliénation des deux côtés
Jeanne-Marie Desnos : Pour Daniel Dreuil, le vécu difficile de l’attente peut donc être aggravé par une relation patient-soignant détériorée. Et ça c’est le résultat du rythme trop soutenu dicté par les institutions. Pour le médecin, cette accélération du rythme ne se limite pas aux institutions de soin.C’est une tendance générale dans notre société.
Daniel Dreuil : On vit un régime d'accélération. Ce régime d'accélération, il fait mal vivre tout ce qui est ralentissement. Et donc il y a ce facteur là aussi qui peut aggraver un vécu d'attente, ce facteur un peu social ou presque anthropologique de rapport au temps dans nos sociétés.
Jeanne-Marie Desnos : Notre rapport au temps serait donc intimement lié à la façon dont nous vivons l’attente. Pour mieux comprendre ce lien, je me suis tournée vers Christophe Bouton, philosophe et auteur du livre “Le temps de l'urgence”. Pour lui, nous vivons dans une société accélérée, marquée par un ressenti commun : le sentiment de toujours manquer de temps.
Christophe Bouton : C’est le sentiment que le nombre de choses qu'on a à faire dans la journée, même les éléments de réflexion qu'on a, sont beaucoup plus rapprochés, beaucoup plus dense. Et c'est là qu'apparaît, dans cette accélération du rythme de vie, le sentiment d'urgence qui nomme le fait d'avoir beaucoup de choses à faire en peu de temps ou avoir le même nombre de choses à faire, voire plus de choses à faire en un temps plus réduit.
Jeanne-Marie Desnos : On le connaît toutes et tous, ce sentiment de ne pas avoir assez de temps pour tout faire dans une journée, d’être toujours plus pressé, toujours plus stressé. Mais d’où vient, historiquement, cette accélération ?
Christophe Bouton : On est dans une période qui a été qualifiée par certains historiens ou philosophes à partir de la fin du 18e siècle, par une accélération de l'histoire. C'est lié au développement de l'économie, de l'industrie, aux techniques de management qui se mettent en place à partir du 19e. Vous avez le machinisme, le développement des machines qui va entraîner une augmentation des cadences de travail. Ensuite, à la fin du 19e début 20ème, vous avez le taylorisme qui va faire une organisation scientifique du temps de travail pour accélérer aussi la productivité des ouvriers ou des employés, d'ailleurs.
Jeanne-Marie Desnos : La naissance du capitalisme et la révolution industrielle seraient donc à l’origine de notre rapport au temps. Afin de maximiser les profits, on va chercher à optimiser le temps des travailleurs.
Une autre de ces méthodes de management qui apparait au début du XXème siècle, c’est par exemple le fordisme. Ça me rappelle vaguement mes cours d’économie au lycée. Le fordisme découle historiquement du taylorisme qui souhaite lutter contre la "flânerie" des ouvriers. Ford met en place une organisation du travail qui sépare la conception de la réalisation, qui séquence les tâches à effectuer, en utilisant une ligne de montage. C’est la naissance du travail à la chaîne.
Au fil du siècle, ces méthodes de management continuent d’évoluer et de se perfectionner. Depuis les années 70 avec la création du toyotisme, la volonté d’optimiser le temps de travail se retrouve intériorisée par les salariés. Ils sont alors soumis à ce que Christophe Bouton appelle un chronomètre intérieur, et ils participent activement à cette logique de performance et d’optimisation de leur temps.
D’abord cantonnée au monde du travail, cette accélération des cadences s’est progressivement calquée sur nos vies personnelles.
Christophe Bouton : Ce rapport au temps, qui est ce que j'appelle une “norme sociale du temps”, c'est à dire, ce n'est pas simplement une décision des individus qui, pour des raisons psychologiques, voudraient se presser. C'est une organisation du travail qui est faite pour optimiser au maximum le temps de travail. Cette norme continue à agir en dehors du travail, soit parce qu'on continue à travailler quand on est chez soi ou le week end en vacances ou on va gérer son temps libre sur le mode de l'urgence, on va quand on est en vacances à l'étranger, se faire un programme d'activités très, très denses pour optimiser son temps, pour le rentabiliser. Et du coup, on se retrouve en vacances dans un rapport d'urgence aussi. Et ça implique que quand on ne fait rien, on est pratiquement culpabilisé de ne rien faire ou en malaise parce qu'on est toujours habitué à remplir son temps d'activités, à densifier son temps puisque c'est ce qu'on nous apprend à faire dans le travail et du coup aussi au delà.
