Retranscription - Le droit à la déconnexion à l’épreuve du télétravail

Louise Hemmerlé: 

Avant, je travaillais dans une entreprise où j’avais uniquement accès à mes mails professionnels depuis mon ordinateur fixe, au bureau. 

Ça veut dire que dès que je quittais les locaux, je ne pouvais plus regarder mes mails jusqu’au lendemain matin. Pour la soirée, j’étais complètement déconnectée. Aucune sollicitation. 

Quoi de plus normal, et quoi de plus rare. Parce que selon un sondage d’Opinion Way de 2018, 47% des salariés utilisent leur outils numériques professionnels pour travailler le soir et chez les jeunes de 18 à 29 ans, ça monte à 66% chez les jeunes de 18 à 29 ans et chez les cadres tous âges confondus, à 68%. 

Avec les confinements et le télétravail, nos outils professionnels sont dans nos salons, dans nos chambres, dans notre intimité. Et mécaniquement, la sur-connexion en dehors des heures de travail empire. 

Techniquement, le droit à la déconnexion est apparu dans la loi française pour tous les salariés en 2017 dans la loi Travail, pour, je cite l’article en question, “assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale”. Mais la loi n’est pas contraignante pour les entreprises, et dans les faits elle n’est pas toujours appliquée. 

Dans ce nouvel épisode de Travail (en cours), Judith Chetrit explore comment le télétravail généralisé révèle les faux semblants du droit à la déconnexion. 

Quant à moi vous avez peut-être déjà entendu ma voix dans d’autres épisodes de Travail (en cours). Je suis à l’édition et à la coordination de ce podcast, et pendant quelques mois je vais remplacer Camille Maestracci à la présentation. 

Je suis Louise Hemmerlé, bienvenue dans Travail (en cours) 

Judith Chetrit:

Il y a une petite phrase en dessous des signatures de mail que vous avez peut-être déjà vue, ou peut-être que c’est même vous qui l’avez installé. La phrase dit “Si vous recevez ce mail en dehors de vos heures de travail ou pendant vos congés, vous n’avez pas à y répondre immédiatement, sauf en cas d’urgence exceptionnelle”. Mais si vous recevez un mail à 21h et que la notification s’affiche sur votre écran de téléphone, est-ce que cette phrase est suffisante pour vous dire “ça attendra demain ?”  

Personnellement, j’en doute beaucoup, et je ne suis pas la seule. Surtout depuis le premier confinement et l’accélération du travail à distance. 

Arthur Vinson:

On a étudié une équipe de 70 personnes pendant toute la durée du confinement et on a regardé ce qui s'est produit justement sur les proportions de mail envoyé en dehors des horaires. C'était passionnant parce qu'on a vu effectivement le pic de perte de droit à la déconnexion le lendemain du confinement. Donc, ça a multiplié à peu près par deux le volume d'échanges de mails qui se faisait très tôt le matin, le matin, tard le soir, très tard le soir, les week ends et avec un regard aussi sur la pause déjeuner parce que pense que c'est un sujet qui est sous estimé aussi dans les enjeux de droit à la déconnexion.  

Alors l’explication derrière nous on l’a évidemment assez rapidement théorisé: on l’a vu dans l’analyse des flux de communication, globalement chacun s’adaptait à ses exigences sur le tas, en se disant “j’ai l’école le matin, les enfants à aller chercher, des moments où je peux travailler et pas d’autres” et ça s’est fait finalement sans concertation. Bon, on s’en est sorti mais ce que nous on a mesuré, c'est que la communication qui était relativement centrée avec un taux raisonnable de mail en dehors des horaires d’un seul coup elle s’est retrouvée dispersée. 

