Retranscription - Dima Abdallah

Générique 

Agathe le Taillandier : Vous avez peut-être vu défiler sur les réseaux sociaux les images glaçantes de la place de la République à Paris, dans la nuit du 23 au 24 novembre 2020. Des policiers évacuent un camp de migrants avec une violence physique et verbale insoutenable. Depuis cet événement, des questions se soulèvent, venant de personnes qui ne sont pas forcément militantes ou engagées dans une cause. Ils et elles s'interrogent : comment résister face à ce qu'elles considèrent comme de l'abus de pouvoir? Sous quelle forme et avec qui se révolter ? Quand Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature en 1957, il déclare à cette occasion : "Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse". Mais alors, si aujourd'hui, vous avez l'impression que tout s'écroule, peut-être que notre tour est venu, à nous, de réinventer le monde. Le livre du jour est un classique, il interroge cette question de l'engagement et de la responsabilité poussée jusqu'à l'extrême. C'est l'écrivaine Dima Abdallah qui l'a choisi. Elle vient de signer son premier roman, Mauvaises herbes, un récit habité par des souvenirs de la guerre civile libanaise. Un livre de révolte face à la violence et à l'absurdité du monde. Je suis Agathe Le Taillandier. Bienvenue dans le Book Club.

GENERIQUE

Dima Abdallah : Il est neuf heures et demie du matin et avant de lancer cet enregistrement, j'ai déposé ma fille à l'école. Je suis rentrée et je me suis fait un café, deux cafés, même, pour me réveiller, pour être en forme. Et là, en ce moment, je me trouve dans mon salon. J'habite à Paris, dans le 20ème arrondissement. Pour vous décrire l'ambiance de cette pièce. Et bien, c'est c'est la pièce où on vit, qui est le salon salle à manger et en même temps, c'est la pièce où je travaille sur une grande table en bois massif, une table bretonne. C'est l'endroit où je me mets tous les matins pour écrire. Il y a un très beau soleil dehors, un soleil de novembre avec une très jolie lumière.  Je vais vous dire ce que je vois par la fenêtre de mon appartement. Je donne sur un parc, donc je vois les très belles couleurs de l'automne sur les nombreux arbres que j'aperçois depuis ma fenêtre. Et ça, c'est vraiment une chance. Je vais à présent me rendre près de ma bibliothèque alors il y en a plusieurs : il y en a cinq dans la pièce. Je vais me rendre à côté de la plus grande.

Alors, elle est plus ou moins bien rangée. Je dois dire que je vois, par exemple, deux étagères consacrées aux livres de botanique que j'affectionne particulièrement. Je vois dans d'autres bibliothèques des étagères consacrées aux bandes dessinées. Mes livres d'histoire de l'art et d'archéologie ont aussi leur place particulière. Et pour les romans ? Bon, c'est un peu. C'est un peu le bazar pour les romans, alors ils sont, quand j'ai été sérieuse, les livres du même auteur sont regroupés ensemble. Mais c'est quand même un petit bazar, un joyeux bazar. Je partage toutes les bibliothèques avec mon compagnon et avec ma fille qui est une grande lectrice et dont les livres envahissent petit à petit l'espace du salon. Et c'est vrai qu'il y a une bonne partie des livres que j'ai mis à la cave parce que vu qu'on est des grands lecteurs, les livres prennent de plus en plus de place dans l'appartement.

Alors aujourd'hui, j'ai choisi de vous parler d'un livre et d'un auteur qui me tiennent particulièrement à coeur. J'ai choisi la pièce de théâtre Les Justes d'Albert Camus. Où se trouve mon exemplaire dans la bibliothèque ? Il se trouve avec les nombreux livres d'Albert Camus que j'ai mis ensemble. Je découvre avec vous qu'ils sont rangés ensemble. J'ai été sérieuse, donc on a bien sûr l'Etranger, L'homme révolté, Le mythe de Sisyphe, Les Carnets, etc. Et parmi ses livres, donc, on a les Justes, qui est une pièce de théâtre qui me tient particulièrement à cœur. Alors, je vais le sortir de la bibliothèque, ce livre, je vais vous dire quelles éditions j'ai, j'ai l'édition Folio. Alors la couverture du livre. On y trouve une photo, une photo, un visage derrière des barreaux. Le livre n'est pas si abîmé que ça. On voit qu'il a été lu et relu plusieurs fois, mais il n'est pas annoté. J'annote très, très rarement les livres, en général si j'ai envie de prendre des notes, je les prends plutôt sur un petit carnet.