Jeanne-Marie Desnos : En parallèle, l’essor des nouvelles technologies de la communication nous plonge dans une logique d’immédiateté.
Christophe Bouton : Ce qu'Internet nous apprend, c'est attendre le moins possible. Grâce à Internet, vous allez avoir des réponses à des recherches quasiment immédiates. Et si vous voulez gagner du temps, vous pouvez commander. Sur Internet, des produits. Et là, vous avez toute une économie de l’attente qui consiste à réduire au maximum l'attente de l'arrivée du produit, et c'est tout le succès d'Amazon, une des entreprises les plus riches au monde, qui, au fond, vend de la réduction de délais. Et donc, là aussi, il y a, il y a un certain type de rapport au temps qui est mis en place, qui est en fait le temps de l'attente minimale, un temps idéal de suppression de l'attente. Donc il y a une sorte de culture, de l'immédiateté aussi, qui rend l'attente quand elle est irréductible d'autant plus pénible.
Jeanne-Marie Desnos : Le temps de l’urgence dans lequel nous vivons a donc des conséquences sur notre vécu de l’attente. Mais alors, quelles solutions existent pour apaiser le vécu difficile de l’attente ?
Selon Daniel Dreuil, il ne faut pas sous-estimer l’importance de nos ressources internes face à l’attente. Autrement dit, notre patience.
Aujourd’hui, 14 mois après son accident, Maxime est encore dans l’attente de pouvoir un jour remarcher. Il vit en centre de rééducation à Granville depuis 11 mois. Il se déplace en fauteuil roulant et il espère pouvoir reprendre le travail bientôt. Il a subi une greffe osseuse à la jambe gauche et doit encore patienter 2 ans avant qu’elle ne se consolide. D’ici là, il risque toujours l’amputation.
Après une première phase très difficile d’angoisse et de stress, Maxime parvient petit à petit à retrouver sa nature patiente.
Maxime : Le fait que je pratique le parapente depuis maintenant 8 ans, le fait que je pratique aussi le parachutisme, c'est des sports extrêmes où tu te mets un peu en danger, tu te challenges et tu fais face à des peurs profondes comme la peur du vid,e tout ça. Et quand tu progresses dans ces disciplines-là, c'est bien forcément tu acquiers un mental de plus en plus costaud, prêt à faire face à des épreuves difficiles. Je sais que ça a joué en aussi un rôle très important dans mon accident.
Jeanne-Marie Desnos : Pour Daniel Dreuil, la patience doit être davantage valorisée. Selon lui, on peut d’ailleurs la considérer comme une compétence sur laquelle il est possible de travailler.
Daniel Dreuil : Il y a une patience stratégique qui consiste face à quelque chose de difficile. Par exemple, j'ai une maladie. J'ai une échéance qui va limiter mon horizon dans le temps. Certains vont se mettre complètement en immobilisation, suspension, sidération et d'autres vont développer des véritables stratégies. C'est à dire: je mets en place des choses pour aboutir à quelque chose. Cette patience, elle peut être rapprochée de la patience du pêcheur à la ligne ou pour aller plus fort du guerrier. Ça va allier de la ruse, de la planification, du calcul. C'est une autre dimension que celle de la capacité d’endurer, c’est une dimension beaucoup plus réfléchie et qui permet, gros avantage, de se donner de la longue haleine, un peu, de la durée, d'échapper à la pression de l'immédiat qui caractérise à la fois notre culture de l'immédiateté, de la réactivité et aussi le vécu de l'attente, le vécu d’attente, on est dans l’immédiat. Et la patience stratégique, vraiment créé de l'avenir, créé un avenir dont je suis maître.
Jeanne-Marie Desnos : La patience stratégique, c’est donc le fait de se projeter dans un futur positif que l’on maîtrise et de planifier les étapes pour y arriver. Pour Maxime, cela se traduit par de multiples projets artistiques.
