Retranscription : Chloé Moglia

Générique 

Agathe Le Taillandier : en écoutant ce nouvel épisode du club, j'ai pensé aux œuvres de l'artiste Mondrian. 

Vous savez, ce sont ces toiles quadrillées par des lignes noires, entre lesquelles carrés de couleurs et carrés blancs prennent forme.

Inspiré par les gratte-ciels et le quadrillage rectiligne de la ville de New York, Mondrian recherche l'abstraction et la pureté formelle. Mais ces figures géométriques ne sont ni froides, ni mécaniques. Je trouve qu'elles dessinent un monde avec ses vides et ses angles, ses forces opposées et contradictoires. Et si notre monde était peuplé de lignes qu'on ne voit pas, qu'on oublie à force de les suivre et de ne pas les tordre ?

Le livre du jour explore la place des lignes dans notre monde à travers le regard aguerri d'un anthropologue. C'est la performeuse Chloé Moglia qui a choisi cet étonnant essai. Cette danseuse et trapéziste travaille avec des barres, mettant ainsi en scène des corps en suspension, entre équilibre et lignes brisées.

Son dernier spectacle, L’Oiseau-Lignes, qu'elle co-signe avec la musicienne Marielle Chatain, est présenté au 104 à Paris, dans le cadre du festival Les Singulier.e.s, qui met à l'honneur des créations transdisciplinaires et dont Le Book Club est partenaire. Théâtre, danse, musique, arts visuels et cirque se mêlent autour d’un thème commun : le portrait et l’autoportrait. Et pour cette nouvelle édition, le programme prend une couleur plus que jamais féminine. Vos épisodes du Book Club donnent la parole à des créatrices programmées au festival Les Singulier.e.s. Aujourd’hui donc, l’artiste Chloé Moglia. 

Je suis Agathe Le Taillandier, bienvenu.e.s dans Le Book Club ! 

Générique 

Chloé Moglia : qu'y a t il de commun entre : marcher, tisser, observer, chanter, raconter une histoire, dessiner et écrire ? 

Il est une heure du matin, et en ce moment, je suis dans la campagne bretonne, en bordure d'un village qui s'appelle ? Là où j'habite. Dans une maison. Et il fait nuit noire dehors. Il n'y a pas de lune. Cette nuit, c'est la nouvelle lune.. et voilà tout le monde dort là-haut, sauf la Mama. C’est la vieille chatte qui circule un peu en bas. 

Musique 

Évidemment, il y a une bibliothèque dans la maison. Presque tous les livres sont à l'étage. Je n'en ai pas mis beaucoup, mais ça ne fait pas très longtemps en fait, que l’on habite là. C'était une grande question : où est-ce qu'on met les livres ? Et du coup, c'était drôle parce que les cartons de livres, c'est super lourd quand on déménage. Moi j'ai beaucoup déménagé, donc je me suis trimballée beaucoup de cartons de livres. Et en arrivant ici, je me suis dit : “Tiens, où est-ce que ça va aller ?”. Et c’est drôle parce qu'à la fois, c'est très lourd et à la fois je me dis : “Non non c’est un peu ce qui élève aussi quoi”. Donc ça a beau être lourd, il fallait quand même que ça monte. Ça avait du poids et pourtant, il fallait que ça aille là-haut. Donc, la plupart sont en haut. C’est les livres qui accueillent quand on monte l'escalier, quand on arrive là-haut. Sinon, j'aime bien me balader sur les tranches des livres par le regard et voir ce que ça me raconte.

Et il y en a plein. Je ne me souviens plus vraiment de ce que ça dit dedans. Par contre, j'ai un souvenir très net de l'ouverture que ça crée en moi. Il y a une forme de joie que j'ai eu à les lire. C'est parfois plus précis que le livre en lui-même. Je dis ça, mais ça dépend des livres.

Musique 

J'ai choisi de vous parler d'Une brève histoire des lignes

C'est un livre de Tim Ingold. C’est un anthropologue qui a un nom extraordinaire parce qu’il s’appelle Ingold, donc on dirait que c'est un mec “en or”, “in gold” donc voilà Tim “in gold”. Il enseigne à l'université d'Aberdeen, en Ecosse. Je ne sais pas s’il est écossais, en tout cas il est anglophone. 

