Retranscription - Déménager : pourquoi ça fait si mal d’aller vers son idéal ?
Déménager : pourquoi ça fait si mal d’aller vers son idéal ?
L’une des filles de Brune Bottero chante à propos du fait que la maison est pleine de cartons.
Brune Bottero:
Il y a deux ans, en 2019, j’ai visité un village dans le sud de la France, dont je suis tombée amoureuse.
“Compromis de vente”
J’imagine un grand salon, avec une grande table sur laquelle on peut manger à dix.
“C’est sûr, en quittant la maison je vais pleurer”
“Prêt immobilier”
“J’arrive pas à comprendre pourquoi on habite en ville.”
“Banque”
“Et si on se barrait ? On prend nos cliques et nos claques et on déménage, comme ça…”
“Est-ce qu’un jour on sera prêts à partir ?”
“Insomnies”
“Euh je sais pas comment on va réussir à tout faire rentrer dans les cartons
“Est-ce qu’on fait le bon choix ?”
“Partir”
“Faut qu’on se prépare à dire au revoir à la maison, aux amis”
“Mais ça va jamais rentrer”
“Tu penses pas qu’on est un peu fous ?”
“Changer d’air”
“Je crois que les enfants font la gueule”
“Tu te rends compte qu'on va déménager ?!”
“Qu’est-ce qu’on met en premier dans les cartons tu crois ?”
“Notaire”
“Les enfants, on a trouvé notre maison !”
“Adieu”
Il y a beaucoup de façons de raconter cette histoire. La vérité est un mélange de tout ça.
Aujourd’hui, en septembre 2021, ça fait deux mois que j’ai “changé de vie”, comme on dit. Mari et enfants sous le bras, j’ai quitté la région parisienne pour m’installer dans ce village provençal pour lequel j’ai eu eu un coup de cœur deux ans plus tôt.
Ce projet n’a rien de bien original. Partout autour de nous, on voit et on entend parler de ces citadins et ces citadines qui quittent les grandes villes. Et encore plus depuis le début de la crise sanitaire.
Pour nous, c’est la même chose. En avril 2020, en plein milieu du confinement, c’est décidé. On va quitter la ville, changer de vie. On s’est dit “dans un an, on sera partis”, et l’année qui a suivi s’est entièrement orchestrée autour de ce projet.
C’est excitant, bien sûr, mais c’est aussi particulièrement stressant. Il faut se séparer d’une maison et en trouver une nouvelle, préparer les enfants au changement, remplir des to-do list interminables, et se faire à l’idée que notre vie va certainement être bouleversée.
Selon une étude de l’IFOP, le déménagement est la troisième plus grande source de stress des français, après le deuil et le licenciement… Je suis vraiment surprise par cette statistique, qui me semble exagérée, mais à l’aube du départ, entre deux nuits d’insomnie, ça ne m’étonne plus tant que ça.
Pourquoi est-ce que je me sens si angoissée alors que ce déménagement, je me l’imaginais comme une sorte de chemin vers le bonheur ? Est-ce que véritablement, on va être plus heureux ? Est-ce que déménager rend plus heureux ? Et est-ce que, que l’on parte à 100 mètres ou à 100 kilomètres, changer de lieu d’habitation, c’est changer de vie ? Et est-ce que c’est vraiment le cadre dans lequel on vit qui définit notre bonheur ?
Je suis Brune Bottero, bienvenue dans Émotions.
GÉNÉRIQUE
Le déménagement, ça peut être s’installer dans une grande ville, se jeter avec plaisir dans un rythme effréné, ou bien changer de pays, de culture, voire de métier.
Quelle que soit la motivation première, déménager, c’est un peu se dire qu’en changeant de maison, on change de vie.
Pour nous, l’idée, c’est de s’exiler, quitter le stress, se rapprocher de la nature, consommer moins et mieux, ralentir le temps, profiter…
Durant les préparatifs de notre départ, on écoute en boucle une chanson de Ben Mazué, “divin exil”.
Reprise de “Divin Exil” par Brune et sa famille
“Tu crois que ça irait
Qu'on pourrait quitter Paris
Qu'est-ce qui nous effraie
Qu'est-ce qui nous manquerait d'ici
Moi, c'est nous qui me manque
Toi, j'sais qu'c'est nous qui te manque
Viens, on prend tout c'qu'on a planqué à la banque
Et on se barre loin d'ici”
Brune Bottero: On en a fait une sorte d’hymne familial.
