Retranscription - Les effets pervers de l'autonomie au travail

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Camille Maestracci : Ca va faire deux ans maintenant, que je suis journaliste indépendante, ou “free-lance” comme on dit aussi. Ça veut dire que je suis à mon compte et que je bosse pour plusieurs médias à la fois. J’en suis heureuse, et plutôt fière même. Mais je ne vous cache pas que ce n'est pas tous les jours facile. Être indépendant, c’est être libre, c’est choisir de bosser sur tel sujet plutôt qu’un autre, c’est avoir un contact direct et privilégié avec ses employeurs et être maître de ses horaires (ou presque). C’est aussi pouvoir prendre des vacances hors saison ou aller à la piscine quand y’a personne, enfin… quand elles sont ouvertes. Ce qui est certain, c’est que je jouis d’une très grande autonomie dans mon travail. Mais cette autonomie est à double tranchant : C’est à la fois une vraie satisfaction de me débrouiller comme une grande, mais c’est aussi beaucoup de doutes et de peurs. De grands moments de solitude, de stress, de remise en question. 

Dans cet épisode, je m’interroge sur notre besoin d’autonomie au travail… dans tous les types de travail, y compris bien sûr, le travail en entreprise. Est-ce qu’on gagne tous à décider de comment on exerce notre travail, à quel rythme, et dans quel but, ou est ce qu’on a aussi besoin de repères, d’un cadre, voire même d’une hiérarchie ? Est-ce que l’autonomie est forcément bénéfique, ou peut-elle aussi être toxique ?

Vous entendrez Agnès Parent-Thirion, sociologue, statisticienne et directrice de recherche à l’Eurofound, la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail. 

J’ai parlé aussi à Yves Roquelaure, professeur de médecine, santé au travail et ergonomie à l'Université d'Angers.

Vous entendrez aussi les témoignages de Nathan, 30 ans, commercial dans une boîte de marketing digital. Il a mal vécu plusieurs de ses précédentes expériences professionnelles à cause du manque d’autonomie.

Et puis Chloé. Elle est chargée de production et travaille en freelance depuis 7 ans. Pour elle, comme pour moi, être indépendante est à la fois vécu comme une liberté mais peut aussi, parfois, être un fardeau.

Je suis Camille Maestracci…

Bienvenue, dans Travail (en cours). 

(Musique) 

Chloé : Je pense que j'ai toujours c'est pour ça que l'idée de travailler en free lance me plaisait. C'est parce que j'avais envie d'autonomie en fait de base.

Camille : Elle, c’est mon amie Chloé. Elle a 32 ans et elle travaille en free-lance en tant que chargée de production dans une boîte de com. En gros, elle organise des tournages et des shootings pour des marques. Ça va faire quinze ans qu’on se connaît et depuis que je l’ai rencontrée, elle a toujours eu cette envie de voler de ses propres ailes et d’être très autonome. 

Chloé : Ça correspond aussi à mon mode de vie où je peux vivre à l'étranger sur de longues périodes, revenir, partir des endroits assez facilement et en fait j’en ai besoin. Et donc maintenant, on me propose un bon contrat. Ça m'oppresse en fait, ça me stresse plus qu'autre chose Ça me donne l'impression que je vais être dans un moule dans un cadre et que je ne vais pas réussir à prendre les décisions que j'ai envie de prendre et que je ne vais plus être libre en fait. Donc, pour moi, elle est vitale presque cette autonomie au niveau professionnel.

Camille : Être autonome, dans le langage courant, ça veut dire : ne dépendre de personne. C’est être libre et indépendant, matériellement ou intellectuellement. 

Dans le cadre du travail, être autonome, ça veut dire tout et rien à la fois. Ca peut vouloir dire qu’on est libre de choisir ses horaires, ou bien qu’on ne répond à aucun patron, ou encore qu’on choisit soi-même sa méthode de travail, pourvu qu’on arrive au résultat demandé. 

Cette notion d’autonomie est donc assez large voire floue, pourtant, elle est centrale dans tous les questionnements autour de ce que l’on appelle “la qualité de vie au travail”. Ou pour le dire plus simplement : le bien-être au travail. 

