Retranscription - Jusqu'où peut-on aller par empathie extrême ?

Extrait d’un discours de Barack Obama:

“Je pense que nous devrions parler davantage de notre déficit d'empathie - la capacité de se mettre à la place de quelqu'un d'autre ; de voir le monde à travers ceux qui sont différents de nous - l'enfant qui a faim, le sidérurgiste licencié, l'immigrante qui nettoie votre chambre d'étudiant." 

Léna Coutrot: Barack Obama prononce ce discours en 2006, devant des centaines d’étudiants d’une université de l’Illinois, à l’occasion de leur cérémonie de remise des diplômes. À l’époque, il est encore sénateur et il présente l’empathie comme une valeur phare, à chérir et développer.

En 1993, 13 ans avant le discours de l’ancien président américain, l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, reconnaît déjà l’empathie comme - je cite - « une compétence psychosociale essentielle qui devrait être enseignée à l’école ». 

Selon le Pr Martin L. Hoffman, psychologue clinique américain, un enfant reçoit en moyenne 4000 fois par an des incitations à l’empathie du type: « Comment te sentirais-tu si quelqu’un te faisait la même chose? ».  

L’empathie est une valeur humaine, une valeur noble. Manquer d’empathie est extrêmement mal vu. Mais est-il possible d’avoir trop d’empathie ?

Il y a 5 ans, en 2016, je rencontre Adrien, un jeune homme très empathique et dévoué. À ce moment-là, je ne me demande pas si je suis empathique moi-même. J’avoue je m’en fiche un peu. Prendre des nouvelles, penser aux petites attentions, tout ça : c’est pas ma seconde nature et puis je suis assez nulle pour anticiper les envies des gens. À l’époque, je compte beaucoup sur le fait que les autres me disent clairement ce dont ils ont besoin, comme je le fais moi-même.  Donc forcément, quand je rencontre ce garçon je suis un peu fascinée. En septembre, je lui dis que j’aime les frites de patate douce, les nems, les fajitas et le Pérou. En février, il me prépare un repas d’anniversaire avec des frites de patate douce, des nems, des fajitas - dans la même assiette. En avril, je suis en pleins partiels à la fac. Un soir, il arrive chez moi, je suis épuisée, je pleure de fatigue sur mon clavier d’ordinateur. Il me fait un thé et me dit “Attends, j’arrive”. Il ressort, il revient une heure plus tard et il m’emmène dans un resto péruvien. Là, il y a une peluche de lama qui m’attend sur une table en terrasse, crinière au vent. Quand on emménage ensemble, il accepte qu’on fasse chambre à part parce que je dors mal, alors que lui rêve de partager son lit avec la personne qu’il aime. Il accepte que je m’absente parfois plusieurs jours parce que j’ai besoin de moments seule, alors qu’il préférerait 1000 fois une vie commune plus traditionnelle. J’ai parfois l’impression qu’Adrien entre dans ma tête, enclenche son radar à empathie, scanne tous mes besoins, tous mes désirs, puis s’attelle à les exaucer, un par un.

Mais jusqu’où peut-on aller, par empathie pour quelqu’un ? L’empathie est-elle toujours bénéfique aux personnes qui la reçoivent ? Et à celles qui l’expriment ? Est-ce plus facile pour certaines personnes que pour d’autres, d’éprouver de l’empathie ? Et peut-on réellement apprendre à se mettre à la place des autres ?

De fil en aiguille, j’étouffe. Je réalise que si je ressens de plus en plus souvent le besoin de m’éloigner, c’est qu’en fait, Adrien m’oppresse. Et je culpabilise parce qu’il se plie en 4 pour moi. Il me reproche sans cesse de ne pas lui donner autant que lui me donne. Mais il donne toujours plus, et chacun de ses sacrifices ajoute une ligne à l’ardoise de ma culpabilité. Il me taxe d’égoïste. C’est épuisant pour nous deux. On se sépare.

François: L'empathie pour moi, j’aurais tendance à dire que c’est se mettre à l’intérieur des émotions de l’autre, ou mettre plutôt peut-être les émotions de l'autre à l'intérieur de soi. 

Léna Coutrot: Là, c’est le moment où vous vous demandez si je suis allée interviewer Adrien pour ce podcast. Spoiler : non, je n'ai pas fait ça ! J’ai préféré l’option « Appel à un ami ». La personne que vous venez d’entendre c’est mon ami François, 32 ans, professeur agrégé en lettres classiques. Il se définit lui-même comme une personne ultra-empathique.

François: Finalement, l'idée qu'être empathique, ce serait devenir une sorte de récipient vide capable d'accueillir les émotions de l'autre.

J'ai rencontré des personnes qui me disaient « Il y a des gens avec qui je serai pote et il y a des gens avec qui ça passera pas ». Moi, au contraire, il y aurait une sorte d'accueil spontané de ce qu’est l’autre est… Je peux ressentir une relation d’amitié avec quelqu’un même si on n’a pas forcément des choses très profondes à se dire.