Voix SNCF, arrivée en gare, en Bretagne
Christine est autrice et illustratrice. Elle a 40 ans. Elle vient me chercher à la gare de Lannion quelques minutes après mon arrivée, un grand sourire et de la musique plein sa voiture. Avant de m’emmener visiter sa maison, elle m’embarque sur les plus jolies plages de Trébeurden, me fait grimper en haut d’un gros rocher pour que j’aie la meilleure vue, me parle des vents, des marées, des cours de surf qu’elle adore.
Il y a huit mois, elle a quitté la région parisienne, avec ses enfants Achille et Colette et son compagnon, Pierre. Direction la Bretagne.
Pour Christine aussi, le déclic est venu au début de la crise sanitaire, en avril 2020, quand toute la famille a eu le covid.
Christine: Donc on a été malades tous les quatre. Et après, il y a eu la prise de conscience du changement inévitable vers lequel on allait. On était déjà plutôt au courant et au fait, puisqu'on en est très intéressés par tout ce qui est l'écologie, etc. Mais là c'était indéniable en fait.
Et le sentiment d'emprisonnement lié notamment aux emprunts bancaires. On est tous les deux artistes, donc on a des situations précaires. Quand il n'y a pas d'argent et pas d'argent. On ne cotise pas pour le chômage... Et donc nous, clairement, on tenait avec nos économies jusqu'au 15 juillet. Voilà. Et la banque n'a pas voulu arrêter notre prêt. On ne savait pas non plus quand les comptabilités des entreprises dans lesquelles on travaille allaient reprendre. Donc, on ne savait pas trop, quoi !
Avec tout ça moi, je suis restée vraiment une journée sur les escaliers de ma maison. Et quand je suis rentrée j'ai dit à Pierre "en fait on va partir".
Lui, bon, il a dit OK. Et à partir de là, c'était le 15 ou le 17 avril, je ne sais plus, toute notre énergie a été destinée à trouver une issue.
Brune Bottero: Trouver une issue. Pour Christine, il s’agissait presque d’un réflexe de survie.
En l’écoutant, je suis admirative de sa conviction, de cette certitude d’avoir fait le bon choix en déménageant, le seul choix. Je dois dire que cette conviction là, je ne l’ai pas. Oui, je pense qu’on va être plus heureux, qu’on a raison de partir. Mais je n’en suis pas sûre.
Parce qu’en faisant des cartons, en lessivant les murs de l’ancienne maison, en remplissant de la paperasse pour la banque, pour les travaux, pour les changements d’école des enfants, le stress monte, et je ne suis plus certaine de rien.
Christine semble aujourd’hui sûre de son choix, mais lorsqu’elle était en plein cœur du déménagement, est-ce qu’elle doutait, elle aussi ?
Christine: Ben nous en fait, on a acheté la maison en août. Donc on n'était jamais venus ici hein. On a acheté une maison en 5 jours quand même, dans un endroit qu'on ne connaît pas, où on ne connaît personne. Et on est revenu à Paris de septembre à décembre, on avait quatre mois hyper condensés là, puisqu'on avait le boulot, les boulots à boucler et tout. Et on avait aussi tout ça à gérer quoi. Et là, ce qui a été assez cool, c'est que quand moi, je doutais, Pierre était à fond et inversement quand Pierre doutait, moi j'étais "Wha, c'est trop cool", donc ça s'est équilibré comme ça. Et finalement, quatre mois avec tout ce qu'il y a eu à faire, ça a été un vrai tourbillon.
Liza Benaym: C'est intéressant de voir comment quelques fois avant de prendre une décision on aimerait pouvoir être sûr. Être sûr que ça va être la bonne décision, d'autant plus quand il y a des enfants qui sont impliqués et qu'on en porte la responsabilité. Mais en réalité, on a jamais de certitudes.
Liza Benaym est psychologue clinicienne, elle exerce dans le 11ème arrondissement de Paris. Elle a également été formée en Argentine à la psychanalyse multifamiliale, une thérapie de groupe réunissant plusieurs familles, qui permet à chacun d’avoir accès au vécu des autres.
Liza Benaym: Souvent, les décisions, on se rend compte si c'était la bonne ou pas la bonne dans l'après coup. Et finalement, si on attend d'être sûr pour sauter le pas je crois que ce moment-là, il n'arrivera jamais. Prendre une décision comme ça quelque part, c'est un pari et c'est ce n'est qu'après qu'on se rend compte si oui, finalement, c'était la bonne décision ou pas.