A la fin des années 70, Robert Karasek, un sociologue et psychologue américain, intègre cette notion dans un questionnaire qui étudie et mesure le stress au travail. C’est ce qu’on appelle le modèle de Karasek. Ce modèle d’analyse est un peu LA référence quand on étudie les risques psychosociaux au travail. Pour Karasek, l’autonomie ou plutôt la “latitude décisionnelle” comme il l’appelle, est une des variables qui détermine le stress des employés. Plus d’autonomie = moins de stress. 

Yves Roquelaure : Dans le modèle de Karasek, il y a une première variable qui est en gros, ce qu'on vous demande de faire, d'un point de vue psychologique principalement. Et quelle marge de manœuvre, quelle capacité vous avez pour y faire face. 

Cette variable a été principalement mesurée sous la forme de latitude décisionnelle qui est  ma capacité à développer mes habiletés et à développer des stratégies pour répondre à une demande donnée.

L'idée étant que la situation de stress, ce qu'il appelle job strain, c'est quand on vous en demande beaucoup et que vous avez peu de moyens d'y faire face. Peu de moyens de modifier votre façon de faire pour y faire face, ce qui est la latitude décisionnelle. Si vous avez beaucoup d'autonomie et beaucoup de demandes, c'est plutôt valorisant dans son modèle. C'est typiquement les professions libérales, alors qu'une personne qui a peu de marge de manœuvre est plutôt quelqu'un en situation d'exécution, avec une forte charge.

Camille : Yves Roquelaure est directeur de l’équipe de recherche “Epidémiologie en Santé au Travail et Ergonomie” à l’Inserm. Il est aussi Directeur du service de Pathologie Professionnelle et Médecine du Travail au CHU d'Angers, et professeur en santé du travail à l’université. Pour lui, l’autonomie renvoie à la marge de manœuvre dont dispose un travailleur pour planifier son travail et pour choisir sa façon de faire. Et en cela c’est donc plutôt une bonne chose. 

Yves Roquelaure :  Sur la base de ce modèle qui finalement, quand on ne peut pas modifier la demande, il y a demande constante. L'option pour réduire les situations de tension au travail, c'est d'augmenter la latitude décisionnelle, d’où d'augmenter l'autonomie. C'est ça qui explique que ce modèle s'est développé dans les pays scandinaves, puis aux États-Unis, en France, dans les années 70 80, pour répondre au travail à la chaîne, au travail très parcellaire pour lesquels les opérateurs avaient très, très peu d'autonomie, avec des temps de cycle qui pouvaient être de 30 secondes, voire même plus courts dans certaines industries, ça pouvait être 15 secondes, avec des allongement du temps de cycle. Une façon de pouvoir organiser son travail un peu plus large. Tout cela dans un cadre très contraint.

Et progressivement, ça a été mis en avant par tous les systèmes de management, d'accroître l'autonomie et de passer à un moment d'un travail extrêmement prescrit, très contractuel, à quelque chose de plus en plus floue. En disant : on travaille par objectif. C'est le Management par objectifs, plus basé sur l'engagement des personnes. En faisant le pari que l'autonomie leur permettra de trouver la meilleure solution pour arriver à tenir leurs engagements finalement.

Camille : L’idée, c’est que plus on va donner d’autonomie aux travailleurs, plus ils seront heureux, ils fourniront un meilleur travail, et seront plus productifs ! 

C’est ce que confirme Agnès Parent-Thirion, sociologue, statisticienne et directrice de recherche à l’Eurofound, la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail.

Agnès Parent Thirion : L'étude qu'on a fait récemment montre que ces formes d'organisation du travail qui ont cette forte autonomie au niveau individuel, mais aussi collective. Elles sont bonnes pour la motivation. Elles sont bonnes pour la créativité. Ce qu'on sait, c'est que l'autonomie, c'est bon pour la santé et que c'est bon pour faire du bon travail. Voilà, c'est pas la condition et ça ne fait pas tout. Mais c'est vraiment l'ingrédient, le marchepied qui est essentiel.

Camille : Pour Chloé, un des grands bénéfices de l’autonomie, c’est justement cette capacité à s’impliquer, à progresser et à repousser ses limites. 