C’est un livre qui est traduit, mais je trouve qu'il est très joliment traduit. C'est Sophie Renaud qui l'a traduit. C'est super. Et alors, Une brève histoire des lignes.. en fait, j'avais lu avant Marcher avec les dragons, de ce fameux Tim Ingold, que j'avais trouvé par hasard dans une librairie que j'aimais. Et il y avait ce Marcher avec les dragons, aux éditions Zones sensibles, je trouve que ces éditions magnifiques d’ailleurs, et la couverture du livre Marcher avec les dragons plus le titre, je ne savais pas du tout de quoi il s'agissait, mais je l’ai trouvé magnifique. Et puis j'ai lu, j'ai pu lister le début ou la quatrième de couverture et je me suis dit : “Ah, là, il y a un truc de dingue”. (rires) 

Et du coup, j'ai pris ce Marcher avec les dragons et j'ai trouvé ça magnifique. Et après du coup, j'ai regardé ce qu'il avait écrit d'autres ce Tim Ingold et je suis tombée sur Une brève histoire des lignes. Alors il commence à être un peu abîmé. Il est très annoté. Quand je vois des trucs et que ça me met en joie de dingue, je souligne au taquet et j’ai l’impression qu’au plus je vais gratter le crayon dedans, au plus je vais arriver à aller retrouver cette joie après. Je souligne comme pour attraper des mots et pouvoir après retrouver la joie de les lire. Sauf qu'en général, quand j'y retourne après, ça ne me fait pas du tout la même chose. Mais ça me permet d'avoir des petites balises pour me re-balader dedans. Alors des fois, quand je me balade dans un livre que j'ai tout annoté, des fois je relis vraiment ce que j’ai souligné, là où j'ai des petites marques. Et des fois, je lis justement entre tout ça. Je me dis : “Tiens, c'est marrant, j'ai pas annoté ce bout là, au milieu, ça se trouve il y a des perles que je n’ai pas su voir au moment où je l'ai lu”. Et du coup, je reprends, et j’annote, ou j’annote pas, mais en tout cas, ça architecture le livre. Des fois pour relire entre les lignes, c'est le cas de le dire, entre les lignes que j'avais re-souligné, moi. 

Alors, je ne peux pas résumer rapidement le propos de ce livre parce que de ce que j'en tire comme ça, c'est pas vraiment un propos. C'est un peu comme une ballade. Alors c'est Une brève histoire des lignes, et lire ce livre, c'est un peu comme une espèce de promenade avec quelqu'un qui va te montrer des choses que tu n'avais jamais vu même si tu avais déjà fait ce tour là. Il est assez dingue ce Tim Ingold je trouve. Il a une espèce de liberté de s'embarquer dans des trucs que je trouve complètement stupéfiant. Quand sur l'introduction du livre, à un moment il dit : “De fait, lorsque j'ai fait part de mon idée à des amis et collègues, (donc l'idée d’écrire une anthropologie des lignes, parce ce qu'il est anthropologue, du coup, pour un anthropologue d'aller parler des lignes…), quand j'ai fait part de mon idée à mes amis et collègues, leur première réaction a souvent été celle d'une franche incrédulité”. Et en fait, il y va quand même. Il y va quand même, puis un autre moment il dit, c'est assez joli : “Attention, je ne fais pas une espèce d'étude efficace, absolue sur toutes les lignes..” J’sais plus où il le met, ça je ne l'ai pas souligné, mais je trouve ça très beau. Il dit : “Je vais chercher à écrire un petit peu là-dessus”. Je trouve qu’il y a une très belle humilité. Il fait un bout. Il fait le bout qu’il fait. Du coup, ça aide à ne pas être trop impressionné. Moi, j'aime bien. Je crois que j'attrape ces petits bouts là où je vois vraiment l'humanité de celui qui écrit, enfin l'humanité ça pourrait être l'animalité aussi, mais au sens de quand j'attrape un peu de sa fragilité, enfin ce n’est pas de la fragilité, au contraire, c'est une grande force, mais en tout cas de sa délicatesse, d'une sorte de tact. Ce n’est pas un livre ou quelqu'un est en train de me dire : “Vas-y chérie, je vais t’expliquer”. 

Du coup, c’est : “J'ai vu un peu les choses et on va regarder un peu ça. Je propose de raconter un petit peu de ça, quoi”. Il y a quelque chose qui permet, je trouve, du coup, pour moi, d'aller après dans le livre et de dire : “Je vais essayer d'en lire et pas d’en comprendre, mais d'en assimiler, en tout cas, d’arriver à me promener un petit peu dedans”. Ça donne le droit ou “un petit peu”, en fait.

Et effectivement, il commence le livre dans l’introduction par une très jolie question. Le tout début du livre c’est : “Qu'y a t il de commun entre marcher, tisser, observer, chanter, raconter une histoire, dessiner et écrire ?”. Il continue en disant : “La réponse est que toutes ces actions suivent différents types de lignes”, et à partir de là, il démarre. 

