Retranscription - Pourquoi avoir une déco à notre image nous fait du bien ?
Cyrielle Bedu : Nous avons passé cette année des heures entre nos murs, à réfléchir à ce qui nous était tombé dessus. Des heures à se rendre compte que notre intérieur était devenu comme une extension de nous-même pendant ces périodes de confinement. Une extension qu’on a appréciée ou détestée, selon les personnes. Mais qui ne pouvait en tout plus nous laisser indifférent.
Dans cet épisode d’Émotions à emporter, Lucile Rousseau Garcia s’est intéressée à nos espaces de vie. Elle s’est demandé en quoi ils pouvaient avoir un impact sur notre santé mentale dans une période comme celle que l’on connaît en ce moment, et pourquoi la décoration et l’aménagement ne sont en fait pas des domaines aussi superficiels qu’on aurait pu le penser.
Je m’appelle Cyrielle Bedu, bienvenue dans Émotions à emporter.
GÉNÉRIQUE
Lucile Rousseau-Garcia : Cette année, nous avons passé plus de temps chez nous que jamais auparavant. Ces mois de confinement et de fermeture des lieux publics nous ont forcés à nous retrouver dans nos lieux de vie. Dans nos studios de dix mètres carrés, dans nos appartements pour certains, nos maisons pour d’autres, nos résidences secondaires pour les plus chanceux d’entre nous… Pour ceux qui ont la chance d’avoir un toit, notre chez nous est devenu notre unique espace de vie. Certaines personnes s’y sentent bien, apaisées, à leur place, loin du rythme effréné du quotidien. D’autres, au contraire, ont la sensation d'étouffer, d’y être mal à l’aise, et trépignent de pouvoir à nouveau s’en échapper...
Une chose est sûre, tout ce temps passé chez nous nous a fait prendre conscience de l’importance de notre environnement. Cette peinture qui s’écaille, cette vieille affiche qui ne nous plaît plus ou ce fauteuil bancal… Nous les remarquions à peine avant, nous passions devant sans nous en soucier. Ce confinement a révélé tout ce qui fait qu’on se sent chez nous dans nos lieux de vie, mais aussi, tout ce qui ne nous convient pas. Si bien que, lors du premier déconfinement, les magasins de décoration et d’aménagement intérieur ont été pris d’assaut. On pouvait observer de très longues files d’attente devant certaines grandes enseignes. Il y a quelques semaines, à l’annonce du reconfinement, ce phénomène s’est reproduit...
J’ai toujours pensé que la décoration et l'ameublement étaient une simple question d’esthétique un peu superficielle. Mais là, je me suis dit que, finalement, il y avait peut-être quelque chose de beaucoup plus profond que ça. Je me suis donc demandée si l’aménagement de notre lieu de vie avait un impact sur notre bien-être et sur notre santé mentale ? Quel sentiment ça procure de pouvoir s’approprier son chez soi et d’y disposer des objets qui nous sont chers ?
Pour répondre à ces questions, j’ai contacté Perla Serfaty. Elle est professeure d'université, sociologue et psychosociologue. Et elle a consacré sa carrière à étudier les rapports entre la personne et l'environnement bâti. Elle a notamment écrit un ouvrage intitulé Chez soi, les territoires de l'intimité, paru en 2003 chez Armand Colin. Elle, n’a pas été étonnée d’observer ces longues files d’attentes devant les magasins de décoration et d’ameublement les jours qui ont suivi l’annonce du reconfinement :
Perla Serfaty : Il y a eu littéralement non seulement des files d'attente, mais, un investissement énorme dans tout ce qui est effectivement jardin, meubles, décoration, etc. Première explication très simple : les gens sont libres et ils ont du temps pour s'occuper d'un tas de choses. Vous savez, quand on vit chez soi, on se dit : “Il va bien falloir que j'accroche ce tableau. Ça fait cinq ans qu'il est dans ma bibliothèque, je pourrais peut-être lui trouver un coin sur un mur”, eh bien, on ne le fait pas. Pourquoi? Parce que, on est dans la vie quotidienne. On s'occupe du plus urgent. Et puis voilà. Donc, les gens, soudain, voient à quel point ils ont du temps. Mais il y a plus. C’est que les gens s'aperçoivent à quel point la maison les soutient quand il n'y a pas d'autre alternative.