Judith Chetrit: 

Arthur Vinson, que vous venez d’entendre, fait partie des personnes qui pensent qu’on a encore beaucoup de chemin à faire pour mieux maîtriser le flux de nos échanges relatif au travail … Il en a même fait son business, puisqu’il a lancé une société, Mailoop.  Au-delà des formations et des conférences, il propose par exemple de faire des expérimentations dans des petites équipes pendant une période limitée. Chacun ajoute une extension à sa boîte mail et chaque message envoyé peut être jugé par son destinataire. Fallait-il bien mettre ces personnes en copie? A quel moment est-ce acceptable de répondre? Est-ce que le ton est clair etc? A la fin, un bilan est fait pour changer les mauvaises habitudes. Selon lui, il faut faire bien plus attention à la manière dont on communique au travail. Par exemple, anticiper les conséquences de l’envoi d’un mail.

Arthur Vinson:

Un mail si vous l'envoyez en dehors des horaires, il a 24% aujourd'hui sur nos stats de chances de générer une réponse en dehors des horaires. Donc en fait, il y a un effet, un effet boomerang, nous on l’appelle: vous créez un email, vous faites partir l'information -il y a plein de causes derrière parce que nos smartphones sont connectés, parce qu'on reçoit des motifs, parce qu'on a envie de rendre service, parce qu'on a envie d'être présent, il y a des tas, des tas de raisons derrière- en fait, vous allez générer un échange en dehors des horaires, donc ça, c'est important ce que ça vous met en posture active quand j'appuie sur envoyer je vais générer une conversation dans un quart des cas avec mon collègue qui n'a pas forcément lieu d'être. 

Judith Chetrit:

C’est un geste de plus qui peut nuire à l’équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle. L’hyperconnexion peut aussi générer des inégalités entre les collègues.

Arthur Vinson:

Il ne faut pas oublier que derrière, il y a un gros sujet d'inclusion qui est le deuxième thème qui nous intéresse. Quand vous lancez des conversations en dehors des horaires, qui est capable de répondre? Bah ceux qui ont des smartphones, ceux qui les ont connectés, ceux qui n'ont pas d'enfants à gérer et ceux qui n'ont pas de tâches ménagères à faire. Donc après, vous mettez qui vous voulez derrière mais globalement, vous créez un espace de discussion qui n'est pas inclusif -c’est-à-dire que derrière, tout le monde ne va pas pouvoir être présent dans la conversation. 

Judith Chetrit:

Sur ce sujet, les études ne manquent pas. Deux tiers des Français se trouvent dépendants de leurs outils connectés autant dans leur vie professionnelle et personnelle, et cette hyperconnexion les stresse. Parmi eux, certains veulent prendre de la distance, diminuer, ralentir ces usages… D’autant plus lorsque ce sont leurs périodes de repos. En parallèle, côté entreprises, on vous fournit des téléphones professionnels très performants, qui encouragent et facilitent cette hyperconnexion … La loi est pourtant passée par là en France dès 2016, avec la notion de droit à la déconnexion, que m’explique l’avocate Audrey Probst. 

Audrey Probst:

C'est le droit pour un salarié de ne pas être connecté à ses outils de travail en dehors de son temps de travail, donc pendant ces temps de repos. C'est défini comme ça dans la loi, qu'il s'agisse de la loi de 2016, qui a initialement instauré le droit à la déconnexion pour des salariés en forfait jour donc pour les cadres ou par les ordonnances de 2017 qui a instauré un droit à la déconnexion également. Parce qu'initialement, le droit à la déconnexion a pour but de protéger la santé et la sécurité des salariés et également leur vie personnelle donc c’est effectivement l’exercice d’un droit. C'est la possibilité pour le salarié de mettre de manière effective en œuvre ce droit au repos et qui a pour but premier de protéger sa santé. 

Judith Chetrit: 

Donc concrètement, au nom de la protection de son temps de repos et du respect de sa vie personnelle et familiale, un salarié a le droit de ne pas être en permanence joignable par son employeur en dehors de ses heures de travail. Et lorsqu’un employeur ne le fait pas, ce n’est pas une faveur, mais bien le respect du Code du travail. Cela concerne tout le monde, y compris les entreprises de moins de 50 salariés où il n’y a pas l’obligation de négocier un accord mais où la loi doit aussi s’appliquer.

