Retranscription - Daria Marx

Daria Marx : “J’aimerais lire quelque chose de léger qui parle de grosses sans parler de poids”

Générique 

Agathe le Taillandier : Au mois de février 2020, le magazine Télérama faisait sa couverture avec une photographie de la DJ et militante Leslie Barbara Butch : peau dorée, lèvres rouges et regard au loin, le modèle est entièrement nu, mais de profil, et ses bras recouvrent pudiquement sa poitrine. Le journal titre en lettres capitales noires : “Pourquoi on rejette les gros ?” Rapidement, la jeune femme et certains internautes tentent de partager la photographie sur les réseaux sociaux. Mais Facebook la censure et Barbara Butch voit son compte Instagram fermer sur le champ. Si la photographie n’exhibe ni seins ni fesses, elle dévoile cependant “trop de peau” pour les algorithmes des réseaux qui croient y repérer une nudité outrancière. Cette erreur déplorée par Instagram révèle les stigmatisations récurrentes à l’encontre des corps non normatifs. Comme l’a déclaré Barbara Butch : “Je me sens invisibilisée… ce genre de censure, c’est grave, ça n’arrive que pour les gros.” 

Grâce au roman du jour, la blogueuse et écrivaine féministe Daria Marx s’interroge sur la représentation de ces corps non standardisés dans la fiction. Quels personnages, dans les livres ou à l’écran, leur donnent une existence ? Daria Marx a co-fondé le collectif Gras Politique et milite activement contre le fléau de la grossophobie. 

Dans ce très bel épisode, certaines scènes racontées pourraient choquer votre sensibilité. N'hésitez pas à écouter un autre épisode du Book Club si vous ne préférez ne pas entendre ces passages.

Je suis Agathe le Taillandier, bienvenu.e.s dans le Book Club ! 

Générique 

Daria Marx: Je suis en face de ma bibliothèque, je suis sur mon canapé qui est un peu défoncé, qui a beaucoup vécu :  à coups de griffes de chats et d’autres renversements de café. Mais donc voilà, c’est ma bibliothèque. Je ne sais pas, il doit y avoir 400-500 livres bien tassés. (rires). Ils ne sont pas spécialement bien rangés. Il y a juste un étage qui est consacré, un peu par obéissance, ou un peu beaucoup par superstition, à mes livres de religion. Que je ne mélange pas aux autres parce qu’il y a le nom de Dieu écrit dedans et que… que je, voilà ! C’est mon truc. Je ne préfère pas les mélanger aux autres. J’ai un étage et demi aussi qui est plutôt consacré aux féminismes, sous toutes ses formes, pas mal d’essais féministes. Pas mal d’essais que j’ai pas lus (rires) et que j’achète parce qu’il faut que je les lise. Parce que c’est passionnant, parce qu’on m’en parle, parce que voilà, j’ai envie, j’ai soif de ça mais qui sont parfois des textes ardus, et que je mets du temps à lire. Mais en tous cas ils sont là et je vais y arriver. Je grignote dans l’étagère petit à petit. Et sinon, c’est plutôt rangé par taille. Etonnamment, c’est plutôt l’aspect visuel de livres, de tailles dissonantes qui m’agacent donc j’ai tendance à ranger un peu par taille. C’est un peu hétéroclite. Il y a aussi beaucoup de choses posées sur les espaces qu’il reste de cette bibliothèque. Il y a des cadres photos, il y a des plantes séchées, il y a mon passeport, il y a choixpeau d’Harry Potter, il y a une boule de divination, une boule en huit. Bref, il y a pas mal de choses, il y a plein de souvenirs que je pose là, un peu comme des trophées et que j’aime à regarder quand je suis chez moi. Enfin je ne sais pas, c’est ce qui fait que je suis vraiment chez moi en fait. C’est le mélange de ces livres, de ces souvenirs, de ces objets qui sont finalement assez communs, mais qui à moi me semblent assez intimes. Et qui sont super perso, qui ont tous une histoire. Comme les livres en fait. 

Moi j’aime beaucoup lire la nuit, c’est vraiment là où j’aime vraiment lire. Dans mon lit, dans des positions improbables pour caler le livre : entre deux coussins pour ne pas avoir mal au bras. C’est vraiment, la nuit je trouve qu’il y a un silence qui s’y prête. Et puis en fait, quand je suis prise dans le livre j’entends plus le silence. C’est ça qui est fort c’est que le livre il anime tout, il prend toute la place. 