Chloé : Comme t'es complètement autonome, tu deviens aussi un peu plus créatif, tu te lances un peu plus parce qu'en fait t'es obligé.e. Et du coup, tu te pousses un peu dans tes retranchements et ça te permet effectivement de mettre du tien dans ton travail. T' es obligé.e de mettre du tien dans ton travail. Si tu travailles en équipe de travail, comme un employé et que tu peux un peu te planquer... Ben, tu ne vas pas forcément te pousser alors que seul.e, tu n'as pas le choix.

Camille : La notion d’autonomie comprend donc l’idée de se développer au travail et d’y prendre du plaisir. Elle inclut non seulement la marge de manœuvre dans l’exécution des tâches, mais aussi la participation aux décisions ainsi que, comme en témoigne Chloé, l’utilisation et surtout le développement des compétences. Plus on est actif, ou plutôt acteur de son travail, plus on s’implique dans la mission qu’on exerce, et plus on va maîtriser les tâches que l’on accomplit. Par exemple, on va se poser des questions sur la manière la plus efficace de rédiger un rapport, ou alors on va trouver des solutions innovantes pour booster une présentation. Bref, on va développer nos compétences.

Selon la dernière enquête de la Dares, la direction des études statistiques du Ministère du travail, enquête qui porte sur les conditions de travail et les risques psychosociaux : plus de 28% des salariés français disent ne pas avoir la possibilité de développer leurs compétences justement au travail. Certes, ça veut dire aussi qu’une large majorité des salariés pensent le contraire. Mais ce chiffre de 28% n’est pas négligeable, quand on sait les conséquences que peut avoir un tel ressenti au travail sur la santé.

Car un travail qui n’ouvre aucune compétence nouvelle place les salariés dans une situation de dévalorisation, et mène souvent à de l’angoisse et la dépréciation de soi.

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Camille : De manière générale, et comme le montre le modèle de Karasek, le manque d’autonomie joue un grand rôle dans la survenue du stress et plus généralement des risques psychosociaux au travail. 

Agnès Parent Thirion : Il y a eu beaucoup d'études épidémiologiques, justement, où on a mesuré le niveau d'autonomie des gens dans leur tâche de travail avec des marqueurs biologiques. Et puis on a suivi sur plusieurs années. Donc on sait que quand les gens en situation de faible autonomie ont un plus grand risque de développer des maladies cardio vasculaires, d'avoir des troubles musculo squelettiques et d'avoir des problèmes de santé mentale, par exemple, dépression. Donc ça, c'est... On le sait.

Camille : Il existe un rapport, remis en 2011 par le Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail. Et ce rapport indique que - je cite -  “le manque de latitude décisionnelle est un facteur psychosocial de risque cardiovasculaire et pour la santé mentale”. Le rapport ajoute que “Au-delà des risques de maladie (...) Une faible autonomie au travail risque d’entraîner dans un cercle vicieux, causant des changements intellectuels et mentaux susceptibles d’enfermer dans l’emploi peu qualifié et de diminuer la qualité de vie hors travail”.

Bref vous l’avez compris : l’autonomie dans le travail est plutôt un facteur favorable au bien-être, tandis que le manque d’autonomie comporte de sérieux risques de souffrances au travail.

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Camille : Mais l’autonomie, c’est pas seulement bon pour la santé, c’est aussi bon pour l’économie.

Être autonome, c’est aussi être efficace et compétitif. Ca renvoie à l’idée d’une capacité d’initiatives, de discernement, d'auto-organisation, voire de « liberté » dans le travail.

D’ailleurs, de ce mouvement vers plus d’autonomie dans le travail dont parlait Yves Roquelaure, est né le concept d’entreprise libérée. 

L’entreprise libérée, c’est ni plus ni moins une forme d’organisation du travail, dans laquelle les salariés sont totalement libres. Le terme est apparu dans les années 90. Mais le concept s’est développé plutôt dans les années 2000. 

En France par exemple, la biscuiterie Poult, basée à Montauban, a été une des premières entreprises à opérer cette révolution managériale. A partir du milieu des années 2000, fini les chefs ! Les collaborateurs s’impliquent sur toute la ligne de production, de la R&D jusqu’à la relation client. Les réunions sont ouvertes à tout le monde, les infos sur l’entreprise sont accessibles à tous. Et la boîte est pilotée par de petites commissions de 15 personnes en fonction des sujets, et qui tournent tous les trois ans.