Audrey Probst: 

C’est né des cadres au forfait/jours parce qu’eux ont une liberté d'organisation de leur emploi du temps et donc on ne mesure pas leur temps de travail par rapport à un horaire défini. Donc, par définition, quand on leur donne un outil de travail, potentiellement, ils vont l'utiliser. Et c'est vrai que la tentation est grande pour des cadres au forfait, même quand ils ont quitté le bureau le soir à la maison, de consulter les mails et puis d'y répondre le cas échéant et ça c’est du temps de travail effectif effectivement. Alors quand on est cadre au forfait, on ne mesure pas le temps de travail à l'heure, donc il n'y a pas de difficulté, si ce n'est encore une fois ce droit au repos minimum qui, là, doit absolument être respecté. C'est pour cela qu'on a introduit pour cette catégorie de personnel un droit à la déconnexion pour garantir ces temps minimum de repos. 

Mais ce n'est pas que pour les cadres. Bien évidemment que aujourd'hui, il y a une diffusion du numérique à l'égard de l'ensemble des salariés donc, les cadres ne sont plus les seuls concernés. Vous avez beaucoup d'autres types de population et des employés qui ont ces outils numériques et qui peuvent se connecter à l'entreprise en dehors, également, de leur temps de travail. Et donc, évidemment que la question se pose également à eux. Alors, on a encore une fois cette obligation dans les entreprises de plus de 50 salariés de négocier sur le droit à la déconnexion donc, cela concerne les cadres et les non-cadres. Mais c'est une question qui va inévitablement monter en puissance compte tenu de la diffusion des outils numériques dans la société.

Judith Chetrit: 

C’est ensuite aux directions et aux syndicats de signer des accords ou de mettre en place des chartes pour définir en pratique comment s’appliquera le droit à la déconnexion dans l’entreprise. Les modalités sont très hétérogènes. Il peut y avoir l’option de l’envoi différé d’un message, le contrôle et le suivi des connexions en soirée et la nuit, ou bien des alertes aux managers quand il y a des excès voire le rare blocage des serveurs informatiques après une certaine heure. Seulement, Pour l’instant, les bonnes intentions se traduisent surtout en simples incitations.

Audrey Probst: 

Quand on regarde les accords qui ont été conclus, les dispositions qui sont prises sont assez théoriques, c'est-à-dire qu'on vient inciter le salarié à ne pas répondre à ses mails en dehors de ses heures de travail, on vient inciter les managers à ne pas envoyer de mail en dehors des heures de travail des collaborateurs mais ça s'arrête grosso modo à peu près à de l'incitation et à de la formation quand même pour les managers.On peut inciter donc encore une fois les managers à ne pas envoyer des mails en dehors des heures de travail mais ça, ça marche quand on a une entreprise qui est uniquement sur le sol français parce qu'à partir du moment où vous êtes dans un groupe avec des horaires décalés, avec des fuseaux horaires décalés, ça ne marche plus. Vous pouvez avoir un salarié qui est en Pologne et qui va lui envoyer un mail pendant ses horaires de travail et ce sera reçu par un salarié français en dehors de ses heures de travail, donc, tout dépend de l'organisation.

Judith Chetrit:

Pourtant, il y a bien un risque ensuite pour l’employeur si ce point-là lui est reproché en cas d’action aux prud’hommes par exemple. Car, derrière un droit à la déconnexion qui n’est pas respecté, ce sont autant d’heures supplémentaires passées à travailler qui peuvent être dues.

Audrey Probst: 

Parce qu'évidemment, quand un salarié est connecté en général, ce n'est pas juste pour le plaisir. C'est parce qu'il effectue une prestation de travail, en plus, ça c'est facile à quantifier parce qu'on a des échanges de mails donc tout ça, ça se fait par écrit, on le voit assez facilement. On a aujourd'hui effectivement une montée du contentieux sur les heures supplémentaires liées à des salariés non-cadres qui utilisent les outils numériques le soir, parfois tard, le week-end et même pendant les congés payés.