Brune Bottero: Ce pari de déménager, on le fait en essayant d’inclure au maximum nos trois enfants. Ils ont 4, 10 et 13 ans. On leur explique notre décision, on répond à leurs nombreuses questions... Mais on a eu beau faire tout ce qui est conseillé, c'est-à-dire parler, parler, verbaliser, communiquer… La pilule a parfois du mal à passer.
Au moment de l’annonce, je ne crois pas que nos enfants soient totalement réfractaires. Ils se réjouissent même un peu à l’idée de cette nouvelle vie. Mais on sent aussi une sorte d’angoisse qui monte en eux. Qui se manifeste différemment en fonction de leur âge et de leur caractère.
Le plus flagrant, c’est notre adolescent, qui, au début, s’oppose assez farouchement au projet. Je demande à Liza Benaym ce qui se joue à cet âge lors d’un déménagement.
Liza Benaym: Eux qui font tant d'efforts pour trouver leur place dans des groupes d'amis, trouver leur place dans la société en général. Là, c'est comme un déracinement qui leur est imposé. Donc, à eux aussi, il faut, je crois qu'il faut leur donner la possibilité de faire des choix. Puisque ce déménagement, ce n'est pas leur choix à eux. Donc, il faut qu'ils puissent faire des choix sur d'autres sujets. Et puis prendre le temps d'accueillir et d'écouter tous les vécus que les enfants vont traverser. Ils ont le droit d'être très peinés, de devoir quitter leur école, quitter leurs camarades de classe, quitter leur chambre. Et on peut le comprendre parce que nous mêmes, en tant qu'adulte, on traverse aussi ces émotions là. Nous aussi, on peut être attristé de quitter un certain nombre de choses. Et donc, à partir de ce vécu d'adulte, on peut aussi s'identifier et comprendre les vécus des enfants et leur dire, d'ailleurs, leur formuler, pourquoi pas, que nous aussi, ça peut nous faire de la peine de quitter un certain nombre de choses. Déjà, de l'endroit dans lequel on a vécu, auquel on était habitué. Et puis de tout ce qu'il comporte autour des choses parfois qui peuvent nous sembler anodines, mais pourtant qui sont très importantes: la vie de quartier, la boulangère du coin, le marché, enfin tout ce qui englobe finalement notre cadre de vie, donc, ce sont en effet des petits deuils.
Brune Bottero: C’est vrai que la semaine avant de déménager, je suis très à fleur de peau. Tout me donne envie de pleurer. En prenant le dernier café du mercredi avec mes voisines, en faisant des courses pour la dernière fois chez nos commerçants préférés, en mettant nos livres en cartons, en disant au revoir à l’institutrice de ma fille…
Je réalise à quel point un déménagement n’est pas “léger”. Que l’on quitte un logement pour un autre dans la même ville ou la même région, ou qu’on s’exile à des centaines de kilomètres, déménager est une rupture, qui implique une charge émotionnelle.
Dans son livre “Ruptures”, la philosophe Claire Marin relate l’expérience concrète de la “chair du monde” théorisée par Merleau-Ponty. Elle écrit :
Les liens avec les autres et le monde qui nous environnent ne sont jamais si sensibles qu’au moment où nous les perdons, plus exactement au moment où nous sommes arrachés à ceux qui comptent pour nous, à notre cadre familier, à une vie commune qui s’est inscrite en nous, qui s’est incarnée.
Liza Benaym: En tant qu'adulte on a beaucoup plus de ressources pour se projeter dans ce nouveau lieu. Déjà parce que a priori, si on a pris la décision d'un déménagement, c'est qu'on estime que cette nouvelle vie, ce nouvel environnement, ça va être mieux que ce qu'on connaît déjà. C'est pour ça qu'on entreprend toutes ces démarches. Et on a beaucoup plus de capacité à se projeter dans cette nouvelle vie tandis que pour les enfants, pour eux, c'est plus compliqué.
Dans les semaines qui précèdent le déménagement, notre plus jeune fille a des moments de régression, de peurs soudaines.
Thelma, la fille de Brune, pleure et cherche sa mère, juste à côté d’elle.
Des crises qui nous étonnent, qui nous inquiètent, et même, je dois l’avouer, qui nous agacent... mais qui sont tout à fait explicables d’après Liza Benaym.