Et là, il a essayé de trouver toutes les lignes, de parler de toutes les lignes. Il fait voir le monde sous son aspect de ligne. C'est un peu bizarre comme ça. Mais ça ouvre au fait, qu'effectivement, quand on se balade dans la forêt ou qu'on fait un trajet, même dans une ville, le trajet qu'on fait, c'est une ligne. On dessine une ligne. Quand on suit le champ, on parle de suivre le fil d'une pensée, du coup, c'est une ligne. C'est la même chose. On se promène dans des paysages psychiques ou intelligibles, plus ou moins d'ailleurs, des fois.

Quand on écrit, évidemment, c'est une ligne aussi qui se forme et c'est pas forcément la ligne de la pensée, c'est aussi la ligne, quand on écrit à la main, c'est drôle d’écrire à la main.. si on penche plus, si on reste plus droit, enfin il y a une espèce d'affect de la ligne. C'est un livre qui m'a mis dans des états de joie complètement dingue, en fait. Je crois de joie de voir la liberté qu'il se donnait à rassembler des choses que jusque-là, j'avais vu personne rassembler. Je n’avais vu personne faire des liens dans des choses aussi éloignées. Et il y a un petit mot à la fin que je trouve ça génial. À la toute fin, il y a une sorte de postface. Donc il nous a emmené dans plein de zones de lignes, et puis il se met à mettre ensemble les orages et les limaces, ça m’a fait rire ! Et il dit : “Même si l’orage et la limace opère à des échelles extrêmement différentes, (parce qu’il est très précis dans ce qu'il observe), leur principe de fonctionnement ne sont pas si éloignés. Tandis que l'orage s'enroule et se déroule, laissant derrière lui une trace destructrice s'il est sévère à la surface de la terre, la limace aussi, pousse et tire laissant derrière elle une traînée de bave sur le sol”. Il continue en disant : “Ce cycle et ce rythme de pousser-tirer me semble fondamental à la vie de la plupart, sinon de toutes les créatures animées, y compris nos mois humains”, et après il dit : “A l'image de la limace dans la marche comme dans la respiration. Il faut tirer pour pousser”. Donc il fait des espèces de liens, enfin, il arrive à regarder la limace et l'orage en même temps et relie les deux. Et il y a une liberté que je trouve presque insolente là-dedans. C’est trop joyeux de voir tout ça. C'est comme si ça remettait le monde ensemble. Ça retisse des liens, ça relie et ça fait une religion de lignes. 

Musique 

Il y a un endroit où je retrouve une sorte de fraternité, de sororité avec ça. L'endroit où, dans ma pratique, j'aime bien essayer d'accorder de l'importance à des choses auxquelles je trouve que d'habitude, on n'accorde pas beaucoup d'importance.

C'est un peu ce que j'appelle “le plomb de la pratique”. Je fais des sortes de petites analogies avec l'alchimie, j’ose, d'une manière tout à fait profane. Mais le plomb, c'est un peu tout ce qui est vil, tout ce qui est nul, c'est lourd, c'est pourri quoi. Et ma pratique de la suspension, ma pratique c’est ça, c'est de se suspendre à des lignes. Du coup, ma pratique de la suspension, il y a plein de petites choses.. à l'époque quand je faisais du trapèze, il y avait les figures, puis tout ce qui était entre les figures, c'était très embêtant, et finalement, ce que j'appelle désormais la suspension, ce n'est fait maintenant que de ce qui était entre les figures. J'ai retiré tout cet aspect de figure pour ne garder finalement que le plomb, que ce dont je ne savais pas quoi faire, finalement, qui était tout nul. Et à force de travailler ce “tout nul” et quand on travaille cette matière, ce plomb tout ça, par plein d'opérations qui ne sont pas alchimiques, qui sont du travail, de la suspension, finalement ce plomb finit par révéler une forme de lumière, va l'accueillir. Finalement, il l’a laisse passer. C'est un peu comme ça qu'on fait de l'or après. Tout le travail, c'est d'attraper ce plomb, ces choses vils et inintéressantes et d'y être suffisamment attentif, scrupuleux, précis et amoureux de ces zones là, de ces espaces pour que ça devienne très lumineux.