Léna Coutrot: À quel niveau est ce que tu te situerais sur l'échelle de l’empathie, en imaginant une échelle qui irait de 1 à 10 ?

François: Si c'est faire passer les émotions de l'autre au premier plan par rapport à ses émotions à soi, je dirais 8-9.

Ludivine c’est une personne que je rencontre en 2011. Au début elle est au Québec et moi je suis en France. Il faut que j’y reste pour l’année parce que je suis en train de préparer l’agrégation. A la fin de cette année, on s'installe tous les deux à Montréal où l’on passe 2 ans ensemble.

Au bout de la 3e année, il faut que je retourne en France parce que j’ai un contrat de thèse.

Je me souviens que ça déjà c’est un événement que j’ai un peu de mal à lui annoncer, elle le vit très mal. 

Au bout d’un moment, on a une conversation sur facebook. Je suis en France, elle est à Montréal. On est à ce moment-là fin novembre. Je sors d’un cours de théâtre d’improvisation, je prends le temps de consulter mes mails, je suis au milieu de la cour de l’école, il est 23h30, je suis tout seul dans le noir avec juste la lumière de l’écran d’ordinateur et tout ça se passe un peu dans un grand silence… où, sur facebook elle me dit :  « Je pense que ce serait une bonne chose qu’on se marie. Qu’est-ce que tu en penses ? » Je suis un peu pris de court. Sur le moment, je lui dit « oui, c’est une idée intéressante, il faut qu’on y pense »… Je pense qu’il y  a quelque chose qui fait que je ne réagis pas spontanément… Réagir spontanément ça aurait été lui dire “ça me surprend, tu me prends un peu de court, est-ce que je peux prendre quelques jours pour y réfléchir ?”. Je pense que j’ai peur. Peur que ça l’inquiète, que ça lui fasse de la peine, que ça vienne casser un élan chez elle. Je pense qu’il y a le côté empathique qui fait que je ne réagis pas directement à ça, et sûrement aussi le côté “ça m’a pris par surprise”. Je me souviens que je repars avec mon ordinateur sous le bras en tournant beaucoup la question dans ma tête. Et dans les jours qui viennent, je me dis que je ne me sens pas forcément à l’aise avec ça. Mais elle, elle part très vite ! 

Sans que j’ai trop le temps de réagir, elle est déjà en train de discuter avec un de ses amis pour qu’il demande à ses parents de lui prêter un genre de chalet en forêt pour que ce soit le lieu du mariage. Elle est déjà en train de voir avec une amie couturière pour qu’elle lui fasse une robe, etc. 

Donc on est dans cette situation où elle est en train de préparer le mariage de plus en plus vite, où moi ça m’angoisse parce que j’aurais préféré qu’on prenne le temps d’en parler avant et petit à petit je me rends compte aussi que je suis pas prêt à ça. 

C’est là que c’est un peu l’engrenage. Je dois la retrouver deux, trois semaines plus tard pour les vacances de Noël. J’en parle pas tout de suite : on vient de se retrouver, je me dis que ce n'est pas le « moment » et que c’est plus important de retisser un lien.

Le problème c’est que 2-3 jours après, c’est Noël et que donc je me dis « on ne va pas parler de ça à Noël »…Et après Noël c’est le nouvel an, donc je me dis « on va pas faire le passage d’une année à l’autre avec une grosse dispute ». Ce qui s’est fait malgré tout, parce que le 1er janvier elle a commencé déjà à m’asticoter pour cette histoire de mariage, pour savoir ce que j’en pensais… donc  ça a fini par sortir à ce moment-là. Je lui ai dit que j’étais pas prêt au mariage.

À ce moment-là elle est très fâchée, elle me dit « c’est toi qui va t‘occuper d’appeler toutes les personnes que j’ai contactées : pour la robe, pour l’invitation, pour le chalet, pour le gâteau… ».  

Je suis rentré en France parce qu’il me restait 2-3 semaines pour finir le premier semestre. Il y a une grande période de silence. Finalement quand je retourne à Montréal dans notre appartement, l’appartement est vide, elle est partie, la rupture est consommée. 

Léna Coutrot: Est-ce que l’empathie, c’est “faire passer les émotions de l’autre au premier plan”, comme disait François ? Pour avoir l’avis d’une spécialiste de la question, j’ai appelé Olga Klimecki, une chercheuse allemande en psychologie et neurosciences. Elle est professeur à l’Université de Dresde en Allemagne et affiliée à l’Université de Genève en Suisse et elle s’intéresse à la résilience ainsi qu’aux sentiments d’empathie et de compassion. Dans un ouvrage qu’elle a co-écrit, Altruisme pathologique, paru en 2012 aux éditions de l’Université d’Oxford, Olga Klimecki définit l’empathie et explique pourquoi il ne faut pas la confondre avec la compassion.