Liza Benaym: Il y a quelque chose de très inquiétant dans cet inconnu et c'est vrai qui l’est moins à l'âge adulte. Parce que quand on est adulte, on a déjà pu vivre des expériences de changement et on sait que, a priori, on en a surmonté un certain nombre. Mais les enfants, ce n'est pas leur cas. Pour les enfants, c'est tout nouveau et je crois que derrière, cette réticence au changement, il faut entendre une vraie angoisse. Quelquefois, on l'observe chez des enfants à travers des symptômes un peu plus importants, je pense à des troubles sphinctériens, des enfants qui recommencent à faire pipi au lit. Enfin, d'autres symptômes qui peuvent évoquer une forme d'angoisse. Et je crois que bon, il faut pouvoir accueillir cette angoisse et surtout les rassurer, les rassurer au maximum. En rendant cet inconnu un peu moins inconnu, en essayant de se familiariser avec cette nouvelle vie qui nous attend.
Brune Bottero: Ces angoisses des enfants sont palpables, et souvent elles nous renvoient à nos propres angoisses. En tant qu’adulte, on a tendance à les minimiser ou à les taire, pour se concentrer sur l’aspect positif. Liza Benaym propose des solutions concrètes pour mieux vivre cette étape décisive du déménagement au sein de la famille.
Liza Benaym: Donc, je crois qu'il faut le plus possible travailler avec eux, justement, ce lien là, entre l'ancien appartement et ce nouvel appartement, comment est ce qu'on peut se le représenter, ce nouvel appartement? Alors pour ça, ça veut dire les inclure dans toutes les recherches. Je pense à la décoration, la couleur des murs, enfin plein de petites décisions comme ça, qui vont leur permettre à eux aussi de se représenter ce nouveau lieu de vie. Finalement, avant le déménagement, il y a tout un temps de gestation ou avant que ce projet ait lieu dans la réalité, il a déjà lieu dans notre tête, on le fabrique, on le modifie... Et je crois que c'est très important que les enfants puissent prendre part à ce temps là. Voilà les inclure le plus possible dans ce processus.
Thelma fait ses cartons et trie ses affaires
Liza Benaym: Je crois qu'on peut faire confiance aux enfants dans leur capacité d'adaptation parce que ce sont des exemples, pour nous, d'adaptation. Donc bon, je ne crois pas qu'il y ait tant d'inquiétude à avoir. On observe très souvent chez les enfants en primaire, collège, que ça se fait assez naturellement, finalement. Donc, a priori, je pense qu'il faut se donner le temps, leur donner le temps de se faire leur place. Et généralement, en quelques mois, on observe que ça roule tout seul. Si ce n'était pas le cas, là on pourrait penser à des stratégies, peut-être pour leur permettre de faciliter leur capacité de se mettre en lien avec les autres. Mais je crois que dans un premier temps, il faut juste leur faire confiance.
Brune Bottero: Mais la confiance est parfois dure à mettre en place quand la bonne vieille culpabilité parentale prend le dessus.
Liza Benaym: Quelquefois, on aimerait leur épargner des douleurs, leur épargner, en effet, cette souffrance de la séparation, alors que pourtant, c'est structurant. Absolument, je crois que ça prépare le terrain pour accueillir plus tard d'autres situations de séparations, d'autres deuils comme on en traverse tout au long de la vie. C'est absolument naturel, la séparation, ça fait partie de la vie et donc ça, ça prépare l'individu à vivre ces autres séparations qui l'attendent.
Brune Bottero: Ce que je comprends c’est qu’on a le choix : on peut voir le déménagement uniquement comme un deuil, une rupture, une perte, car c’est indéniable qu’il s’agit d’une épreuve difficile. Mais on peut aussi le voir comme une occasion de grandir, d’apprendre, de mieux se connaître, et peut-être même, d’accéder à un nouveau niveau de bonheur.
Emanuele Coccia est un philosophe d’origine italienne, maître de conférences à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris. Dans son dernier livre, il étudie les liens entre la vie domestique et le bonheur.
Lorsque je l’interviewe, il vient d'atterrir à Florence et répond à mes questions sur zoom depuis une chambre d’hôtel. Moi je suis derrière mon ordinateur, dans ma nouvelle maison pleine de cartons. Pour lui, cette idée qu’évoque Liza Benaym, le déménagement comme une épreuve qui nous forge, cela fait tout à fait sens .