Judith Chetrit: 

Car, si l’employeur attend une connexion permanente de ses salariés pour répondre à ses collègues ou ses clients, dans ce cas-là, ce temps-là doit être considéré et rémunéré comme du temps d’astreinte. Et la Cour de cassation l’a même rappelé dans un arrêt en 2018 au sujet d’un salarié d’un service d’hygiène qui devait être en permanence disponible sur son téléphone. Là, vous vous dites peut-être que cela ne recouvre pas tout à fait votre situation, que le téléphone ce n’est pas pareil que le mail, que la connexion est souvent plus insidieuse que ça, qu’il y a encore dans les faits plein de moyens de contourner ce droit. 

Arthur Vinson:

Chaque canal vient avec son imaginaire et ses règles implicites. Et le téléphone, c'est très intéressant, c'est quelque chose qui, spontanément, est vu comme un élément hyper intrusif donc, il y a une très bonne autorégulation sur le téléphone, y compris sur le SMS. Envoyer un SMS dans le monde professionnel, on sait que là, on va interrompre la personne personnellement dans sa vie privée donc c'est souvent d'ailleurs un canal utilisé en cas d'urgence. Mais il y a relativement une bonne autorégulation, c'est rare quand même de décrocher son téléphone pour appeler un manager ou quelqu'un de son équipe un dimanche sans se poser de questions, alors qu'à l'inverse, on peut faire ça dix fois le dimanche en envoyant des emails en disant “bof, c'est pas grave, il regardera ça le lundi”. C'est pas vrai, il va souvent pas regarder ça le lundi, et il va le traiter au moment où il va le recevoir. 

Ce que je trouve intéressant sur le droit à la déconnexion, déjà, c'est que c'est un sujet extrêmement compliqué à mettre en place parce que ça questionne vraiment nos usages personnels et nos croyances numériques. On a appris dans le fonctionnement dans les échanges de mail, entre autres, qui était l'outil de communication principal. En fait, on a appris sur le tas à communiquer, on ne s'est pas doté de bonnes pratiques. Puis, on a un flux de communication qui a augmenté exponentiellement et on se retrouve finalement dans une situation où maintenant, on a à peu près 60% de notre journée qui est consacrée à traiter de l'information. Et là, travailler sur le droit à la déconnexion, ça remet en cause des choses qu'on a imitées en arrivant dans les entreprises. Et puis des croyances sur le besoin d'être présent, d’être visible, de montrer qu'on travaille. Ça soulève plein de sujets derrière, donc ce que je trouve passionnant dans le droit à déconnexion, c'est pas juste la partie qui est l'engagement à ne pas envoyer de mail en dehors des horaires, qui est un des sujets visibles, mais plutôt ce que ça va traduire en termes de culture d'entreprise, de posture managériale et de remise en question de ses propres pratiques individuelles.

Judith Chetrit: 

Ce type de questionnement, vous l’avez peut-être déjà et peut-être encore plus cette année. Pourtant, cela fait un moment que le thème de la déconnexion et de la régulation de nos usages numériques est dans l’air. Le sociologue Francis Jauréguiberry en a été un observateur dès les années 90 lorsqu’il était aux Etats-Unis. Il a pu observer le passage du plaisir de la connexion au désir latent de déconnexion.  

Francis Jauréguiberry:

J'avais croisé ça dès les années 90 avec l'apparition des téléphones portables qui, au départ, était le synonyme de progrès, de rentabilisation du temps, de densification des tâches et qui était aussi distinctif. Et très rapidement, j'avais eu affaire en particulier à des cadres supérieurs qui voyaient les choses de façon un petit peu distincte et qui avaient commencé à voir ce que signifiait la porosité entre le travail et leur espace privé, qui était bien révélé par le fait qu'il y avait une continuité télé-communicationnelle et c'est face à cela que, déjà, le thème de la déconnexion était apparu. Et donc je me dis “c'est incroyable ça, on est vraiment dans le paradis des technologies de la communication, et on parle de déconnexion: c’est tout à fait paradoxal”. 