En anglais, l’équivalent d’une entreprise libérée, c’est le flat management. Sous entendu : pas de patron, pas de hiérarchie, on est tous à égalité. Chacun fait son boulot dans son coin sans surveillance pourvu que les objectifs soient atteints.

Yves Roquelaure : C'est un peu l'esprit start up, c'est donner de l'autonomie où chacun va organiser son travail pour atteindre des objectifs globaux de l'entreprise avec une liberté d'action très large. Ça ressemble plus à un travail libéral de profession libérale au sein d'une entreprise.

Avec une fois que les objectifs sont fixés, vous les atteignez un peu de la manière dont vous le souhaitez et avec des possibilités de liberté, de manœuvre, mais aussi de lieu de travail, de fonctionnement comme ça. 

Camille : Pour Yves Roquelaure, le modèle est intéressant, mais il a aussi des limites. 

Yves Roquelaure : Y'en a qui marchent très bien, où les gens adhèrent de manière absolue. Et cela fonctionne bien. Il y a sans doute du charisme de leader. Cela ne marche pas partout non plus. Mais après, dans les études un peu fines qui ont été faites dans certaines entreprises libérées dites libérées, on voit bien qu'il y a des gens qui sont des gagnants dans cette affaire par rapport à l'entreprise qui change son mode, et d'autres qui s'y retrouvent pas. Et ceux qui ont besoin d'un travail un peu cadré, un peu prescrit en fait sont en souffrance et souvent, ne restent pas.

Camille : Google aussi avait testé le flat management. En 2002, c’était l’une des premières entreprises de la Silicon Valley à expérimenter ce système. Mais l’entreprise en est revenue six ans plus tard.. En cause notamment : une perte de temps pour régler les problèmes, des incompréhensions dans le contenu des tâches, des soucis d'efficacité et même, pour certains, un sentiment d’insécurité.

Mais comment ce qui, sur le papier, ressemble à une libération peut en réalité devenir une vraie contrainte ? 

Ce qu’explique Yves Roquelaure, c’est d’abord que l’autonomie, et bien c’est pas fait pour tout le monde !  Il se rappelle notamment d’un patient qui avait très mal vécu cet accès soudain à l’autonomie dans le travail :

Yves Roquelaure : Je pense à une personne qui était probablement très psychorigide, sans doute, qui était comptable, caissier d'un grossiste dans l'agro alimentaire, qui a travaillé 25 ans à faire à peu près tout le temps la même chose. Une tâche assez parcellisée de faire des bons de commande, très standard. L'entreprise a été rachetée par un groupe belge à l'époque, qui a mis de nouvelles méthodes de travail en donnant beaucoup plus d'autonomie aux clients, de la polyvalence et finalement, en instaurant un peu de force, finalement, une plus grande autonomie et management par objectifs. Cette personne a décompensé et a fait un passage à l'acte suicidaire et on l'avait vu à ce moment-là. En fait, il semblait très clairement dans son cas que c'était la transformation d'un manque d'autonomie claire pour d'autres personnes. Lui s'est retrouvé dans une situation où, finalement, il était perdu.

Camille : En fait, pour que le résultat soit bénéfique, il ne s’agit pas simplement de donner plus d’autonomie aux travailleurs, il s’agit de voir comment les travailleurs réussissent à exercer cette autonomie. 

Souvent, elle n’est qu’une façade, et s’accompagne de nombreuses contreparties, parmi lesquelles, et ça peut paraître paradoxal : plus de contrôle de la part des managers.

Pour Yves Roquelaure, c’est une des limites de l’autonomie au travail. 

Yves Roquelaure : L'autonomie c'est pas la liberté dans le travail. Vous n'êtes pas auto entrepreneur à faire ce que vous voulez ou artistes ou cultivateurs dans votre jardin. C'est la contrepartie du desserrement en fait du contrôle des travailleurs à la chaîne du modèle fordiste classique a été assouplie dans le modèle de l'autonomie. Cela a été surtout dans les services où c'est plus difficile de cadrer le travail, par des mécanismes de contrôle beaucoup plus stricts : contrôle des résultats, contrôle de la qualité, contrôle de l'engagement par différentes méthodes. Et puis même surtout, auto contrôle. C’est-à-dire qu’on vous demande, c'est le reporting.