Olga Klimecki: Si je rencontre une personne qui est heureuse et que moi je me sens heureuse aussi, c'est de l'empathie parce que c’est une émotion qui est homologue à l'émotion de l'autre. C'est pas seulement que je comprends que l'autre personne est heureuse, mais je me sens aussi heureuse moi-même. Et je sais que la source de mon ressenti c’est l’autre personne. Donc l'empathie s'applique à toutes sortes d'émotions : la joie, la tristesse, même la colère, si une personne est en colère contre quelqu’un d’autre, moi je peux la rejoindre et partager cette colère. 

La compassion, pour moi c'est plus spécifique parce qu’il s'agit juste de la souffrance, et pas de tous les états émotionnels. La compassion c'est un sentiment de bienveillance accompagné d'un désir d'aider cette personne qui est en souffrance. Donc même si on arrive pas à aider cette personne, on a quand même ce désir que cette personne puisse aller mieux. Donc c’est vraiment spécifique pour la souffrance, c’est un sentiment de bienveillance, et ça vient avec une motivation à aider. C'est là où je vois la différence entre l'empathie et la compassion.

Léna Coutrot: En 2006, Adam Smith, un chercheur écossais en psychologie introduit une nuance dans la définition de l’empathie. Il fait remarquer que le terme empathie est utilisé à la fois pour décrire la capacité à ressentir l’émotion d’autrui et la capacité à adopter le point de vue d’autrui. La première est appelée “empathie émotionnelle” et la seconde “empathie cognitive”. 

L’empathie émotionnelle, c’est la plus évidente, c’est ressentir l’émotion de l’autre en miroir : “tu pleures, je pleure, et je suis consciente que c’est toi qui m’as transmis cette émotion”. 

L’empathie cognitive, c’est être capable de se mettre à la place de la personne : je comprends pourquoi tu pleures.

Quant à la compassion, ce serait donc cette réponse positive et bienveillante, spécifique à la souffrance d’autrui, qui inclut l’idée d’agir pour soulager l’autre. Je vois que tu pleures, je pleure pas forcément avec toi mais je veux t’aider et je t’entoure de bienveillance. 

On “ressent” de l’empathie, on “exprime” de la compassion.

Un jour, Adrien, mon ex, a pleuré de joie parce que j’étais contente d’avoir obtenu le stage que je voulais. Il était tellement ému que j'en étais presque à me demander si j’avais loupé quelque chose. Il ressentait très fort les émotions que j’exprimais, qu’elles soient positives ou négatives.

Après notre rupture, c’est sur la banquette orange d’un psy parisien que j’entends parler pour la première fois d’empathie toxique. Au fil des séances, je comprends que l’empathie peut être représentée sur un spectre. Je comprends qu’Adrien et moi, on se situe très loin l’un de l’autre sur ce spectre. Je comprends que les capacités empathiques d’une personne peuvent varier : selon sa motivation, selon sa disponibilité d’esprit ou encore, selon la personne avec qui elle interagit.

Quand je l’interviewe pour ce podcast, mon ami François m’explique que le type d’empathie qu’il ressent, ce n’est pas tant ce jeu de miroirs qui faisait ressentir à Adrien les émotions des autres si intensément. L’empathie de François est davantage dans le calcul et la planification du bonheur d’autrui.

François: Le carnet mental, c’est l’image qui me vient le plus spontanément quand j’essaie de me représenter la façon dont je suis empathique. J’ai un carnet mental pour chaque personne avec par exemple, dans telle situation, « je sais que il/elle réagit de telle façon », « je sais que il/elle aime pas être en retard le matin »… “Je sais qu'il n'aime pas ça”, “qu’il préfère ceci”, tel aliment, telle manière de faire, tel truc, tel paysage etc. 

J'étais en couple avec une personne qui avait des goûts très précis pour les œufs au plat, pas trop cuits, il fallait que le jaune soit encore coulant et qu’il ne soit pas percé.  L'essentiel des pages de ce carnet mental, c'est des pages écrites toutes petites, avec plein de petits détails et de petites broutilles comme ça. 

Ça fait partie des premières choses que je remarque dans les relations. Ma fleur préférée, c'est ceci. “OK, donc je note. Si un jour j'offre des fleurs, il faudra que ce soit ça”. En tous cas, il faut que je l’imprime pour le ressortir à un moment donné.

Du coup, c'est quelque chose qui est totalement dans le calcul et pas du tout dans la spontanéité. C’est un carnet qui fait un peu mode d’emploi d’appareil, ou recette : « Il faut que je suive cette direction impérativement ». Ça finit par effacer finalement le sentiment actuel de la personne. Le cas extrême, ce serait : « Mais pourquoi elle ne va pas bien là ? Normalement, d'après le mode d'emploi, ça devrait aller, rouler là maintenant »

C’est comme si je me retrouvais dans la vie, plongé dans un film ou un roman où j’essaie de faire des fiches des personnages autour de moi. En même temps c’est un lecteur un peu amer parce qu’il se rend compte que le roman est écrit d’une manière assez prévisible. C’est une posture qui rend un peu cynique et triste.