Et je pense qu'il faut plus de volonté actuellement qu'il y a 15 ans, dans la mesure où un nombre grandissant de notre rapport aux autres, rapports amicaux, professionnels, les réseaux, les informations générales, nos achats, etc. se font via ces outils. Donc, c'est carrément notre rapport au monde qui passe de plus en plus par ces outils”.  

Judith Chetrit: 

Mais la volonté de déconnexion ne suffit souvent pas. Il faut en avoir la possibilité, la latitude. Lui distingue deux catégories de travailleurs: les info-riches et les info-pauvres.

Francis Jauréguiberry: 

Les infos riches c'est ceux qui peuvent se permettre de déconnecter s'ils le veulent, tout simplement, qu’ils ne sont pas sonnés, c'est à dire qu'ils ne sont pas obligés de répondre immédiatement et qui peuvent instaurer des plages de temps où ils peuvent faire autre chose qu'être à la disposition de leur hiérarchie, par exemple, ça c'est les infos-riches. Et puis, il y a les infos pauvres qui se doivent de répondre immédiatement, de laisser le moins de temps possible dans leurs retours d'e-mail, qui doivent répondre à leur téléphone portable, c'est de la servitude volontaire, tout simplement, de la servitude volontaire qui se donne à voir à travers cette espèce d'impératif de connexion vécu comme synonyme de performance, alors que c’est souvent pas le cas. Alors il y a ces collaborateurs et ces employés là, et puis ensuite il y a une espèce de gap et on en arrive à des cadres supérieurs qui, eux, se trouvent dans des situations tout à fait particulière parce que, en quelque sorte, par capillarité, il y a des tas d'informations qui leur parviennent de N-2, de N-1 etc, ça vient jusqu'à eux mais manque de chance, ils peuvent pas faire remonter plus haut parce que, plus haut,  il y a le grand chef qui leur a dit “Vous ne me dérangez sous aucun prétexte, sauf si il y a le feu à la maison donc démerdez vous”. Et on voit qu'il y a des cadres, souvent des cadres supérieurs, qui ne se déconnectent pas, qui ne se déconnectent pas parce qu'ils ne peuvent pas se déconnecter. La responsabilité qu'ils ont au sein de l'entreprise fait qu'ils ne peuvent pas se déconnecter. S'ils se déconnectent, ils perdent leur job ou alors ils ne font plus ce job, tout simplement.

Judith Chetrit: 

Pour Arthur Vinson, d’autres variables entrent en jeu dans les freins à la déconnexion, comme celle du genre. 

Arthur Vinson:

On a fait une étude, justement, sur 30 millions de mails, on a analysé, à la lumière de deux aspects l'aspect hiérarchique en disant “est ce qu'il y a un impact du niveau hiérarchique sur nos comportements numériques?” et puis, on l'a analysé à la lumière des différences entre hommes et femmes, qui est un autre sujet sur lequel on travaille, qui nous intéressait pour voir si on avait finalement le même rapport au droit à la déconnexion et qui a été aussi l'impact du confinement sur ces aspects. Et pour vous donner des ordres de grandeur, il y a un énorme lien entre hiérarchie et problématiques de droit à la déconnexion. En moyenne, un salarié, il envoie à peu près 15% d'email en dehors des horaires. Ce que j'appelle en dehors des horaires, Ça va être soit très tôt avant 8h du mat, soit entre 8 heures et 9 heures, soit le soir après 19 heures et même très tard après 20 ou 21 heures, plus le week end: vous ajoutez tout ça, vous avez en gros 15% de mail. Quand on arrive sur un dirigeant ou une dirigeante, on parle plutôt de 35 à 45% des e-mails. Et en fait, il est ressorti dans nos premiers éléments que le matin, c'était vraiment le temps des hommes, c’est-à-dire que dans la plupart des mails qui sont envoyés, on voit surtout sur des niveaux hiérarchiques élevés qu'en fait, la journée commence hyper tôt pour les hommes, mais pas pour les femmes. Et qu'à l'inverse, les femmes sont dans un plutôt un mécanisme de rattrapage en fin de journée. 