Et donc, parallèlement à la montée de l'autonomie, vous avez une montée un peu insidieuse, finalement, d'une forme de contrôle qui était probablement pour Christophe Dejours, psychanalyste du travail, psychodynamicien, c'est un changement de société. C'est-à- dire que les personnes se créent eux mêmes, leur aliénation, si l'on peut dire,, en se contrôlant eux-mêmes.

C'est-à- dire que c'est... à Un moment où vous êtes obligé d'adhérer aux objectifs qu'on vous donne et de vous contrôler, de faire un rapport quasi quotidien, voire à l'heure de votre activité, voire beaucoup plus court sur certaines plateformes, ça tient tant que vous à adhérer aux objectifs. Dès qu'à un moment, vous êtes un peu plus perplexe. Vous voyez qu'il y une forme d'aliénation qui se crée dans ce qui n'est pas une liberté finalement, ça se bloque et là, on voit des situations de souffrance au travail qui sont assez violentes.

Camille : C’est ce qu’a vécu Nathan. C’est un jeune commercial de 30 ans qui travaille dans le marketing digital. Il a travaillé plusieurs années à Berlin avant de rentrer en France où il habite aujourd’hui. Le problème, c’est que lorsque lui était en Allemagne, ses managers étaient basés dans un autre pays. Tantôt à Paris, tantôt à Londres. De fait, Nathan était un peu livré à lui-même et devait gérer seul son travail, étant donné que son patron était à des milliers de kilomètres. Mais, contre toute attente, cette distance, qui aurait pu lui conférer une certaine indépendance, s’est révélée destructrice. Au final, cette supposée autonomie liée à son isolement justement, s’est retournée contre lui.

Nathan :  Je pense qu'ils ont voulu un moment donné, pallier cette distance géographique par une espèce de proximité psychologique donc avec des points. Et puis, ce qu'on appelle, avec une sorte d'anglicismes le micro management, c'est à dire que des points très fréquents.

On te dit d'être autonome, mais en même temps, on te dit tout ce que tu dois faire, donc on te laisse pas être autonome. C'est cette espèce d'ambivalence entre entre soi, autonome et fait exactement ce que je te dis, qui était un peu étrange. Je pense que un manager ça doit avant tout aider. Mais là, le management c'était un peu plus fliquer et culpabiliser. Et tout et tout, tout ce genre de choses qui, pour moi, fait partie du micro - management. C'est-à-dire quand on regarde le suivi sur toutes les petites tâches que tu fais, on te demande de faire des rapports sur toutes les activités que tu entreprends dans la journée. Tu dois expliquer exactement ce que tu as fait tous les jours. C'est ça, le micro management. C'est demander des comptes rendus sur tout, et nous dire comment on doit faire ce qu'on a à faire.

Et c'était de l'infantilisation du style : Partage ton écran. Voilà maintenant que je veux que tu fasses ça. On va passer une heure et il va passer pendant une heure, me dire ce que je dois faire et va me regarder faire ce que je dois faire.

Camille : En fait, pour que l’autonomie au travail soit un facteur de bien être, elle doit être construite, et non prescrite. Je m’explique. Admettons que je sois un patron, et je dis à mes salariés : faites ceci, et débrouillez vous ! On peut considérer en quelque sorte que je leur donne de l’autonomie. Mais cette autonomie ne s’accompagne pas de repères nécessaires au bon exercice de leur tâche : ça peut être une deadline, des indications sur le fond ou la forme attendue, la formation à un outil nécessaire pour exécuter ladite tâche. Bref, ça peut être plein de choses qui vont manquer à mes employés, qui risquent fort de se sentir complètement largués ! 

Admettons en plus, que les objectifs donnés soient très ambitieux, mes employés vont se sentir dépassés et incapables de les atteindre ou bien se surmener pour y arriver. 

Yves Roquelaure explique bien ces nombreux problèmes liés à l’autonomie prescrite : 

Yves Roquelaure : Le problème de l'autonomie, c'est quand on donne de la marge sans son contenu. Les gens ne sont pas formés pour y faire face, ne comprennent pas bien les objectifs, ne sont pas ... La tâche est finalement assez peu claire. Il y a un certain nombre d'activités de services où les missions ne sont pas toujours parfaitement comprises par les opérateurs. Et là, la question de l'autonomie peut être une source d'anxiété, voire une source de mise en difficulté, d'impossibilité à atteindre les objectifs.