Léna Coutrot: Pour François, un inconvénient de sa manière d’exprimer de l’empathie, outre le manque de spontanéité dans ses relations, c’est aussi sa difficulté à exprimer son désaccord, et le temps qu’il passe à attendre un hypothétique “bon moment” pour le faire. 

François: J'ai l'impression de chercher souvent le « bon moment », où on serait bien, suffisamment bien pour affronter à deux les choses qui ne vont pas.

Léna Coutrot: On a tous attendu ce genre de moment - qui peut aussi ne jamais arriver. Alors autant parfois, c’est pas très grave... autant parfois, on est à ça de se retrouver marié. Mais est-ce que c’est vraiment l’empathie qui nous guide, dans ces cas-là ?

François: Il y a quelque chose de très paradoxal. Est-ce que dans l'empathie, il y a quelque chose de totalement désintéressé ou est-ce que c'est quelque chose de plus égoïste? Est ce que je veux que cette personne aille bien pour qu'elle aille bien? Ou est-ce que c'est quelque chose d'un peu égoïste pour ne pas avoir à dealer avec le fait qu'elle se sente mal avec moi ? Une situation qui créerait de la culpabilité que je ressentirais moi…

Léna Coutrot: Culpabilité,  égoïsme… François n’est pas le seul à suspecter des sentiments moins nobles derrière sa propre empathie.

François: Je me souviens avoir été confronté à plusieurs reprises à des personnes qui me disaient « On ne sait pas ce que tu aimes, ce que tu n’aimes pas, ce avec quoi t’es d’accord, ce avec quoi tu n’es pas d’accord. On ne sait pas ce que tu penses voire parfois ce que tu manigances. Peut-être que t’es une personne très malveillante et on ne sait pas finalement ce que cache cette écoute ou cette gentillesse. »

Une des premières fois où on m’a exprimé ça, la personne m’avait dit : « il n’y a rien que t'aime pas du coup on a l’impression que t'as pas de personnalité. » …ça m’avait vexé. J’avais dit "s' il y a des choses que j’aime pas, par exemple..” et là, la seule chose qui m’était venue, c’était :  « J’aime pas les carottes râpées. » 

C’était pas grand chose, d’autant plus que dans les années qui ont suivi, j’ai appris à faire les carottes râpées d’une manière qui les rendait plus intéressantes donc maintenant j’ai même plus cet argument de la carotte râpée à ressortir.

Léna Coutrot: Jusqu’ici... vous vous dites peut-être que François c’est juste quelqu’un de particulièrement gentil, à qui il arrive parfois des soucis parce que le monde est cruel. Et peut-être que le monde est cruel. Et peut-être aussi que François est particulièrement gentil (ok oui ça c’est pas peut-être, c’est sûr). Mais l’empathie qui anime François le place parfois  dans des situations beaucoup plus compliquées.

François: J’avais répondu à une étude sur le consentement et il y avait eu cette question : « est-ce que quand vous avez eu des relations sexuelles elles étaient toujours consenties ? est-ce qu’il n’y a pas eu des moments où vous l’avez fait même si vous n'en aviez pas spontanément envie ? ».

Je me suis souvent retrouvé dans des situations où je ne pouvais pas dire non, je n'arrivais pas à dire non genre « Ce soir, j’ai pas.. » ou « j'ai pas envie tout court... » : je sens que c'est quelque chose de totalement impossible. 

Dans une relation sentimentale que j’ai eue la personne me reprochait beaucoup de pas prendre plus d’initiatives dans le sexe. Ça créait quelque chose où je me forçais à prendre l’initiative parce que je me disais “Elle manque de ça. Parce que je l’aime, c’est quelque chose qu’il faut que je fasse plus, parce qu’elle en a besoin.” 

Je pense que souvent, j’ai acté que la personne en face avait une sensibilité, une douleur particulière par rapport au rejet. Et ça crée justement de l’ambivalence parce que c’est un moment où j’arrive plus a savoir si ce que je fais sexuellement c’est quelque chose de spontané, c’est quelque chose dont j’ai vraiment envie, ou bien si c’est quelque chose que je force parce que je sais que la personne en face en a envie.

Je me souviens que j’avais été dans une relation où la personne était avant tout pénétration : c’était « Il faut qu’il y ait pénétration pour faire l'amour. » Et on avait eu une discussion par rapport à ça au début. Et je sais que c'est une forme de sexualité à laquelle je me suis senti forcé. Ça se passait par le carnet mental, « faire du sexe avec cette personne, c’est comme ça. » Et ça crée forcément à la fin une relation qui ne marche pas parce que c’est une relation ou la personne en face n’a rien de ce qu’elle voulait. Elle a quelque chose, mais auquel je me suis forcé moi, et elle a la pleine conscience que je ne suis pas spontané.

Léna Coutrot: Pour François, pendant longtemps, l’idée que la personne avec laquelle il avait une relation, sexuelle ou non, puisse être déçue ou se sentir rejetée, a été plus effrayante que de nier ses propres besoins, voire son propre consentement. Les envies des autres lui semblaient toujours plus importantes, plus impérieuses. Et dans ses relations amoureuses, François a souvent l’impression qu’il y a une urgence à satisfaire les besoins de l’autre, quitte à se mettre au second plan.