Emanuele Coccia: Un changement de maison comporte évidemment une révolution morale, au sens littéral du terme : on change de mœurs, on change d'habitudes, on change de rythme, on change les décors, etc. Et malgré les chocs (et c'est pour ça peut être qu'on aimerait être capable de d'en faire plusieurs) c'est une forme de richesse morale inouïe parce que effectivement, la vie n'est jamais définie par une seule habitude, mais par la capacité de passer d'une habitude à l'autre, de certains mœurs à d'autres, etc. C'est fatigant, mais c'est une forme de vie, une puissance de vie. C'est une manière de se métamorphoser au même sens que - c'est bête de dire ça peut être - une chenille se transforme en papillon. Et il faut, surtout dans l'humanité, dans l'espèce humaine, on doit développer cette capacité de faire du passé la chenille d'un papillon qui vient de naître, en fait.
Brune Bottero: Dans son livre “Philosophie de la maison”, Emanuele Coccia écrit notamment: “Déménager est difficile car cela implique de contempler ce dont nous avons besoin pour dire “je””.
Emanuele Coccia: Je pense que de toute manière, n'importe quel déménagement est une forme d'enrichissement profond parce qu'il oblige, malgré ou à cause du choc, un individu à se développer… Tout d'abord, à se dénaturaliser face au monde, à des relations et à retrouver des forces en soi pour comprendre comment produire différemment son propre bonheur. Et c'est une gymnastique qui est très importante... De fait, c'est à partir de là peut-être que j'ai appris à me réinventer à chaque fois que pendant des périodes, je déménageais tous les 12 à 15 mois. Et d'ailleurs ce qui est le plus difficile dans ces cas là, ce n'est pas de redécouvrir la ville, c'est de renouer avec des rapports d'amitié qui est le grand problème, surtout lorsqu'on est adolescent.
Brune Bottero: C’est d’ailleurs une phrase que je répète beaucoup à mes enfants, à la veille de la rentrée scolaire : “tout est nouveau pour vous, vous pouvez être qui vous voulez, vous pouvez vous réinventer”. Car déménager peut être une chance, aussi, de s’autoriser à être pleinement qui on est, pour les adultes, comme pour les enfants.
Emanuele Coccia: Moi j'ai une fille, on est en garde partagée donc ma fille littéralement déménage chaque semaine. Elle passe une semaine avec moi et une semaine avec sa mère et pour l'instant, elle vit ça avec également comme une forme de richesse. Au fond elle a une double richesse, deux maisons, deux appart, deux formes de vie radicalement différents. C'est aussi une manière de lui offrir un aperçu du fait que la vie peut se décliner de manière très, très différente. Là aussi, c'est très important, je trouve de dénaturaliser les rapports qu'on peut avoir à des mœurs en fait, à des habitudes, à des rythmes.
Brune Bottero: Cette dénaturalisation a forcément lieu lorsqu’on déménage, et naturellement, on s’adapte petit à petit à un nouveau cadre de vie, à de nouveaux rituels. C’est le cas de Christine, qui observe en elle des changements profonds.
Christine: Mes priorités changent et diffèrent vraiment de mes copines de Paris. Et là, je peux parler pendant des heures du châtaignier et je comprends que ce n'est pas pareil pour mes copines. Alors on échange encore beaucoup, mais sauf que là, vraiment, depuis juin, je me rends compte à quel point ça ne va pas juste être "on a la vie d'avant" juste en changeant de maison. Là, je me rends compte qu'en nous, en nous, tout bouge aussi.
C'est à dire que forcément, nos priorités sont plus les mêmes. Les trucs à gérer de nos vies non plus sont plus pareils. On a plus de temps de transport, par exemple. Du coup, ça nous laisse du temps pour autre chose. Du coup, oui, ça change, je me rends compte à quel point je suis en train de me bretonniser quelque part, finalement, tu vois. Au-delà du beurre salé ! À quel point je suis en train de changer de vie et l'impact que ça à sur moi et sur... Voilà, je ne suis plus parisienne. Donc forcément, ça change. Et ça les six premiers mois jusqu'en juin, je n’y pensais pas. Et puis je sais plus, à la faveur de quoi je me suis dit “c'est fou” parce qu'en fait... Je pense qu'une copine me parlait d'un truc qui m'aurait très certainement transcendée à l'époque, je sais plus que c'était tu vois, peut être un petit magasin de créateur, un truc à la con qui fait aussi Paris quoi, et je me disais, “olala j'en ai tellement rien à foutre”. C'est fou hein ! Parce qu'en faites moi, en juin j'ai le cerisier au fond du jardin qui est en fleurs et ça, c'est vraiment cool, et j'ai vu arriver les hirondelles et voilà. On s'adapte.