Et puis on a un autre problème dans l'autonomie. Ça envoie très souvent chez les cadres commerciaux, c'est une autonomie, mais avec des objectifs qui ne sont pas atteignables, difficilement atteignables. Et là, c’est “tu te débrouilles mais tu me vend x voitures dans le mois ou tu fais un chiffre tel produit dans les supermarchés chaque mois”, avec des objectifs qui sont en constante progression. Et là, vous pouvez avoir toute l'autonomie que vous voulez, vous n'avez pas les moyens de mobiliser les savoir-faire des hommes, techniquement ou humainement, vous n'y arrivez pas. Et on a des patients qui nous disent que c'est comme une course cycliste sans ligne d'arrivée. On est toujours obligé d'accélérer et d'en faire toujours plus.. Et puis, on ne sait pas où ça s'arrête.

Donc quand l'autonomie n'est pas bien construite, elle peut avoir des effets pervers et, à mon avis, assez nombreux d'un point de vue sur les conditions, sur les conditions du travail collectif. ça peut mener à l'épuisement. Quand c'est une autonomie avec des objectifs qui sont excessifs par rapport aux moyens que vous avez de réaliser votre travail.

Camille : Si l’autonomie n’est pas une liberté, l’autonomie ne doit pas non plus être une solitude. Être autonome dans son travail, ce n’est pas s’exclure des autres, au contraire. Il faut pouvoir discuter, au sein de son équipe, et avec ses supérieurs, des marges de manœuvre que l’on souhaite avoir. L’organisation du travail, pour être efficace et acceptée de tous, doit être mise en débat. Le psychologue Yves Clot, Psychologue du travail et Professeur à la chaire de psychologie du travail du CNAM disait même qu’elle doit être “disputée”. Agnès Parent-Thirion aussi en est convaincue. 

Agnès Parent-Thirion : Ce qui est important, c'est qu'on puisse avoir de l'autonomie et qu'on puisse discuter avec ses collègues de qu'est ce que c'est que le travail bien fait? Et quelles sont les marges de manœuvre dont on a besoin pour faire le travail bien fait?

Mettre les choses en débat, ça permet de savoir quel est le niveau de travail qui est acceptable. Quelle est la bonne façon de le faire. Ça permet de savoir comment les autres travaillent et donc, en cas de situation difficiles, à qui je vais pouvoir demander de l'aide, à qui je vais pouvoir en offrir.

Et ce temps de dialogue, c’est pas du temps perdu. Parce que parfois on se dit “la consultation, ça prend trop de temps”. Mais non. C'est indispensable de se dire que chacun peut contribuer et on ne sait pas par avance forcément quelle est la contribution significative ou la contribution spéciale du moment de la personne? Chacun peut contribuer et on a intérêt à travailler ensemble.

Camille : Yves Roquelaure va plus loin. Pour lui, l'autonomie n'a d'intérêt que si elle est associée à de la solidarité.

Yves Roquelaure : Il me semble qu'un des problèmes dans le monde du travail actuel depuis une vingtaine d'années, c'est quand même la diminution des solidarités collectives dans le travail, quel que soit le secteur.

Et ça, ça, c'est lié aussi à l'autonomie. C'est pas facile de donner une autonomie à un groupe. Parce que ça peut être incontrôlable, alors qu'on peut la donner à des individus sous contrat, sous condition qu'ils respectent un reporting précis ou des mécanismes de contrôle. Ça se joue là, l'histoire. Et on voit, nous on le voit dans nos études, on voit que les mêmes pour les troubles musculo squelettiques, le fait qu'il y ait moins de soutien social entre les travailleurs et les personnes, coopèrent moins avec leurs collègues, est un facteur de risque.

Parce que les personnes ne s'entraident pas, ne se donnent pas des ficelles de métier, ne compensent pas les jours où l'un est fatigué et pas l'autre. Et ça, c'est faisable s'il y a une autonomie d'un groupe, mais pas individuelle. Et comme l'autonomie, elle est allée de pair avec une évaluation individuelle des personnes, voire une individualisation de la rémunération. Ça a donné de la liberté, mais en même temps déconstruit les collectifs de travail.