Alors, est-ce que je pourrais résumer rapidement la pièce. Elle parle d'un groupe de révolutionnaires qui sont en train d'organiser l'assassinat d'un despote. Camus s'est inspiré de faits réels d'un groupe de révolutionnaires qui a commis un attentat en 1905. Mais ça, ça m'importe assez peu, finalement, que ce livre ait été inspiré de faits réels. Je trouve qu'il est assez universel dans sa manière d'aborder justement cette question de la cause juste de ce qu'on est capable de sécuriser, ce qu'on doit faire pour défendre sa cause et à quel point on peut peut être perdre de son humanité en croyant défendre une cause qui nous semble primordiale.

La première fois que j'ai lu ce livre, c'était il y a très longtemps. Je crois bien que c'était au lycée, peut-être en classe de première ou quelque chose comme ça. Donc je devais avoir 16, 17 ans. C'est un livre vraiment qui m'a, j'avais déjà lu l'Etranger, qui était ma première rencontre avec Camus plus tôt, je pense en classe de troisième ou de seconde. Et ce livre est venu me confirmer mon amour de Camus, mon admiration de cet auteur vraiment qui aborde des thèmes et qui a une écriture qui me remue profondément.

Ce qui m'a marqué immédiatement dans ce livre, c'est la justesse de l'écriture et c'est le sujet. Vraiment. L'émotion qui dominait le qui me dominait le plus à la lecture était la justesse dans cette manière de mettre en scène des personnages qui sont tellement habités par leur cause qu'ils en arrivent à organiser un assassinat. C'est quelque chose de très courant et c'est quelque chose que je connais très bien. Je pense que ça m'a parlé sur un plan personnel parce que j'ai grandi pendant une guerre civile et que je sais l'horreur de tout ce qu'on peut commettre en défendant sa cause. L'histoire de la cause juste, je crois, me parle particulièrement et c'est peut être pour ça que je suis quelqu'un qui n'est vraiment, qui ne me suis jamais engagé dans un quelconque parti ou dans une quelconque cause, parce que j'en ai peur. J'ai toujours peur des dérives de ce qu'on peut faire sous l'étendard d'une cause.

Pourquoi est-ce que c'est un sujet qui me touche particulièrement? Encore une fois, je reviendrai à cette guerre civile que j'ai vécue, dans laquelle j'ai grandi, où finalement, les pires horreurs ont été commises par chacun sous l'étendard de cette cause, c'est à dire que la cause, l'attribut, ce en quoi on croit, ce à quoi on appartient, justifie les moyens et justifie qu'on torture des gens, justifie qu'on enlève des gens, justifie qu'on assassine des enfants. Donc, c'est vraiment quelque chose qui m'a profondément marqué personnellement. Et c'est évidemment quelque chose qui m'a choqué dans ma petite enfance et dans mon adolescence. Et c'est, je trouve ça extrêmement dangereux. Cette notion de la cause juste, c'est à dire qu'est ce qui est juste ? Finalement, qu'est ce qu'on qu'est ce qu'on estime comme juste ? Qu'est ce qu'on estime prioritaire et qui nous donne le droit de commettre les pires atrocités? La pièce pose vraiment cette question d'une manière très fine et donc c'est le sujet central de la pièce qui me parle particulièrement.

Quel est mon passage préféré du livre? Je ne pourrais pas vous le dire. Peut être quand il revient quand le héros revient parce qu'il n'a pas pu à la première tentative, la première fois qu'il va pour assassiner ce despote, il le découvre accompagné de sa nièce et de son neveu. Il revient. Il décide de ne pas les assassiner et il est accueilli par ses compagnons dont un est profondément révolté par le fait que le héros n'ait pas tué ses enfants en même temps que le despote visé et qui lui dit "c'est des milliers d'enfants russes qui vont mourir de faim sous la tyrannie de ce despote parce que tu n'as pas voulu tuer ses deux enfants". Je crois que c'est un passage qui m'a profondément marqué parce que finalement, c'est l'humanité de ce héros qui revient sans avoir pu tuer des enfants pour la cause. On en revient, on en revient à cette cause, c'est-à-dire, jusqu'où peut aller sous l'étendard de cette cause ?

Ma rencontre avec Albert Camus, ça a été ma rencontre avec la littérature, c'est à dire que j'avais lu beaucoup de livres, mais vous savez, dans un contexte scolaire où on est un peu obligé de lire les livres qu'on nous donne, on n'est pas toujours très sensible à ce qu'on nous donne à lire. Mais moi, j'étais déjà une grande lectrice à l'adolescence. Mais vraiment, quand j'ai lu l'Etranger d'Albert Camus, j'ai eu l'impression de rencontrer, de rencontrer la littérature qui me parle, de rencontrer la littérature qui me percute, qui qui crée en moi des émotions nouvelles. Et dans cet étranger d'Albert Camus, je me suis reconnue un peu je pense aussi dans ce sentiment d'être étranger au monde qui nous entoure, de ne pas trouver sa place, mais pas que, c'est aussi la justesse, l'économie de mots d'Albert Camus qui ont été une rencontre avec cette littérature qui a mis la scène de l'anti héros aussi sur la scène littéraire. Et Meursault, c'est l'anti héros par excellence. Je suis extrêmement sensible à cette figure que j'ai rencontrée par la suite dans d'autres livres comme Don Quichotte, comme Le désert des Tartares, comme, comme bien d'autres romans qui m'ont profondément marquée. 