Christine se promène au bord de l’eau, près de sa nouvelle maison, avec Brune.
Brune Bottero: Quand j'entends Christine, j'ai l'impression que déménager l'a rendu plus heureuse, et en même temps, je me demande si ce n'est pas aussi le fait d'avoir un cadre qui l'autorise à être qui elle souhaitait être, près de la mer qu’elle aime, et entourée d’arbres. Pour autant, je me demande si ce n’est pas un peu illusoire. Est-ce que vraiment la vie peut se voir améliorée, simplement en changeant d’endroit ? Est-ce que notre bonheur dépend de là où on habite ? Est-ce que les problèmes de la vie ne nous suivent pas, où qu’on aille ?
Emanuele Coccia: Oui, vous avez raison. C'est illusoire de penser que le changement du décor puisse changer quelque chose. Un vrai déménagement, c'est pas juste un changement de décor, un vrai déménagement c'est une restructuration de soi
Je crois que les déménagements, c'est les moment où l'essence véritable de la maison se montre le plus clairement. Par exemple, l'une des premières révélations qu'on a lorsqu'on déménage, une révélation parfois douloureuse, c'est que la maison n'est pas définie par l'espace, ni par simplement des murs ou un toit, ce n'est pas un fait principalement architectural, elle est définie tout d'abord par une série assez disparate d'objets et de personnes qu'on est obligé, par un déménagement, de trimballer avec nous.
Ce qui est ce qui est très important, parce que ça veut dire au fond que la maison est tout d'abord un petit monde, un monde qu'on impose au monde pour que... Voilà ça c'est la deuxième révélation qui a lieu pendant les déménagements... Pour qu'on puisse vivre mieux, pour qu'on puisse vivre bien. Donc, le deuxième élément qui se montre dans le déménagement, c'est qu'au fond, la maison est surtout une réalité morale. L'essence de la maison est contenue dans ce mieux, dans ce bien. Après, chacun peut remplir ce mot, ou cet adverbe de la manière qui lui convient mais de fait, on habite la maison pour que notre bonheur soit possible.
Et c'était important pour moi de définir ces deux ou trois éléments. Tout d'abord parce que ça démontre que le bonheur, la félicité n'est pas une réalité purement psychologique, n'est pas quelque chose qui serait caché à nous, qu'il faudrait retrouver. C'est vraiment quelque chose de très matériel. Il faut se déplacer ou déplacer les autres, les objets, construire des choses, transformer la réalité pour être heureux.
Brune Bottero: Ce fantasme de bonheur, il est entre nos mains. Il faut le façonner, le décider. Emanuele Coccia m’explique qu’une maison, tout comme le concept de bonheur, sont des artéfacts. Et les artéfacts sont des produits, c'est-à-dire des choses qu’on a nous même construites, et qui par conséquent sont modifiables par nous mêmes, face auxquels nous ne sommes jamais entièrement passifs. On peut donc construire son bonheur, au même titre qu’on se construit un foyer.
Une maison ce n’est pas simplement un ensemble de murs et de fenêtres. C’est les liens qui unissent les gens qui l’habitent, c’est les objets entreposés, c’est tout ce qui se passe de pratique, de social, de poétique, entre ses murs.
Liza Benaym: Évidemment que les repères, finalement, nous les avons en nous ou à l'intérieur de nous. Et ce qui compte, c'est pas où on va vivre et entre quels murs mais c'est le cœur du foyer, de la famille qu'on a créé et c'est les liens avant tout. C'est ça qui compte. Et je trouve que c'est une très belle leçon de pouvoir faire l'expérience de ça. Que finalement, peu importe où l’on va, on peut se sentir chez soi.
Brune Bottero: Parfois, ces sentiments de bien-être et de sécurité sont directement associés à un lieu précis, un chez-soi unique. C’est le cas de Christine.
Christine: C'est cet endroit, c'est cette maison. Cet endroit dingue qu'il y a autour de nous, ce lieu. La maison, tu vois, elle est faite comme ça et moi, j'ai l'impression qu'elle nous tient dans ses bras. Qu’elle est comme ça et qu’on est à l'abri, quoi.