Musique 

Je retrouve quelque chose de cet ordre là dans ce livre, Une brève histoire des lignes, ou des choses un peu mal considérées d'habitude ou qui n'ont aucune espèce de valeur, sont observées avec beaucoup d'égards… Il en tient compte et du coup, ça devient lumineux et clair. C'est très joyeux. Et il parle, par exemple, des TGV. Avec mon métier, j'ai pris beaucoup de trains. Les TGV, c'est quand même drôle, l'idée de trajet. En fait, c'est drôle l'idée de voyage où on va d'un point à un autre point, par une ligne quasi droite, où tout le travail est d’annuler l'espace entre un point et un autre, d'annuler le temps. Au plus vite et moins on voit ce qui se passe entre les deux, au plus on est content. Et c'est tout l'inverse d'un trajet où on prendrait le temps de le parcourir en fait, de vivre ce qui nous fait passer. Alors, du coup, on passe plus d'un point à l'autre si on parcourt vraiment un trajet, il y a plus de points en fait. Il y a de la ligne, et on prend plus ou moins le temps d'aller le long de cette ligne. Et puis, elle ne va pas être en ligne droite, elle va être toute sinueuse et du coup, il parle de ces lignes droites qui sont  très présentes dans le monde moderne, occidental. Elles sont vraiment reliées à l'idée d'une grande rationalité, d'une chose qui va être fière d'être hors sol, au sens de s'élever dans les sphères de la grande réflexion, de la rationalité, de l'objectivité.

On a quitté le monde sinueux du vivant, de la vie, des choses, de l'existant, qui nous met des bâtons dans les roues et on plane au dessus, de manière très détachée, droit, clair, alors qu'en fait, quand on regarde la vie, quand on est pas dans un avion tout en haut, mais qu'on est vraiment sur la terre qu'on habite, tout est un fourmillement de lignes, un entrelacement de limaces, d'herbe, effectivement de mélodies qui passent, de pensées qui traversent le trajet, de tout ça.

Et là, il n’y a plus beaucoup de lignes droites et il dit même qu'il n’y a même plus vraiment de découpage de lieux, en fait. Il y a une espèce de continuum. On rentre un peu plus dans un lieu et on en sort un peu plus. Mais l'idée d'un endroit défini par une ligne qui serait une sorte de frontière extérieure et qui, du coup, implique un principe possible de fermeture ou de confinement et tout ça, quand on regarde les lignes de comment ça se trace dans le vivant, ça explose tout ça.

On est plus ou moins dans un nœud entrelacement, d’enchevêtrements. Ça fait penser à Deligny aussi, avec ses lignes d’air, avec sa manière magnifique de nommer tout ça, tous les dessins qu'il fait des trajets des autistes avec lesquels il vit. Et du coup, on n'est plus sur des zones de territoires fermés. On a lieu. On existe plus quelque part, on a lieu quelque part. Du coup, c'est beaucoup plus ouvert.

Il y a quelque chose qui gagne en précision et en ouverture à la fois. C'est un peu le principe même de ce livre où il y a beaucoup de rigueur et énormément d’ouverture, une forme de légèreté amusée même, je trouve. 

Enfin, je crois que les livres m'aident à ce que le monde prenne plus de consistance et que j'arrive à augmenter ma surface de contact ou en tout cas, d’être davantage dans un contact tactile vivant, curieux, de désir d’être au monde.

Donc les livres, ça me fascine. Ça me fascine les espaces que cela peut ouvrir. En même temps, je me méfie des mots parce que j'ai l'impression que c'est ce qui nous coupe du fait de sentir, dès qu’on se met à penser avec des mots, il y a quelque chose qui s'extrait du contact. Et en même temps, des fois, les mots permettent de travailler davantage ce contact. C'est comme s'il y avait des allers retours à faire entre le monde des mots et ne pas oublier la nécessité du monde sans mot. C’est-à-dire du monde où on arrête de turlupiner la tête, on arrête le petit vélo et au contraire rentrer dans le contact.

Du coup, il faut des livres et puis plus de livres, et puis des livres et puis plus de livres.

Générique de fin 

Agathe Le Taillandier : vous venez d'écouter Chloé Moglia, à son micro, et elle répondait aux questions de la journaliste Maude Ventura. Elle vous recommande Une brève histoire des lignes de Tim Ingold dans une traduction de Sophie Renaud. Chloé Moglia est performeuse et directrice artistique de la compagnie Rhizome.

Son dernier spectacle L’Oiseaux Lignes, co-créé avec Marielle Chatain, est présenté aux CENTQUATRE-PARIS.

Maud Benakcha est à l’édition et à la coordination du Book Club. Elle a fait le montage de cet épisode et Jean-Baptiste Aubonnet a réalisé le mixage. La musique du Book Club a été composée par Mélodie Lauret et Antoine Graugnard.

Le Book Club est une production de Louie Media rendue possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditoriale, Marion Girard, responsable de production, Mélissa Bounoua, directrice des productions et Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale.

Cet épisode est en partenariat avec le festival Les Singulier.e.s qui a lieu au CENTQUATRE-PARIS.

A très vite