Musique

J’ai choisi un livre qui s’appelle Big de Valérie Tong Cuong, qui est paru en 1997. Je l’ai en édition J’ai Lu. Je l’ai en édition toute cornée, toute abîmée parce que c’est vraiment un livre que j’ai lu, que j’ai relu. Je l’ai fatigué ce livre quoi. Vraiment, je l’ai fatigué. J’aime pas la couverture. Je trouve qu’elle n’a pas de sens. La couverture c’est une espèce de visage de personne sans expression, grossier. Alors bon… Non, je n’aime pas la couverture mais ça ne m’a pas empêchée d’adorer ce livre et de le détester aussi, c’est assez bizarre. J’ai une relation très particulière à ce livre. Je l’adore et je le déteste. 

Alors ce livre, c’est l’histoire de Marianne. Marianne c’est une personne, c’est une femme qui est grosse. Qui est grosse, qui est alcoolique, qui est seule, qui vit avec un enfant qui s’appelle Évé, qu’elle a eu dans des conditions traumatiques, avec un accouchement qui a été difficile. Voilà, elle n’a pas une vie simple Marianne. Et surtout, Marianne, elle est grosse et ça occupe beaucoup de place dans le roman, comme ça occupe beaucoup de place dans sa vie. 

Ce livre, je l’ai découvert au hasard. Je pense que, il est sorti en 1997. J’ai dû le lire en 1998 ou 1999. Donc j’avais 18 ans à peu près. C’était l’époque où je me cherchais des modèles. Je cherchais des gens à qui m’identifier. Il n’y avait pas de grosses à la télé, il n’y avait pas de grosse nul part. Et j’ai vu Big. Je ne sais pas, je devais traîner dans une librairie  ou à la Fnac et j’ai vu ce titre. J’ai lu la quatrième de couverture et je l’ai achetée parce qu’en fait, je pense que j’aurais acheté n’importe quoi avec marqué “gros” dessus. Ouais parce que je voulais lire des histoires de mon peuple quoi. (Rires). De gens qui me ressemblent, vraiment quoi. Je pense qu’il y avait ce désir d’identification super intense. Et c’est comme ça que je suis tombée sur cette autrice et sur ce livre. 

Ce qui était fou aussi pour moi, c’est que Marianne, qui est cette grosse femme au destin terrible, c’est la première grosse de la littérature que je rencontre quoi ! Enfin, surtout au collège, au lycée, en prépa, j’ai beaucoup lu de littérature classique. Je ne me souviens pas que Emma Bovary, que Mathilde ou que Madame Ernaux, elles aient été grosses quoi ! Les seules grosses dont je me souviens c’étaient des personnages dans Zola ou dans Balzac qui étaient décrits comme gras, comme concupiscents, comme manquants de moralité à cause de… Enfin vraiment, le gras était un marqueur de dégoût et puis d’entourloupe ou de luxure. Enfin il y avait vraiment quelque chose de moral dans cette description des corps. Et là, c’était la première personne grosse qui pouvait peut-être me ressembler, qui était décrite dans un monde moderne. Enfin il y avait quelque chose de très frappant pour moi dans cette rencontre avec Marianne. Évidemment, parfois, je voudrais lire des livres où l’héroïne ou le héros est gros ou grosse mais où on n’en parle pas. Où on dit juste “elle est grosse mais il lui arrive plein de trucs.” Et le poids n’est pas ce personnage qu’on se traîne comme un boulet pendant tout le roman. J’aimerais lire des trucs légers qui parlent de gros.se.s sans parler de poids. Ça je pense que ça me ferait du bien. Comme ça me ferait du bien d’avoir une héroïne grosse de film sans qu’on mentionne jamais son poids, évidemment. Mais on n’en est pas là. Il faut, à chaque fois qu’on emmène un personnage gros dans la littérature, dans le cinéma, dans le théâtre, qu’on évoque son poids. Il n’y a pas de jeune première ou de jeune premier gros, sans qu’on en fasse une révolution, quelque chose de génial et d’avant-gardiste.  

Je l’ai lu très vite ce livre. C’est un livre qui fait 250 pages, Et je me souviens vraiment de l’avoir bouffé quoi, de l’avoir éclaté. Et à l’époque j’étais en prépa quand je l’ai lu. Et j’étais, comme tous les gens en prépa je crois, je crois que c’est le passage obligatoire : j’étais très mal dans ma peau, très torturée par l’idée que j’étais nulle, que je n’y arriverais jamais. C’est pas une très bonne période de ma vie.  Et puis j’étais, évidemment, la seule grosse de ma classe. Enfin vraiment, mon poids prenait beaucoup beaucoup de place. Et dans ma tête, et dans ma vie. Comme celle de Marianne. 