Lucile : Si ce phénomène ne l’a pas surprise, c’est parce que Perla Serfaty a consacré sa carrière à étudier les liens que l’on entretient avec nos lieux de vie. Elle a même participé au développement d’une nouvelle discipline : la psychologie environnementale.
La psychologie environnementale étudie les relations entre un espace occupé et ses occupants. Entre la façon dont est agencée une maison, un hôpital, une prison, une école et le comportement de ceux qui y vivent. C’est une discipline qui croise les grilles de lecture de la psychologie, de la sociologie, de l’architecture, de la psychanalyse et de l’urbanisme pour étudier des questions qui ne lui appartiennent qu’à elle. J’ai donc demandé à Perla Serfaty si la psychologie environnementale avait établi un lien clair entre l’aménagement de nos lieux de vie et notre niveau de bien-être.
Perla Serfaty : L'aménagement lui-même soulève effectivement des questions de spatialité, des questions qui ont rapport avec les qualités d’un espace. Par exemple, le fait qu’un espace soit lumineux ou pas, un espace ample ou trop étroit, etc. Donc, il existe une littérature importante là-dessus. Et sa caractéristique, c'est qu'elle est très nuancée.
Il y a des tas de gens qui sont très contents dans une maison entièrement aménagée par un décorateur. Mais pourquoi ? Parce que, justement, le décorateur leur donne un environnement, une espèce d'écrin qui leur ressemble, mais il ressemble surtout à une partie d'eux-mêmes. Peut être le fait d'être arrivé à une position sociale, enfin, après beaucoup d'efforts ? Nous, les citoyens lambda, nous bricolons. On rêve d'une table design et finalement, on va chez Ikéa et on achète quelque chose à 100 sous. On voudrait bien un beau canapé italien avec un cuir etc. Puis finalement, qu'est ce qu'on fait ? On va chiner quelque part dans un vide grenier, puis on achète un vieux canapé, parce qu'on bricole le chez soi. Et les gens ont l'illusion que leur maison leur ressemble, mais dans la réalité, ce qu'ils font, c'est qu'ils travaillent les détails, les objets, les petites bricoles qui leur permettent de faire leur propre cocon et surtout, un paysage familier où ils se reconnaissent.
Lucile : Ce que Perla Serfaty m’explique, c’est donc que ce qui fait qu’on se sent bien chez soi c’est notre capacité à vivre dans un espace qui nous ressemble. Mais c’est une idée très nouvelle. Historiquement, cette tendance à vouloir s'approprier notre lieu de vie et à faire en sorte qu’il nous ressemble n’a pas toujours existé...
Perla Serfaty : De nos jours, tous ces arrangements sont considérés comme des arrangements qui doivent donner lieu à une appropriation par les habitants, c'est-à-dire que l'habitant veut pouvoir agir sur son environnement pour que son environnement lui soit propre. Et une fois qu’il lui est propre, il a l'impression de s'y reconnaître. Ça, c'est très différent du passé ou en général. Quand on voulait avoir un signe de statut, on essayait d'avoir tout ce que les autres avaient, des gens de la même catégorie socioprofessionnelle ou de la même catégorie sociale. De nos jours, c'est très différent. Tout le monde veut du soi dans la maison.
Lucile : Ce phénomène dont parle Perla Serfaty qui fait qu’aujourd’hui, la majorité d’entre nous a besoin de vivre dans un lieu qui nous ressemble serait le fruit de plusieurs processus historiques.
Et le premier grand changement a eu lieu au 19ème siècle.
Perla Serfaty : Historiquement, les sociétés étaient très pauvres. Il y avait une immense majorité de gens pauvres, et une infime minorité de gens qui disposaient de biens. Le résultat, c'est que faire quelque chose qui vous ressemble était un privilège de riches, un privilège de puissants. Ce n'est que quand les sociétés, en particulier les sociétés occidentales, ont commencé à s'enrichir que les gens ont eu les moyens d’enfin commencer à faire quelque chose qui était le privilège des plus riches.
Lucile : En parallèle de cet enrichissement global de nos société occidentales, un processus d'individualisation a accéléré la donne, en encourageant les individus à s’approprier leur espace de vie.