Judith Chetrit: 

Il remarque aussi qu’au sein d’une même entreprise, d’une même équipe, les pratiques individuelles ont une forte influence sur le groupe. 

Arthur Vinson: 

En fait, un phénomène très intéressant dans les usages numériques, c'est la contagion des bonnes et des mauvaises pratiques et malheureusement, les mauvaises pratiques sont hyper contagieuses, beaucoup plus contagieuses que les bonnes pratiques. Donc, en fait, quand on arrive dans une organisation assez rapidement, on se retrouve à avoir adopté les codes de communication de l'organisation liée à notre niveau hiérarchique. Et donc, finalement, petit à petit, on va acquérir les pratiques numériques de nos collègues par mimétisme.  

Judith Chetrit: 

Et si ce mimétisme s’applique aujourd’hui, cela dit beaucoup de nos organisations de travail selon Francis Jauréguiberry. Et de la valorisation de la réactivité comme un trait de professionnalisme.  

Francis Jauréguiberry: 

Dans les entreprises où tout est immédiat et en temps réel, on s'est habitué à traiter tout de façon urgente, tout devient urgent. Et bien au contraire, il faut vraiment se poser la question “qu’est-ce qui est vraiment urgent ?”. Normalement, c'est ce qui est important et il y a malheureusement une confusion entre l'urgence et l'importance qui s'est instaurée un peu partout et en grande partie par le biais, justement, de cette connexion continue. C'est donc un trait culturel de nos sociétés, du fait qu'on doive quasiment se justifier lorsqu'on ne répond pas immédiatement à des sollicitations médiatiques, que ce soit un appel téléphonique, un SMS ou un mail. Vous êtes en réunion, vous coupez votre téléphone portable, vous sortez deux heures après et puis vous avez trois messages. Vous appelez votre interlocuteur et la première chose que vous dites “ah, excusez moi, j'étais en réunion”. Excuse moi, excuse moi. Pourquoi “excuse-moi”?. Parce que si on doit s'excuser, c'est se justifier de ne pas avoir répondu immédiatement. C'est qu'il y a une espèce de norme qui s'est mise en place et cette norme, force est de reconnaître que c'est celle de l'immédiateté. On doit réagir très rapidement. 

Judith Chetrit: 

Ca c’est l’arrière-plan culturel comme le dit Francis Jauréguiberry. Et il faut ajouter à cela plein de nouveaux usages qui mettent encore plus à mal le droit à la déconnexion, déjà peu respecté de part et d’autre. Exemple: les outils collaboratifs. En télétravail, c’est l’angle mort du droit à la déconnexion selon Arthur Vinson. 

Arthur Vinson:

Ce qu'on mesure pour vous donner une idée de l'enjeu: en basculant d'une communication qui se fait sur email à un outil collaboratif, on multiplie à peu près par quatre la quantité de messages écrits qu'on se partage. Donc le sujet est loin d'être terminé en fait. En utilisant des outils qui sont sympas, ergonomiques, ludiques, parce que c'est hyper ludique, ça ce sont pleins de côtés positifs, mais ça génère aussi, ça capte de l'attention. Ce qu'il faut voir, c'est que ces outils ont été développés pour le fonctionnement asynchrone en équipe. C'est essentiellement donc la naissance de Slack, qui a été le premier logiciel qui a permis de faire ça, enfin un des premiers a été beaucoup porté par le monde, justement, des start up, des développeurs qui ont une culture du travail à distance très, très élevée et donc, cela permettait de raisonner en mode projet avec des canaux dans lesquels on met des messages qu'on consulte quand on veut et sur lequel on peut rebondir. Le challenge qui est en train d'être relevé, c'est qu’on a un déploiement massif de ces outils là maintenant dans les grandes organisations, pas forcément très accompagnées. Et là, ça soulève des questions parce que ces mêmes outils, dès qu'on commence à être sur des échantillons de population beaucoup plus large, on se rend compte que les adoptions ne sont pas les mêmes. Il y a des gens qui ne vont pas l'utiliser sous un format asynchrone et même la majorité des gens, au final, utilisent aujourd'hui un teams ou slack dans une entreprise plutôt comme un outil de tchat, donc, en fait comme un outil qui va générer beaucoup d'échanges extrêmement rapides et en continu, le tout avec un public hyper large. C'est des outils très utiles, très performants mais si c’est pas accompagné et qu'on le perçoit comme un outil synchrone, c'est l'enfer. En fait, vous analysez les statistiques sur ces outils- là et il y a une quantité effarante de messages qui sont envoyés le soir, le week-end en rattrapage du boulot qu'on n'a pas pu faire pendant la semaine et derrière, ça crée encore une fois des discussions qui s'alimentent sur ces outils parallèles. Donc, le droit à la déconnexion va s'appliquer et va être particulièrement complexe à mettre en place sur ces outils, aussi.

Judith Chetrit: 

Pour l’avocate Audrey Probst, le travail à distance pourrait faire surgir une autre facette du droit à la déconnexion. Elle en sait quelque chose, elle a fait sa thèse sur le droit du travail à l’épreuve du télétravail, en 2005.  

Audrey Probst: 

Le télétravail a effectivement été abordé avant le droit à la déconnexion. Donc, le télétravail, c'est 2005 pour le premier accord national interprofessionnel et le droit à la déconnexion n'existait pas à ce moment-là, en tout cas, n'était pas réglementé. Et pour autant, il y a déjà effectivement, cette notion qui apparaît dans l'accord national interprofessionnel puisque celui-ci imposait de prévoir des plages pendant lesquelles le télétravailleur doit être joignable, ce qui suppose effectivement des plages dans lesquelles le salarié n'est pas joignable et donc est déconnecté de l'appareil numérique 

Le récent accord national interprofessionnel, qui a été signé en décembre 2020, prévoit un droit à la déconnexion, mais sous l'angle là encore ‘vie personnelle, vie professionnelle’ c'est-à-dire qu'il ne prévoit qu'une reprise, finalement, du dispositif légal existant, à savoir que le salarié n'a pas l'obligation de se connecter pendant son temps de repos. On n'est pas rentré plus dans le détail. C'est vrai que moi, je pense que les partenaires sociaux auraient pu aller plus loin pour aborder éventuellement les sujets de déconnexion pendant le temps de travail ou de connexion en dehors du temps de travail parce que là encore un temps de connexion n'est pas nécessairement du temps de travail et je pense qu'il faut réfléchir davantage à la connexion, au temps de connexion que les salariés ont pendant leur temps de travail, que ce soit en termes de durée ou que ce soit en termes d'outils de connexion. Parce qu'encore une fois, être simplement joignable par téléphone, ce n'est pas la même chose que d'activer une webcam en termes de vie privée, en tout cas. 

Je pense que le télétravail va peut-être forcer à encadrer justement davantage le droit à la déconnexion. Le télétravail ne met pas du tout à mal ce droit. Ce n'est pas parce que le salarié travaille depuis chez lui qu'il doit être connecté en permanence, qu'il doit être joignable en permanence et qu'au contraire, il faut absolument avoir une distinction des temps lorsqu'on a une confusion des lieux

Mais même à l'intérieur du temps de travail, il devait y avoir quand même des périodes où le salarié pouvait se déconnecter et donc être injoignable par l'employeur, ne serait-ce que pour pouvoir se consacrer à des activités intellectuelles nécessitant un temps, un temps un peu tranquille de réflexion pour pouvoir travailler sereinement.