Alors Pierre est tombé amoureux de Trébeurden, il y a eu ce choc un peu le syndrome de Stendhal sur le bord de l'eau, comme je t'ai dit, mais si on n'avait pas découvert cet endroit, on restait pas. C'est à dire que dans ce cadre magnifique qui nous a très touchés, il fallait qu'on trouve un chez nous, notre place et c'est ici. Et on a l'impression, en plus, dans les événements, le fait que cette maison soit revenue à la vente le jour où nous on était là, qu'elle a été vendue en trois jours, qu'il y avait cinq personnes, dont une personne qui a fait une offre juste en voyant les photos et que c'est nous qui avons eu droit, on a eu l'impression que cet endroit nous attendait.
Et en plus, elle est hyper vivante, cette maison, puisqu'elle est sur pilotis. Et quand on est arrivé, il y avait des coups de vent de l'hiver et le vent s'engouffrait partout aussi sur la maison.. Moi, j'adore les films de Miyazaki et j'ai l'impression que c'est un personnage cette maison et que tu sais comme elle craque de partout, le poêle, il vibre beaucoup avec le vent, il résonne, il fait "tadadadam". Et moi, j'ai l'impression qu’elle nous avait pris dans ses bras et qu'elle gonflait le dos comme ça pour nous abriter du vent. Je ne sais pas, il y a un truc hyper organique avec ici.
Brune Bottero: On passe parfois des années à se construire un foyer. Dans notre précédente maison, on a fait de nombreux travaux, repeint les murs, changé la déco. Après des années de vie commune entre ses murs, c’était plus que jamais notre maison.
Et cependant, je suis stupéfaite de voir que dans notre nouvelle maison, bien qu’on y ait passé que deux mois pour l’instant, on s’est sentis instantanément chez nous. Il y a pourtant des murs à peindre, des étagères à poser, des cartons encore fermés, des fleurs à planter… Rien n’est fini, mais c’est déjà chez nous.
Et finalement c’est très rassurant cette idée. Ça confirme qu’une maison c’est surtout ce qu’on met dedans. Notre ancienne maison est probablement devenue un tout autre foyer, maintenant qu’elle est habitée par d’autres.
D’ailleurs, plus qu’un adieu, il s’agit d’une transmission. On quitte des murs pour qu’ils abritent une autre maison.
Quelques jours avant de la quitter, lors d’une petite fête avec nos voisines, ma fille cadette nous a lu un poème écrit pour la maison.
Sa fille Elsa lit un poème
“Ma Maison
J’ai peur, tu sais que j’ai peur ma demeure
Je t’aime, maison adorée, mais je dois déménager
Ma maison préférée je ne vais pas t’abandonner
Mais je pars
Nous allons en profiter, ma maison tant aimée
Je ne partirai pas avant de fêter le jour de notre départ
Ma maison, je te lègue à des gens rares,
À des gens qui vont t’adopter”
Brune Bottero: Peut-être que nous n’avons pas réellement changé de maison, mais simplement transporté notre foyer dans un autre lieu. Peut-être que, comme les escargots, nous transportons notre maison où qu’on aille. Emanuele Coccia, expert en la matière avec plus de 30 déménagements à son actif, est partisan de cette idée. Il écrit d’ailleurs “nous devrions changer de maison à chaque saison, tout comme nous avons besoin de le faire avec nos vêtements”. Je lui demande ce que ça signifie vraiment pour lui.
Emanuele Coccia: Ce que je voulais dire en écrivant cette provocation, c'était qu'on devrait dépasser la vision un peu patrimoniale et patriarcale de la maison. C'est à dire cette transformation en acte de l'espace domestique qui devient, et on en a fait l'expérience aussi pendant la pandémie, qui devient un lieu du commun, un lieu beaucoup plus publique que ce qu'il était auparavant, nous obligea à penser la maison de manière moins fixe et moins propriétaire en fait. Et donc à imaginer la maison comme un lieu qu'on peut s'échanger entre amoureux, amoureuse ou amis, etc. Et qu'on habite la maison de l'autre au même sens qu'on aime passer du temps avec les gens qu'on aime. Et je pense qu'il sera de plus en plus le cas, l'idée de transiter de maison en maison, à travers de petits couloirs d'amitié, ça ne veut pas dire qu'on déménage tous les temps, mais qu’on est prêt à changer la maison beaucoup plus et beaucoup plus facilement que ce qu’on l’a été pour l'instant.