François: Il y a un personnage de la série Docteur House qui réalise petit à petit qu’elle se met toujours en couple avec des personnes où elle sent qu'elle peut en prendre soin. Son premier couple ça doit être un malade du cancer en phase terminale, qu’elle épouse alors qu'il n’en a plus que pour 2-3 mois à vivre. Moi c'est pas extrême à ce point-là, mais je pense qu'il y a un problème. C'est comme si on m'avait appris que si tout va bien, il n’y a pas d'histoire. 

Léna Coutrot: Petit à petit, François se rend compte que son empathie, si elle lui permet de comprendre les autres, peut aussi le plonger dans la détresse empathique : cet état où on laisse les émotions d’autrui nous submerger.

François: C’est un cauchemar qui m’a beaucoup marqué. Dans ce cauchemar je vis une journée de ma vie où je suis appelé plusieurs fois à l’aide par plusieurs personnes.  Un de mes frères qui m’appelle dans ce cauchemar pour me demander de l’aide sur un travail qui faisait à ce moment-là. Après j’ai ma mère qui m’appelle parce que ça ne va pas bien avec telle chose. Il y a quelqu’un dans la rue qui me demande de l’argent, il y a quelqu’un dans la rue qui me demande mon téléphone etc. Et je suis en retard pour un rendez-vous et chaque personne me met un peu plus en retard, je sens que mon énergie diminue, et je sens que je suis de plus en plus fatigué. À la fin, je me retrouve à traverser une rue et il y a une petite vieille qui me demande si je peux l’aider à traverser. À ce moment-là j’éclate et je lui dis « mais c’est pas possible! Depuis le début de la journée j’essaie de mener ma journée avec tout ce que j’ai a y faire et tout le monde vient me harceler. Encore vous ce soir qui venez me demander si je peux vous aider à traverser la route, c’est pas possible! Maintenant j’aimerais bien réussir à faire mes choses à moi!! ». Elle la personne en face, la petite vieille ne dit rien, elle a juste un regard très fâché. Culpabilisateur. Finalement je tends mon bras en disant « bon ça va, je vais vous aider à traverser ». Je sens que c’est très représentatif de la façon dont je vis l’empathie : je sens que c’est important de donner du temps aux autres et que en même temps aider l’autre se fait toujours en prenant le temps que je voudrais consacrer à des choses que je ressens comme plus personnellement, moi. C’est représentatif aussi de ce que la culpabilité peut avoir de moteur dans cette empathie. Que il faut être là pour les autres, il faut aider les autres, il faut laisser de la place aux autres, parce que si on ne le fait pas c’est mal. Il y a de ça dans le regard de la vieille à la fin du rêve.

Léna Coutrot: On comprend que François puisse mal vivre son empathie. Mais est-il condamné à cela ? Est-ce possible d’apprendre à exprimer son empathie de manière plus saine, comme on peut apprendre à apprécier des carottes râpées bien assaisonnées ? 

La famille de François est très catholique. Il raconte que cette atmosphère familiale religieuse l’a sensibilisé à un certain type d’empathie dès l’enfance.

François: Je pense que dans mon éducation et mon enfance, j’ai beaucoup eu ces injonctions à l’empathie. Ça vient de cette culture un peu catholique : « Aimer c’est laisser de la place à l’autre », « aimer c’est s’effacer devant l’autre ». C’est cette parole qui doit être dans l’Évangile de Jean : « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour les personnes qu'on aime ». Je sens que c’est quelque chose que j’ai intégré comme ça parce que c'est comme ça que ma mère en particulier vit sa relation aux autres, en étant mère au foyer avec quatre enfants, en renonçant à pas mal de choses finalement : «Aimer l'autre, c'est renoncer à soi ».

Léna Coutrot: Il semble que l'éducation de François l’ait mené sur le chemin de l’empathie. Mais nos parents ne nous donnent pas seulement une éducation. Ils nous lèguent aussi 50% de leur patrimoine génétique. Alors est-ce qu’il y a seulement notre éducation qui conditionne l'empathie qu'on peut ressentir ? Ou est-ce qu’il y a aussi une part d'inné ? Pour Olga Klimecki - la chercheuse allemande qui nous a donné une définition de l’empathie tout à l’heure - certaines expériences, avec des bébés, montrent que l’empathie est partiellement innée.

Olga Klimecki: Il y avait des expériences qui ont été menées avec des enfants de très, très bas âge, parfois même des enfants qui ne savent pas encore parler, donc de quelques mois. On a joué, par exemple, avec des poupées. On a joué des petites scènes et on s’est rendu compte que les enfants donnent par exemple quelque chose qu'ils aiment bien manger à une poupée qui est en détresse ou en souffrance… L’empathie elle commence assez tôt.