Perla Serfaty : Historiquement, on vivait non pas en tant que sujet qu'individu, on vivait dans le cadre d'une appartenance, une appartenance religieuse, une appartenance souvent culturelle. Des fois c'était identique. Bref, on naissait ce qu'on était et on mourait ce qu'on était. Quand les gens ont commencé à avoir des moyens, leur ambition, c'était de ressembler aux voisins. Quand vous allez aujourd'hui en Normandie ou en ou en Alsace et que vous voyez des villages entiers avec un style de maisons -les colombages par exemple de l'Alsace- eh bien, pourquoi est ce qu'on a tout ça ? C'est parce que chacun voulait manifester son appartenance à un groupe et partager l'identité du voisin. Par exemple, en Alsace, l'étoile de David correspondait souvent à un métier de vigneron. Les gens se manifestaient par des symboles, qui étaient des symboles, qui étaient par exemple des symboles de l'appartenance à des professions ou à des statuts. Donc, il y avait beaucoup de choses et bien évidemment, tous les signes religieux qui étaient marqués sur les linteaux des maisons, etc. Tout cela exprimait l'appartenance à un groupe. Aujourd'hui, c'est l'inverse, c'est l'inverse. L’individualisation progressive des sociétés a détaché les individus de leurs origines.
Lucile : En plus du phénomène d’enrichissement global du 19ème siècle et de celui d’individualisation dont vient de parler Perla Serfaty, un dernier facteur explique le fait que l’on cherche autant à ce que nos lieux de vie nous ressemblent aujourd’hui : c’est l’importance que notre société donne aux objets.
Perla Serfaty : Nous sommes devenus une société où les objets jouent un rôle énorme. Donc, les objets permettent des appropriations faciles. À la fin du 19ème siècle, l’objet est rentré dans la maison, et la maison est devenue un espace de consommation des objets et d'une manière générale de consommation. C'est lié au fait qu’avec les sociétés industrielles, le modèle d'aspiration des gens des classes ouvrières, c'était la petite bourgeoisie. De son côté, la bourgeoisie aisée, tous ces gens là qui avaient de l'argent, ils voulaient que le monde ouvrier sorte de sa misère, tout en l'exploitant d'ailleurs, on n'en est pas à une contradiction près, mais ce qui était important, c'est que le modèle d'aspiration, c'était de sortir de cette misère noire pour devenir un petit bourgeois. En même temps, parce qu'il y a eu industrialisation et possibilité de fabriquer des objets en série à des prix moindres, il y a eu des capitaines d'industrie, mais aussi des commerçants qui ont inventé des concepts de vente tout à fait nouveaux : Le Bon Marché, La Samaritaine, Au bonheur des dames…
Lucile : Au bonheur des dames, c'est le nom du grand magasin qui sert de décor à un roman d'Émile Zola paru en 1883, qui porte le même nom. Dans ce livre, Emile Zola décrit l’effervescence de ces grands magasins, et le changement qu’ils ont créé dans le rapport à la consommation de nos sociétés.
Perla Serfaty : Ils ont mis sur pied un système assez, assez astucieux, très, très astucieux, où on faisait miroiter l'accessibilité de l'objet rare. Et les gens avaient aussi la possibilité de profiter de crédits. Et donc, si vous voulez rendre accessibles au niveau du prix des objets qui étaient en général l'apanage des gens qui avaient de l'argent, c’était véritablement un mouvement parce que les objets aidaient à créer ces ambiances douillettes qui sont littéralement l'expression de l'idéal de fin du 18ème siècle. Nous vivons encore sur cet idéal. D'ailleurs, je vois des fois des journalistes qui me posent la question sur le mode de vie norvégien. Ce phénomène en norvégien qui s'appelle hygge.
Lucile : Ce mot hygge, c'est un terme d’origine danoise et norvégienne qui n’a pas de traduction littérale en français, mais qui désigne ce sentiment de bien-être associé au fait de se retrouver chez soi, dans une ambiance cosy, idéalement devant un feu de cheminée, sous une couette ou sous un plaid, à faire une activité calme qui nous fait du bien, avec une tasse de boisson chaude dans les mains… Un mode de vie très associé aux pays nordiques, qui connaissent des hivers longs… Mais qui s’exporte aussi très bien en France.
Perla Serfaty : Toutes ces soi-disant tendances d'aujourd'hui, ce n'est pas vrai. La maison cocoon, la maison abri, la maison extrêmement fermée avec rideaux, doubles rideaux, il y a des napperons partout, sur les fauteuils, sur les chaises, on couvre de jupes les tables, etc. Tout ça, c'est véritablement le 19ème siècle et acquérir les objets qui étaient liés à cet idéal, était littéralement une entreprise de diffusion des modèles bourgeois. Du haut vers le bas et une véritable participation de fond, du bas vers le haut.