Et la diminution de ces collectifs de travail, c'est une source absolument majeure de ce qu'on appelle les risques psycho sociaux. C'est évident que les comportements déviants au travail, la violence, les harcèlements diverses n'existeraient pas ou en tout cas beaucoup moins s'il y avait une régulation collective au travail plus forte.

Je pense à des médecins du travail un peu âgés, m'ont tous dit il y a 25 ans, on voyait jamais ces harcèlements ou ces remarques désobligeantes. Si quelqu'un était désagréable les gens de l'atelier ou du bureau allaient voir le chef, lui disaient “Tu arrêtes! C'est insupportable” et ça se contrôlait. Là, quand on est seul face à ça, c'est beaucoup plus difficile.

L'autonomie va expliquer certaines des pathologies psychosociales qu'on voit qu'on voit actuellement.

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Camille : En parlant à Chloé, je me suis rendue compte aussi, que derrière la grande liberté que lui offre le statut de free-lance, il lui arrive aussi de souffrir de ce sentiment de solitude et du manque de solidarité. Comme si quelque part, ça ne lui ferait pas de mal de temps en temps, de se sentir appartenir à un groupe, au même titre que les salariés d’une entreprise. 

Chloé : Le moment où je me suis vraiment dit “OK, là, j'aimerais vraiment être en équipe”. C'est quand j'ai travaillé pour un client qui était particulièrement stressant et qui me mettait une pression, mais qui n'avait même pas de sens en fait. Et du coup, j'étais complètement seule face à ce client que j'ai même essayé de lui dire “OK. En fait, ça ne marche pas, on ne travaille pas ensemble, ce n'est pas possible”, mais qu'il a continué presque à me harceler.

Et c'est devenu tellement stressant pour moi que j'ai fait une crise d'urticaire sur tout le corps.

Parce que je n'arrivais pas à partager ce stress, je n'arrivais pas à en parler à mes amis autour de moi, parce que même si je peux en parler, ils ne vont pas partager cette charge de stress et de pression. En fait, dans ces moments-là, là, je me sens vraiment très seule et je suis coincée en fait.

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Camille : Au cours de la préparation de cet épisode, j’ai aussi eu l’occasion de discuter avec la psychologue du travail Anne Jakowleff. Je me rappelle d’une phrase qu’elle a dite : “On a toujours besoin des autres pour travailler”. C’est vrai que quelle que soit la nature de notre travail, que l’on soit salarié, indépendant, profession libérale ou que sais-je, le travail est une expérience collective. On travaille tous, si ce n’est avec quelqu’un, au moins pour quelqu’un. Et même quand on n’a pas de patron, le travail, c’est la reconnaissance des autres. Anne Jakowleff disait aussi : “c'est important de faire du beau travail, parce que le travail, c'est quelque chose qu'on montre aux autres de soi même”. Il est donc vain de penser que la solution à tous nos problèmes, c’est d’être plus autonomes, plus libres, plus indépendants dans notre travail. L’autonomie est un facteur de bien-être et d’émancipation, mais elle peut aussi rimer avec aliénation, surcharge de travail, ou encore individualisation. Au final, pour être bénéfique, l’autonomie doit être mise en place avec soin et attention, elle doit être le fruit d’un dialogue entre employeur et salarié, et doit toujours préserver la solidarité. 

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Camille : Vous venez d’écouter Travail (en cours). Si vous souhaitez nous partager votre histoire par rapport au travail, vous pouvez nous écrire à hello@louiemedia.com

Louise Hemmerlé est chargée de production. Cyril Marchan était au montage et à la réalisation. 

La musique est de Jean Thévenin et le mix a été fait par Olivier Bodin.

Marion Girard est responsable de production, et Maureen Wilson responsable éditoriale. Mélissa Bounoua est à la direction des productions et Charlotte Pudlowski à la direction éditoriale. 

Vous pouvez nous retrouver là où vous avez l’habitude d’écouter vos podcasts : Deezer, iTunes, Spotify, Soundcloud. Vous pouvez aussi nous laisser des commentaires et des étoiles, et si l’épisode vous a plu, n’hésitez pas à en parler autour de vous. Et si vous aimez ce podcast, découvrez les autres podcasts de Louie : Émotions, Le Bookclub, Fracas, Passages.

À bientôt !