Léna Coutrot: Des neuroscientifiques ont donc joué des petites scénettes dans lesquelles des poupées se retrouvaient en détresse, pour observer la réaction des bébés. Évidemment, aucun jugement moral de la part des chercheurs, cette expérience se déroule avec l’accord des parents et d’un comité d’éthique très compétent. Les chercheurs se sont rendu compte que les enfants cherchaient à partager leur goûter avec les poupées malheureuses, ce qui serait une preuve d’empathie à leur âge. Et en effet. À 18 mois, donner son goûter, respect ! (perso à 27 ans c’est pas acquis).

Pour la chercheuse Olga Klimecki, ces expériences de bébés empathiques montrent une chose : on n’a pas besoin d’être éduqué par des parents empathiques pour le devenir soi-même. Parce que selon la chercheuse, à seulement quelques mois, un bébé n’a pas encore eu le temps d’être influencé par ses parents sur une compétence sociale aussi complexe.

La capacité à ressentir de l’empathie serait donc un trait de personnalité partiellement inné. Pour aller plus loin, des chercheurs ont voulu savoir si l’empathie émotionnelle (tu pleures donc je pleure) était davantage déterminée par nos gènes que l’empathie cognitive (je comprends pourquoi tu pleures).

En 2020, une équipe de chercheurs israélo-italienne a publié une étude que l’on appelle en psychologie une « étude de jumeaux », parce qu’elle a testé des paires de jumeaux sur différents traits psychologiques, pour voir lesquels ils partageaient. Là, les chercheurs ont étudié les résultats à des tests d’empathie passés par des milliers de paires de jumeaux. Le truc important c’est que ce sont des jumeaux qui n’ont pas été élevés dans la même famille. Donc ils n’avaient pas grandi ensemble, mais leurs gènes étaient quand même identiques à 100%. Bien sûr, ils s’étaient tous retrouvés dans des familles différentes pour des raisons indépendantes de l’étude, on parle pas d’une expérience horrible où on sépare des enfants de leurs parents pour la science. On reste dans un podcast sur l’empathie, que diable!

Le résultat, c’est que les scores d’empathie émotionnelle des jumeaux étaient beaucoup plus similaires que leurs scores d’empathie cognitive. Ça veut dire que si on pleure quand on voit quelqu’un pleurer (grâce à l’empathie émotionnelle), il est probable que ce soit un trait transmis par nos parents biologiques, codé dans notre ADN. En revanche, la capacité à comprendre l’émotion de l’autre (grâce à l’empathie cognitive) dépendrait davantage de l’environnement familial et culturel dans lequel on a évolué, et moins de notre ADN. 

Ce que suggère cette étude, c’est donc que l’on peut apprendre à décrypter les émotions d’autrui et à y formuler une réponse adaptée, on peut y être encouragé par sa culture familiale ou par la société. Mais qu’il est peut-être plus difficile d’apprendre à ressentir pleinement les émotions exprimées par les autres quand on n’y est pas prédisposé. Évidemment, ce n’est pas une règle absolue : certains enfants aux parents très individualistes peuvent devenir très empathiques, et inversement. François pourrait donc à la fois être prédisposé génétiquement à l’empathie émotionnelle et avoir consolidé de bonnes bases d’empathie cognitive au sein d’une culture familiale qui valorisait l’écoute des besoins des autres. 

On peut aussi se demander dans quelle mesure la culture familiale de François a pu inverser les codes sociaux qui encouragent peu les hommes à exprimer leurs émotions et à cultiver leur empathie.

François: L’empathie tel que j’ai pu l’exprimer, c’est quelque chose qui peut être catalogué comme féminin. Il y a certaines personnes-pour rester dans les gros clichés bien réacs - qui, voyant le fait que j’écoutais, m’ont demandé si j’étais pas gay.

Quelqu’un qui serait beaucoup dans l’empathie, dans l’écoute, finalement dans le retrait, serait plus du côté d’une masculinité un peu problématique, quelque chose comme ça…

Léna Coutrot: Cette question de l'inné et de l'acquis, ça met un coup de taquet au cliché que seules les femmes peuvent faire preuve d’empathie, parce que ce serait dans leur nature. Maintenant on le sait, c'est aussi quelque chose qui s'apprend. Pourtant de nombreuses études rapportent que les femmes ressentent davantage d’empathie que les hommes. J’ai demandé à Olga Klimecki son éclairage là-dessus.

Olga Klimecki: On sait qu'il y a des différences d'empathie entre les femmes et les hommes. On voit ça souvent, que les femmes rapportent plus d'empathie que les hommes. Et on sait pas : est-ce que c'est juste parce que les femmes osent rapporter de l'empathie ou que les hommes pensent que c'est plus cool quand ils rapportent moins d'empathie et moins d'émotions - ça peut être juste une question de remplir le questionnaire d'une manière différente. Ou est-ce que c’est vraiment le ressenti qui a changé ? C’est difficile à dire. Donc ça peut être la culture, qui renforce peut-être chez les femmes le fait d’exprimer l’empathie ou les émotions et qui chez les hommes renforce de moins rapporter les émotions et l’empathie. C’est toujours difficile de dire à 100% « ça c’est la culture et ça c’est les gènes ».