Lucile : Maintenant qu'on a compris que le fait de décorer son intérieur avec des objets qui nous ressemblent est le résultat de dynamiques historiques, je me pose une autre question : comment naissent les choix de décoration que l’on fait pour notre intérieur ? Moi, par exemple, j’aime plus que tout les meubles dépareillés, les matériaux bruts comme le bois, et je ne pourrais pas supporter de vivre dans un espace sans volets ou rideaux parce que l’obscurité m’apaise. Même si nous sommes toujours un peu influencés par les modes et aujourd'hui par instagram, qu’est ce qui fait que nous préférons tel style de décoration plutôt que tel autre ?
Perla Serfaty : Il y a un aspect psychologique tout à fait important qui tient à son histoire personnelle. Tel enfant qui grandit dans une chambre avec trois autres frères rêve d'avoir une chambre à lui tout seul. Mais tel autre enfant qui a vécu la même situation n'aime que le groupe qui dort ensemble et qui partage une chambre dans une plus grande chaleur humaine. Donc ça, ça s'appelle la “place identity”, c'est-à-dire l'identité de lieu. Moi, j'aime la lumière parce que quelque chose dans mon histoire personnelle m'a amené à sentir que c'est indispensable à mon bien être. Et d'autres personnes aiment au contraire les lieux obscurs, etc. Compte tenu d'une série de facteurs qui leur sont propres, qui sont historiques, psychologiques, biographiques, etc.
Lucile : Cette “place identity", ce sont nos besoins en termes de lieux de vie. L’ensemble des éléments matériels et des caractéristiques qui fait que l’on se sent bien dans un endroit, et qui sont propres à chacuns et chacunes d’entre nous. Vivre dans un espace qui ne correspond pas du tout à cette identité peut alors avoir de réelles conséquences sur notre bien-être, sur notre psychisme et peut même déclencher des réactions physiques. Perla Serfaty me donnait à ce titre l’exemple d’une femme qui a eu le dos bloqué parce qu’on l’avait forcée à déménager dans une maison très sombre dans laquelle elle ne se sentait pas bien...
Je lui ai alors demandé quel conseil donner à quelqu’un qui ne se sent pas bien dans son lieu d’habitation, en particulier en cette période de confinement ? Comment faire pour se sentir bien dans un lieu trop petit ou dans un espace que l’on a pas les moyens d’aménager ?
Perla Serfaty : Et bien d'abord, il y a une stratégie qui est importante, c'est la stratégie de l'interstice. Quand on ne peut pas arranger son environnement, ill faut bien le regarder pour voir ce qu'on peut en faire. Par exemple, si on a droit à une heure d'or ou à un kilomètre de chez soi, dans la journée, en emportant son attestation, il faut occuper tout l'interstice de liberté qui vous est donné. Deuxièmement, désencombrer, avoir un espace aéré, avoir un espace léger, c'est très important. Il y a des tas de gens qui pensent qu’ils peuvent rien. C'est totalement illusoire. Toute la psychologie des objets montre à quel point on peut vivre avec moins. Et quand on est à l'étroit, vivre avec moins est une grande aide, une grande aide.
Lucile : Le confinement est peut être le moment idéal pour réfléchir à quels sont nos besoins, notre “place identity”, comme le dit Perla Serfaty. C'est peut-être pour ça qu'inconsciemment tous les gens se sont rués dans les magasins de décoration et d'aménagement après le premier confinement et avant le second. Ils décorent leur chez eux non pas pour épater leurs amis de passage, mais par besoin profond d'avoir un lieu qui leur ressemble et de pouvoir s'y retrouver, au cours d'une période incertaine et angoissante. Une façon de se retrouver soi donc, et de se ressourcer en quelque sorte.
GÉNÉRIQUE DE FIN
Vous venez de lire Émotions à emporter, un podcast de Louie Media. Suivez-nous sur Instagram et Twitter @emotionspodcast (émotions, avec un s). Vous y trouverez des lectures intéressantes, sur la compersion ou sur les émotions en général.
Lucile Rousseau-Garcia a fait cet épisode. Jean-Baptiste Aubonnet s’est occupé de la réalisation et du mixage, et Nicolas De Gélis a composé la musique. Merci évidemment à notre interlocutrice de nous avoir accordé de son temps.
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À bientôt !