Alors oui, dans Mauvaises Herbes, je décris la violence de la guerre civile au Liban. Est ce que la littérature se doit de dire la violence de notre monde ? Je suis intimement convaincue que la littérature est évidemment là pour parler de cette violence, pour la dénoncer, pour l'exprimer, pour la questionner et aussi pour lutter contre son absurdité. C'est à dire qu'on exprime cette violence dans la littérature, qu'on la formule, qu'on la réinvente, qu'on la critique et qu'on la commente, qu'on l'a fait vivre autrement que dans la vraie vie. C'est un acte de révolte. Je crois que le geste créatif est profondément révolté et en cela, je rejoins Camus qui dit aussi dans ses écrits que la révolte, qui peut passer par le geste créatif, est la seule réponse à l'absurdité du monde qui nous entoure. Et je crois que la violence, que ce soit d'une guerre civile ou ou du terrorisme, pour en revenir à la pièce, parce que finalement, c'est un acte terroriste que ce groupe de révolutionnaires commet. Je pense que cette violence, cette absurdité de la vie dans laquelle on évolue, la seule réponse qu'on peut y apporter sur un plan personnel, c'est la révolte. En cela, je rejoins Camus. C'est vraiment la seule place qu'on peut y trouver. La seule réponse qu'on peut avoir face à cette absurdité du monde qui nous entoure. Pour en revenir, par exemple, à des livres comme Le Mythe de Sisyphe ou L'Homme révolté. Et c'est une manière, je pense, l'écriture peut être une manière non seulement de dénoncer cette violence, mais aussi de l'exorciser.

Les passages violents ? Bizarrement, je ne trouve pas, dans ce que j'écris, moi, je ne trouve pas que ce sont les plus difficiles à écrire. Je pense que l'écriture, en tout cas moi, mon écriture, est une écriture qui est assez, qui est assez instinctive, où je ne pense pas beaucoup à ce que j'écris et où une fois que j'ai fini d'écrire, par contre, les mots que j'ai, que j'ai mis noir sur blanc les phrases, les idées me donnent ensuite beaucoup à penser. Donc, cette violence là, justement, je crois qu'elle est beaucoup plus difficile à vivre dans le monde qui nous entoure qu'à écrire. Finalement, écrire est une action. Ce n'est pas tant que ça, un travail de réflexion, l'écriture. Et finalement, dans cette action, il y a comme un salut. Il y a comme une petite transe qui fait que cette violence, on sent, on y plonge en l'écrivant, en la dénonçant, en la formulant mais on n'est pas spécialement en train de la vivre qu'on est en train de l'écrire.

Alors, un livre ou un auteur que j'ai découvert récemment et que j'ai beaucoup aimé, écoutez j'ai lu Un jour ce sera vide, qui a paru pour la rentrée littéraire de Hugo Lindbergh et j'ai trouvé ce livre absolument extraordinaire. Il est vraiment très, très fort pour un premier roman. Il m'a vraiment. Il m'a vraiment profondément marquée. Et voilà, je le conseille vraiment parce qu'il est formidablement bien écrit et que je trouve que c'est un des grands livres de la rentrée littéraire de cette année.

Générique 

Agathe le Taillandier : Vous venez d'écouter Dima Abdallah à son micro et elle répondait aux questions de la journaliste Maud Ventura. Elle vous recommande Les Justes d'Albert Camus, disponible en Folio. Dima Abdallah est écrivaine. Son premier roman, Mauvaises herbes, a été publié chez Sabine Wespieser éditeur en septembre 2020. Elle est lauréate du prix envoyé par La Poste 2020 et a reçu la mention spéciale du Prix de la littérature arabe 2020. Maud Benakcha est à l'édition et à la coordination du Book Club. Lucile Rousseau Garcia a fait le montage de cet épisode et Jean-Baptiste Aubonnet a réalisé le mixage. Ce podcast est aussi rendu possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditorial, Marion Girard, responsable de production, Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale, et Mélissa Bounoua, directrice des productions. Dima Abdallah vous conseille également le premier roman de Hugo Lindenberg : Un jour, ce sera vide. Je vous conseille d'écouter notre podcast Fracas dans un épisode, Charlotte Pudlowski a interviewé l'écrivain Hugo Lindenberg autour de la parole et de ses silences. Bonne écoute et à très vite.

Générique de fin