Léna Coutrot: L’empathie aurait des bases innées, renforcées par nos apprentissages au contact de la société dans laquelle on évolue, notamment en fonction de notre genre. Je me suis demandé pourquoi je ne me reconnaissais pas là-dedans en tant que femme, et pourquoi François ne correspondait pas non plus tellement au schéma. Au contraire de François, je suis née dans une famille où ce n’est pas l’empathie mais plutôt l’indépendance et le refus du sacrifice qui sont des valeurs, même pour les femmes. Mais selon la chercheuse, il n’est jamais trop tard pour s’entraîner à la compassion, même chez les adultes. C’est ce qu’a montré Olga Klimecki lors d’une expérience de sciences cognitives.

Olga Klimecki: Dans cette méthode, on imagine une série de personnes et on cultive des bons vœux vis-à-vis de ces personnes-là. Un exemple un peu plus concret : on commence avec un bienfaiteur. Donc c'est une personne qui nous a fait beaucoup de bien. Ça peut être un parent, un grand parent, idéalement qui évoque un sentiment de chaleur, de bienveillance chez nous. Moi, par exemple, je prends ma grand-mère, donc j'imagine ma grand-mère comme si elle est en face de moi. Et ensuite, j'envoie des bons vœux à ma grand-mère. Donc « puisses-tu être heureuse, puisses-tu être en bonne santé, puisses-tu être en sécurité »… et on fait attention à son ressenti. Qu'est-ce que je ressens pendant que je fais la pratique? Ensuite, on prend soi-même : donc, « puis-je être heureuse, puis-je être en sécurité, puis-je être en bonne santé ». Ensuite, on passe à une personne neutre, donc, par exemple, une personne qui travaille au supermarché là où on fait ses courses. On cultive ses vœux pour cette personne-là. Ensuite, on prend une personne difficile, donc avec laquelle on sent que ça ne va pas trop bien à ce moment-là. Et ensuite, on cultive ces bons vœux pour tous les êtres sur la terre. 

Léna Coutrot: Après avoir soumis un groupe à cet entraînement spécial compassion durant plusieurs jours, la chercheuse a montré à tous les participants de l’étude des extraits de documentaires où des personnes souffraient physiquement ou émotionnellement. Elle a ensuite observé la différence de réaction entre les participants qui avaient suivi l’entraînement et ceux qui ne l’avaient pas suivi.

Olga Klimecki: Donc les participants, après l'entraînement à la compassion, ont eu plus d'activité dans les aires cérébrales qui sont associées avec l'amour, la récompense, les émotions positives. Donc, en peu de jours, on peut changer ses émotions, son comportement et même son activité cérébrale, face à la souffrance. Ça montre qu'il y a d'autres options que d'aller dans la détresse empathique et que même si on est déjà penché un peu vers la détresse empathique, donc même si on ressent déjà des émotions négatives fortes vis-à-vis de la souffrance des autres, on peut, avec un entraînement à la compassion, baisser ses émotions négatives à un niveau de base. Donc, on est encore dans le partage des émotions négatives, mais on ajoute des émotions de bienveillance et on ajoute un comportement pro-social. 

Léna Coutrot: Cette méthode qu'Olga Klimecki a testée dans son expérience peut être mise en place de façon très concrète, dès lors que l’on ressent ce trop-plein d'empathie que les scientifiques appellent la « détresse empathique ». 

Olga Klimecki: Quand on est dans la compassion on ressent les émotions négatives déclenchées par les autres. Donc, dans la compassion, on nie pas les ressentis des autres, on les partage. Donc, c'est un peu comme de l'empathie. Mais en plus, on ajoute ces émotions de bienveillance, ces émotions plutôt positives vers l'autre, qui ont une fonction de protection. On n’arrive pas à la compassion sans être en contact avec la souffrance. Donc c’est un peu complexe parce qu’on ressent des émotions positives et négatives, l’une après l’autre. Ça peut être très rapide : ça peut être à l’instant que je reconnais vraiment physiquement dans mon corps la souffrance de l'autre, je partage ça et ensuite, je passe à la compassion, et ça déclenche en moi une bienveillance.

Et pour moi, c'est tellement important, parce que c'est une stratégie alternative pour les personnes qui travaillent dans les métiers des soignants, d'urgence, où la souffrance des autres est pertinente, où on est confronté avec cette souffrance des autres tous les jours. Où c'est vraiment important de rester en contact avec l’autre personne, rester en contact avec les émotions de l'autre personne, tout en se protégeant d'un burn-out.