Judith Chetrit:

Donc pour elle, il faudrait même pouvoir distinguer aujourd’hui le temps de travail et le temps de connexion. Paradoxalement, pour Francis Jauréguiberry, la période actuelle pourrait bien aussi nous aider à mieux apprendre à gérer la connexion et la déconnexion. A la fin du premier confinement, une étude du Ministère du Travail sur 34 000 salariés relevait que 80% d’entre eux estimaient ne pas disposer d’un droit à la déconnexion. 

Francis Jauréguiberry: 

Tous ces repères s'effacent, deviennent flous et donc, encore une fois, il faut apprendre à gérer cela. Ce que je disais tout à l'heure, c'est que le fait de se trouver confiné, peut-être, a été une bonne occasion à expérimenter le flou et puis l'embarras à gérer cet ensemble et cette finalement auto-injonction à devoir faire le tri et à devoir s'imposer des temps de travail et savoir faire le tri oui. 

Judith Chetrit: 

Vous me direz, s’auto-évaluer, prendre du recul sur ses propres pratiques alors qu’on parle aussi du travail et donc de contraintes qui nous sont externes, c’est plus facile à dire qu’à faire. Mais affiner sa propre perception, c’est déjà un sacré pas à franchir pour des salariés selon Arthur Vinson. 

Arthur Vinson: 

En fait, mon sujet d'inquiétude majeure, c'est que j'ai beau leur donner des statistiques en leur montrant qu'ils envoient 10 fois plus d'informations que par email, leur montrer des chiffres sur ce qu'ils parlent week-end versus les emails. On a beau avoir tout ça à la queue leu leu, ils sont convaincus que c'est une grande liberté et qu'ils sont 100% maîtres de leurs usages. Finalement, la pathologie elle est là, mais il y a une forme, un peu de déni des usages numériques. Ça, c'est un sujet qui m'intéresse sur les nouvelles générations de voir qu'on n'a pas trouvé le bon langage pour les aider à en prendre conscience. Et je pense que ce qui s'est passé cette année, il y a eu peut-être un début de lassitude des outils. Ce qui est plutôt une bonne nouvelle pour moi, parce que ça redonne un peu d'espace pour dire “stop, on ne va pas tous les 6 mois lancer un nouvel outil qui va guérir le monde. Par contre, on va peut-être commencer à se questionner, à regarder comment on les utilise et comment on pourrait déjà faire différemment avec cela”.

Judith Chetrit: 

Et pendant que chacun fait ce travail-là, le Parlement européen a voté fin janvier 2021 une résolution pour que la Commission européenne et donc les Etats-membres légifèrent tous sur le sujet du droit à la déconnexion en dehors des horaires de travail. Car ce droit, que les eurodéputés estiment fondamental, est loin d’être harmonisé: seuls la France, la Belgique, l’Espagne et l’Italie l’ont inscrit dans leur législation. 


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Cet épisode a été tourné et écrit par Judith Chetrit, Cyril Marchan était au montage et à la réalisation, la musique est de Jean Thevenin, et le mix a été fait par Olivier Bodin. 

Marion Girard est responsable de production et Maureen Wilson, responsable éditoriale. Mélissa Bounoua est à la direction des productions et Charlotte Pudlowski à la direction éditoriale. 

Travail (en cours), c’est tous les jeudis, et vous pouvez nous retrouver là où vous avez l’habitude d’écouter vos podcasts : Deezer, Itunes, Spotify, Soundcloud. Vous pouvez aussi nous laisser des commentaires et des étoiles, et si l’épisode vous a plu, n’hésitez pas à en parler autour de vous. Et si vous aimez ce podcast, découvrez les autres podcasts de Louie: Émotions, le Book Club, Injustices, Passages. 

A bientôt !