Ce qu'on appelle la mode a été aussi cette idée que l'habit ne définit jamais un uniforme. Mais c'est quelque chose qu'on peut abandonner pour un instant, reprendre, etc et qui reste quelque chose de très personnel. Au même sens, on a appris que passer d'un vêtement à l'autre ce n'est pas une trahison, ni de nous, ni de ce vêtement. Peut être qu'on devrait apprendre à avoir les mêmes rapports avec les maisons et les habitations. Ce qui veut dire peut être, par exemple, parce que là, évidemment, on ne peut pas accumuler beaucoup de maisons, ça serait stupide. Mais de dépasser le rapport de propriétaire à la maison et dépasser peut être l'idée même de propriété, ce qui est intéressant.
Brune Bottero: L’attention montante portée par les sciences sociales à l’espace domestique nous prouve que la maison et le foyer sont loin d’être des sujets futiles, relégués aux magazines féminins et aux émissions de décoration.
L’affirmation du télétravail ces dernières années nous prouve qu’il sera de plus en plus possible d’habiter où on le souhaite, et de mettre au centre de nos préoccupations le foyer en tant que tel. Ces réflexions m’évoquent les analyses de la journaliste Mona Chollet dans son ouvrage Chez soi, une odyssée de l’espace domestique. Elle y écrit :
A l’écart d’un univers social saturé d’impuissance, de simulacre et d’animosité, parfois de violence, dans un monde à l’horizon bouché, la maison desserre l’étau. Elle permet de respirer, de se laisser exister, d’explorer ses désirs.
“Divin Exil” de Ben Mazué
Brune Bottero: C’est peut-être de ça qu’il s’agit vraiment. Déménager pour se rapprocher de qui nous sommes pleinement. Déménager pour trouver un lieu qui nous maintiendra dans notre énergie vitale, qui nous permettra de mieux respirer, exister et explorer nos désirs. Et peut-être qu’il faut le faire plusieurs fois dans une vie, comme le préconise Emanuele Coccia, à chaque fois qu’on sent le besoin de se réinventer, de muer vers de nouveaux nous.
Comme Christine, libérée des ses angoisses, qui se sent enfin elle-même après son déménagement, je sens s’opérer en moi des changements discrets certes, mais profonds et durables. Et c’est là que l’expression “changer de vie” prend tout son sens.
Claire Marin, dans son livre Ruptures écrit quelque chose qui vous parlera peut-être : “On parle de “renaissance”, de “nouveau départ”. Les expressions ne manquent pas pour exalter cette seconde chance donnée au sujet d’être plus intensément ou plus authentiquement lui-même.
GENERIQUE DE FIN
Vous venez d’écouter Émotions.
Je suis Brune Bottero, et j’ai écrit et monté cet épisode. Je vous faisais entendre le témoignage de Christine Roussey, et les explications de la psychologue Liza Benaym et du philosophe Emanuele Coccia. Vous pourrez retrouver toutes les références liées à leurs activités sur notre site.
Les sons qui ponctuent cet épisode ont été enregistrés entre le mois de mai et le mois de septembre 2021, merci à mes enfants et à mon mari de m’avoir permis de capturer ses bouts de notre quotidien. Merci aussi à Marie Gabelica et à Claire Marin.
Maud Benakcha est la chargée de production d'Émotions. La réalisation et la composition musicale sont signées Charles de Cillia. Christopher Meraz-Mata s’est occupé de la prise de son. Jean-Baptiste Aubonnet était au mix et c’est Nicolas de Gélis qui a composé le générique d’Émotions.
Si cet épisode vous a plu et que vous souhaitez en savoir plus sur la façon dont on peut investir un nouvel espace de vie, je vous recommande l’écoute de l’épisode d'Émotions à emporter : “Pourquoi avoir une déco à notre image nous fait du bien”, signé par la journaliste Lucile Rousseau-Garcia.
Émotions est un podcast de Louie Média, également rendu possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditoriale, Anaïs Dupuis, responsable de production, Mélissa Bounoua, directrice des productions et Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale.
Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous aimez écouter vos podcasts : Apple Podcast, Google Podcast, Soundcloud ou Spotify.
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Bonne écoute, et à bientôt.