Maxime a pris conscience de la chance qu’il avait d’être encore en vie. Depuis, il foisonne d’idées et n’a qu’un seule désir : utiliser l’art pour partager au monde ce qu’il a vécu. Il est ainsi passé du vécu passif, plombant de l’attente, à une vision plus active, plus positive et plus contrôlée de son avenir.
Maxime : Je me suis pris plusieurs appareils photo. J'en ai trois et je m'amuse à faire des interviews de patients, de soignants, de gens dans la rue de Granville, de commerçants. Je m'amuse à filmer mon quotidien et d’essayer de rendre ça ludique, et plus ça va, plus je me suis dit ça y est, je vais faire une chaîne YouTube et donc je suis dit, bon bah je vais d'abord filmer, avoir emmagasiné un maximum de témoignages, d'anecdotes, de moments sympa du quotidien de Granville. Et après, une fois que je serai prêt, je vais lancer la chaîne, c’est très carré dans ma tête, je sais exactement comment je veux agencer la chaîne. Ma tête maintenant va bien, j’ai plein de projets, quoi. Et c'est un kiff de ouf!
Le côté positif de l’attente, c'est que sans cette attente, je n'aurais pas eu cette introspection et je n'aurais pas eu cette remise en question. Je n’aurais pas eu ce chemin vers la résilience. Donc oui, l'attente a des vertus et un truc que j'ai appris avec ce qui m'est arrivé, c'est : pour bien faire les choses. Il faut juste prendre le temps, et pas se presser en fait. Parce que plus t’es focus, plus t’es conscient de ce que tu fais, bah mieux tu le fais quoi. C'est le rapport au temps et comment on utilise ce temps et comment on se comporte avec ce temps. Il faut prendre son temps dans la vie.
Jeanne-Marie Desnos : D’un point de vue individuel, développer une patience dite stratégique semble donc être une piste intéressante.
Mais d’autres éléments, externes cette fois, ont contribué à ce que Maxime puisse mieux supporter l’attente. Tout d’abord, les facteurs qui rendaient son attente insupportable ont fini par s’atténuer :
il sait aujourd’hui qu’il pourra remarcher et bientôt retravailler
il a davantage d’informations sur les échéances qui l’attendent et les moments les plus difficiles sont derrière lui
son centre de rééducation donne sur la mer et lui assure un suivi plus régulier, plus humain.
Daniel Dreuil m’explique que les institutions peuvent agir pour atténuer la souffrance de l’attente. Lorsqu’un médecin annonce à un patient qu’il est atteint d’une maladie chronique par exemple, il est important de l’informer au maximum des prochaines étapes de son parcours de soin, de leurs échéances, ou encore des résultats possibles des traitements… L’attente devrait donc être davantage prise en compte dans les relations de soin et bénéficier d’un accompagnement dédié.
C’est ce que me confirme le témoignage de Maxime. Ce qu’il retient avant tout, c’est l’aide qu’il a reçue et continue de recevoir de la part de ses proches et des soignants pour diminuer l’angoisse de l’attente. Dans son centre de rééducation, Maxime peut compter sur leur présence et leur compréhension. Il se souvient notamment de Colin, un aide-soignant âgé de 25 ans :
Maxime : C’est le mec le plus bienveillant, le plus gentil … Vraiment que je n'ai jamais connu de ma vie. Un mec incroyable. Le mec, la première fois qu'il est rentré dans la chambre, je me dis OK, lui c’est un mec bien, on va se marrer avec lui. Il ouvre la porte, salut machin, ça va truc. Toujours prêt à aider. Jamais il remet en cause un truc. Jamais il va dire “oui, mais non, je peux pas je fais autre chose”. Tout de suite, il trouve les solutions et jamais stressé. Il est toujours cool. Il m'a énormément aidé, énormément aidé.
Jeanne-Marie Desnos : Pour Daniel Dreuil, il faut entamer une réflexion autour de l’attente, qui s’inscrirait dans la perspective plus large de l’éthique du care. En français, to care, ça veut dire prendre soin.