Ce livre je l’ai choisi, d’abord parce que personne ne le connaît. Cette autrice, je n’ai pas l’impression qu’elle soit très connue. Et ce livre, personne ne le connaît. Et je l’ai choisi parce qu’il est vraiment représentatif, pour moi, de la manière dont les gens peuvent s’imaginer le surpoids. Parce qu’en fait, ce livre, il est écrit par une femme qui est mince ! Et on peut s’imaginer à quel point elle projette complètement son fantasme, ses a priori et les clichés qu’elle connaît sur le surpoids en écrivant. Et c’est le cas parce qu’elle nous décrit déjà une femme de 120 kilos qu’elle nous décrit comme quelqu’un qui est incapable de se déplacer, qui traîne la pate. Alors que bon, moi je fais plus de 120 kg et je suis plus vieille que Marianne aujourd’hui et j’ai pas du tout ces problèmes là. Donc vraiment, des clichés et une espèce de pathologisation du corps gros qui est dure et qui est vraiment un cliché, et pas bien. Et à la fois elle tombe très juste aussi sur des choses. C’est-à-dire qu’il y a notamment une scène dans Big où Marianne est dans sa baignoire et elle est au bout des sa vie parce qu’elle pense qu’elle va être quittée, qu’elle est trompée, que c’est forcément parce qu’elle est grosse, enfin il y a tout ça qui est en jeu. Et donc Marianne est dans sa baignoire, et elle regarde son corps et elle décrit ses bourrelets, son gras.  Et elle prend un couteau et elle veut entailler son gras, pour s’en débarrasser.  Et en fait, avant de lire ces passages-là, avant de lire Big, c’est vraiment des pensées affreuses que j’aurais pu avoir. Quand j’étais ado, quand j’étais jeune adulte,  j’ai vraiment pu me regarder dans la glace en me disant si j’avais le courage, je couperais. Je couperais mon ventre, je couperais l’intérieur de mes cuisses. Enfin ce sont vraiment des choses qui m’ont étonnées. Enfin c’était fou de retrouver ça dans ce livre ! De voir que cette autrice qui ne me ressemblait pas du tout, parce qu’elle est mince. Enfin vraiment, on a l’impression qu’elle n’a jamais eu de problème avec son corps de sa vie : comment il y a cette universalité du sentiment du dégoût de son corps ?  

Et je pense que maintenant, avec mon parcours dans le féminisme, ce que j’y lis maintenant c’est que cette nana, Valérie Tong Cuong, qui n’a pas de problème avec son corps. En tous cas, peut-être qu’elle en a mais qui a un corps qui entre dans la norme, bah il y a quand même une oppression sur le corps des femmes qui fait que, elle est capable de décrire - alors de manière fausse aussi, avec tous les clichés qu’elle emploie et avec lesquels je ne suis pas d’accord - mais elle est quand même capable de décrire la douleur de vivre dans un corps différent. Et ça veut dire à quel point les femmes normées sont oppressées pour qu’elles puissent se projeter dans nos corps, à nous, qui sont hors normes. Enfin, je ne sais pas, ça m’interroge vachement. 

Marianne, cette héroïne grosse et son bébé Évé, ils vont rencontrer. Enfin, surtout Marianne, va rencontrer lors de ses errances nocturnes alcoolisées un homme, qui s’appelle George, qui dort dehors, qui est sans domicile fixe. Et Marianne et George vont nouer une relation. Et George va devenir l’amant de Marianne. Le rapport à la sexualité de Marianne, il est assez terrible parce que, elle est présentée comme quelqu’un qui n’a eu qu’un amant, donc on suppose le père d’Évé. Et l’héroïne la décrit comme complètement en dehors de la sexualité. Comme si elle ne pouvait pas être un être sexuel, comme si ça ne pouvait pas l’intéresser. Et en même temps, Marianne, elle a aussi ce truc de désespoir où elle écrite comme prête à accepter n’importe qui. Et si n’importe qui, ça n’est pas étonnant si dans cette configuration un peu cliché de ce livre, n’importe qui ça devient le SDF. C’est-à-dire le personne auquel une femme ne devrait pas s’intéresser parce qu’il est à la rue, parce qu’on ne devrait pas le regarder. Elle pousse vraiment le cliché en disant : voilà, cette grosse femme, laide, grosse, moche dont personnne ne voudrait, elle va laisser entrer dans sa vie parce qu’elle est désespérée, un SDF. C’est vrai que dans le corps gros, dans la recherche de l’approbation des autres, en tous cas dans mon histoire, on peut avoir tendance à se dire l’important c’est d’être désiré par n’importe qui.  Parce qu’on est tellement persuadé que le monde ne peut pas nous désirer, on nous a tellement dit qu’on n’était pas désirable et que personne ne nous aimerait, que quand quelqu’un nous porte de l’attention, on veut se noyer dedans. Parce que nous a tellement dit que ça n’arriverait jamais… Donc je ne sais pas si c’est un cliché de penser que Marianne se laisse approcher par n’importe qui, par ce George qui n’a pas de domicile. Mais en fait, George ça n’est pas n’importe qui. Et il est quelqu’un d’abîmé comme Marianne et lui est sans domicile fixe, et Marianne est très obèse, mais c’est deux facettes du même traumatisme en fait. 