Daniel Dreuil : C'est prendre soin, mais c'est beaucoup plus large que le soin. C'est vraiment la mère qui s'occupe de l'enfant, les parents, la parentalité est un care, en fait, s'occuper des vulnérables C'est une éthique qui prend le contrepoint des éthique, de l'autonomie, qui valorisent un peu la force de l'autonomie formidable de l'individu, de la liberté. Donc, les éthiques du care vont vraiment mettre l'accent sur les défauts des éthiques de l'autonomie qui visent à beaucoup supporter d'inégalités, .à s'accommoder d'injustices. Et les éthiques du care, comme théories de justice en fait, sont très fortes, et peuvent être le socle, de l’évolution de la médecine dans les perspectives du care et pas seulement une évolution de la médecine dans la réponse à des besoins sanitaires et sociaux, point.
Jeanne-Marie Desnos : L’historien Christophe Bouton va plus loin. Pour lui, le temps de l’urgence n’est pas une fatalité : nous pouvons agir collectivement sur cette norme sociale.
Christophe Bouton : L’attente, si vous voulez, c'est à la fois un problème psychologique qui concerne un individu, sa conscience, son rapport à l'avenir, et c'est en même temps une question sociale puisque c'est pris dans les normes sociales, qui s'impose aux individus et sur laquelle la marge de manœuvre, souvent, ne peut être que collective. Il faut essayer d'identifier des urgences, de voir si elles sont construites socialement, imposées de façon indue ou si elles sont liées à des impondérables de l'existence. Auquel cas, il faut y faire face. Ensuite, je pense que quand on a affaire à des urgences qui sont instaurées dans des soucis, par exemple, de productivité et de rentabilité, on peut résister. Soit au niveau collectif, au sein d'une entreprise. Et puis, vous avez aussi un rôle quand même important de la politique. Le fait que le gouvernement va prendre des mesures et éventuellement des lois pour réguler les normes sociales du temps. Donc, il y a des possibilités de réguler au niveau collectif les normes sociales du temps, tout ça n'est pas un destin qui s'impose aux individus, ça peut évoluer, mais pour moi la solution passe souvent, à la fois par une attitude individuelle bien sûr, une prise de conscience, mais aussi par des solutions collectives, et donc, c’est politique.
Jeanne-Marie Desnos : En réalisant cet épisode, j’ai compris à quel point l’attente, en nous immobilisant, peut générer certaines souffrances. Mais l’attente n’est pas uniquement un ressenti subjectif, elle s’intègre dans nos relations sociales et questionne en profondeur notre rapport au temps. Dans certaines situations, comme celle de Nina ou celle de Maxime, l’attente peut finalement révéler des aspects positifs.
Avec la crise climatique, l’attente prend aujourd’hui un nouveau visage, celui de l’éco-anxiété. Nous attendons dans l’incertitude l’arrivée de catastrophes majeures liées au changement climatique. Notre rapport à l’avenir en est profondément modifié. Face à ce nouveau défi, cette urgence réelle et génératrice d’angoisses profondes, il nous faudra sans doute développer un nouveau rapport à l’attente et au temps qui passe.
Brune Bottero : Vous venez d’écouter Émotions, cet épisode a été tourné et écrit par la journaliste Jeanne-Marie Desnos. Elle vous faisait entendre de Nina et Maxime, et les explications de Daniel Dreuil et Christophe Bouton. Vous pourrez retrouver toutes les références liées à leurs activités sur notre site.
Maud Benakcha est la chargée de production d'Émotions, assistée de Agathe Le Taillandier. Camille Bichler était chargée de la supervision éditoriale de cet épisode, accompagnée de Capucine Rouault. Charles de Cillia l’a réalisé, et Benoit Daniel s’est occupé de la prise de son. Jean-Baptiste Aubonnet était au mix et c’est Nicolas de Gélis qui a composé le générique d’Émotions.
Si cet épisode vous a plu et que vous souhaitez en savoir plus sur les émotions liées à l’attente, je vous recommande d’écouter “L’impatience est-elle le défaut de la jeunesse ?”, un épisode d'Émotions à emporter signé Julia Courtois.
Émotions est un podcast de Louie Media également rendu possible grâce à Maureen Wilson responsable éditoriale, Marion Girard responsable de production, Mélissa Bounoua directrice des productions et Charlotte Pudlowski directrice éditoriale.
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