Je trouve que c’est un bon exercice de livre ce livre et de se dire qui est Marianne ? Et est-ce qu’elle est vraiment si malheureuse? Ou est-ce que c’est une vision de cette femme mince qui l’imagine si malheureuse ? Je ne sais pas… Moi je pense que oui maintenant. Mais il y a vingt ans, quand le livre est sorti, je me suis complètement identifiée au caractère de Marianne : cette grosse personne dépressive, boulimique, alcoolique, abîmée, malade, et puis triste ! Et puis à chaque fois que je le relis, à peu près tous les ans, plus je le lis, plus je m’éloigne de Marianne en fait. Plus je vois ce qui nous relie et ce qui nous écarte en fait. Ce qui nous sépare. J’ai arrêté d’être Marianne en fait et c’est pour ça que ce livre est super important à mes yeux c’est que, j’ai longtemps cru que j’étais Marianne et bin non, je ne suis pas Marianne. 

Musique

Je voudrais vous recommander la lecture d’un roman avec un peu la même problématique. C’est un roman que j’ai lu il n’y a pas très longtemps qui s’appelle Cinq dans tes yeux.  C’est Hadien Bels avec un H à Hadrien. Et c’est un roman sur Marseille. Et c’est marrant parce que c’est écrit par un marseillais donc déjà, on se dit qu’il est plus légitime que la mince qui écrit sur la grosse. Mais il est quand même, à mon sens, bourré de clichés. Et parfois j’ai eu l’impression qu’il écrivait pour faire flipper les parisiens. Enfin je ne sais pas, ou alors pour faire kiffer les bobos… Alors qu’il dénonce les bobos qui gentrifient Marseille. Donc, c’est super bien écrit, ça m’a fait rire, la langue est belle, enfin la langue est bien travaillée, c’est vraiment plaisant à lire, mais ça m’a un peu posé les mêmes questions : pour qui il écrit finalement ? Mais en tous cas c’est un chouette roman

Il y a quelques jours j’ai fini un livre super émouvant et assez fort ! Ça s’appelle Vie amoureuse de Zeruya Shalev. C’est une autrice israélienne et c’est un roman très violent avec des scènes de sexe qui sont assez… cruelles ! J’ai envie de dire cruelles même si elles ne le sont pas. Mais en tous cas elles sont très crues, elles sont sans sentiment, elles sont un peu décrites de manière brutale. Et c’est un roman qui mélange la passion d’une femme, son désir d’émancipation de sa famille et en même temps l’impossibilité totale de se sortir de son schéma incestuel qu’elle a connu depuis l’enfance et qu’elle reproduit avec son amant. Une espèce de fuite en avant qui la ramène vers ses origines et vers les squelettes du placard. C’est pas très gai, mais c’est assez lumineux dans la noirceur si on peut dire ça. C’est un peu galvaudé mais heu… mais oui ! Ça parle de blessure, ça parle de passion, ça parle de comment on croit qu’on s’échappe et en fait on retourne au même endroit. Parce que tant qu’on ne sait pas où on va, on retourne toujours au même endroit, même si ça a l’air différent. Et j’ai vraiment trouvé ça bien ! Et je vais essayer de lire d’autres choses de cette autrice, C’était mon premier et je crois qu’il y en a d’autres qui sont très très bien. Donc je crois que je vais faire ça. 

Générique 

Agathe le Taillandier : Vous venez d’écouter la blogueuse, écrivaine et féministe Daria Marx, à son micro, et elle répondait aux questions d’Oriane Olivier. Elle vous recommande Big de Valérie Tong Cuong, paru aux Éditions Nil et en livre de poche J’ai Lu.

Daria Marx est blogueuse et écrivaine féministe. En 2018, elle a signé chez Flammarion Gros n’est pas un gros mot : chroniques d’une discrimination ordinaire. En 2020, elle est au coeur d’un documentaire pour Infrarouges sur France 2 : Daria Marx, ma vie en gros.

Maud Benakcha est à l’édition et à la coordination du Book Club. Lucile Rousseau Garcia a fait le montage de cet épisode et Jean-Baptiste Aubonnet a réalisé le mixage.
Ce podcast est aussi rendu possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditoriale, Marion Girard, responsable de production, Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale et Mélissa Bounoua, directrice des productions.

Je vous conseille d’écouter Filles de luttes, notre nouveau podcast produit avec Spotify autour de la transmission des luttes féministes de générations en générations.

Bonne écoute et à très vite !

Générique fin