Léna Coutrot: Donc la compassion peut se travailler, et ça passe aussi par le fait de déconstruire notre façon de voir l’empathie. C’est ce que j’ai appris en lisant un livre au titre provocateur : Against Empathy. The Case for Rational Compassion. (ou, en français, Contre l’empathie. Une plaidoirie pour la compassion rationnelle), de Paul Bloom, psychologue canado-américain qui confie en 2017 au quotidien suisse Le Temps : 

« L'empathie est biaisée : nous sommes plus enclins à éprouver de l'empathie pour les personnes attirantes et pour celles qui nous ressemblent ou qui partagent notre origine ethnique ou nationale. Et l'empathie est étroite : elle nous relie à des individus réels ou imaginaires, mais elle est insensible au nombre et aux données statistiques. » 

Ici Paul Bloom souligne un problème que peut poser l’empathie : le problème de la proximité. Plus les gens sont proches de nous émotionnellement ou géographiquement, plus on ressent d’empathie pour eux. À l’inverse, on aura plus de mal à être solidaires avec les milliers de victimes d’une guerre lointaine qu’avec celles d’un attentat parisien. Moi j’ai entendu parler de ça pour la première fois en école de journalisme: on appelle ça la "loi du mort-kilomètre". Le psychologue accuse même l’empathie de servir des manigances politiques racistes :

« L’empathie nous rend manipulables, et on peut éclairer la montée de l’extrême droite sous l’angle de cette manipulation de l’empathie. Le procédé consistant à brandir des victimes pour lancer des campagnes de haine, utilisé aujourd’hui par Donald Trump, était employé dans le Sud états-unien lors des lynchages, souvent déclenchés par des histoires de femmes blanches agressées par des Noirs. On voit bien comment l’empathie peut être convertie en arme. »

Donald Trump a en effet fait publier des listes de meurtres commis par des immigrés pour jouer sur l’empathie des Américains blancs envers les autres Américains blancs. Il a ainsi alimenté la haine envers des groupes ethniques entiers comme les Mexicains ou les Afro-américains. Alors oui c’est vrai, l’empathie peut être manipulée et convertie en arme. 

Quand on arrive ici dans l’épisode, on peut se dire que l'empathie, c'est super nul. Ça nous étouffe, ça nous empêche de nous écouter, ça sert à justifier le racisme. Mais en politique comme dans la vie, l’empathie n’est qu’un outil, qui peut être positif comme négatif. Si un politicien mène une campagne d’affichage de photos d'enfants soldats les larmes aux yeux, il permet au public de prendre conscience d’une injustice en titillant sa fibre empathique. Ce qui importe, c’est de reconnaître les limites de l’outil et d’apprendre à l’utiliser sans blesser ni soi-même ni autrui.

Noa: Dans mon métier de répondante, avoir de l'empathie, ça reste quand même important, voire primordial. 

Léna Coutrot: Est-ce que l’empathie peut nous guider vers “trouver les bons mots” pour exprimer notre compassion ? Pour répondre à cette question, je me suis tournée vers Noa. Être à l’écoute des autres, c’est au cœur de son métier. Noa est salariée de l’association En Avant Toutes qui agit pour l’égalité des genres et lutte contre les violences faites aux femmes et aux personnes LGBTQI+. Elle est répondante sur le tchat d’écoute en ligne de l’association, où elle guide et conseille des personnes aux profils variés.

Noa: Ça peut être des personnes victimes de violences, par exemple dans la sphère conjugale, psychologique, physique, économique, administrative.

Moi, en tant que répondante, j'arrive, je dis bonjour à tout le monde, je me prends un petit café ou un verre d'eau. Je m'installe à un poste de travail. On se connecte à notre plateforme de réponse et ensuite là, les tchats arrivent. Et c'est parti ! 

Il y a une première règle : On doit être au moins deux connectées en même temps. Donc être assurée, c’est avoir quelqu'un pour conseiller, enfin s'il y a un grave danger par exemple, pour pouvoir faire des recherches à côté si par exemple moi, je suis en tchat, j'ai besoin d'avoir des informations sur tel process au niveau du droit, ou au niveau de l’hébergement, ou au niveau de quoi que ce soit ...

Il faut absolument garder le contact avec la personne. Ça peut être quelqu'un actuellement dans sa salle de bains, qui nous dit que son mari, sa conjointe, le ou la menace derrière la porte. On ne peut pas lui dire au bout de 45 minutes : « Bon, ben, revenez demain. »

On ne peut pas juste écouter, dire d'accord. Il faut être dans la compréhension mais je pense qu’il faut être aussi en résonance avec la personne en fait.

On peut voir arriver des gens qui déversent, tout ce qu’ils ont à dire, mais genre c’est un flux de parole, c’est paragraphe sur paragraphe sur paragraphe, ça s’appelle la logorrhée, c’est vraiment bim bim bim la personne te balance tout.  Et en fait, là, ce qu'il faut faire, c'est laisser la personne parler. Si elle le fait ici, c’est peut-être parce que justement on la pousse au silence ailleurs. Des fois, il y a des personnes elles arrivent pour des violences sexuelles, qui sont qualifiées de viol. Mais parfois il y a des personnes qui ne veulent pas utiliser ce terme-là. Ça fait aussi partie du job de pas forcer et de pas la mettre dans une situation où elle se sentirait de nouveau agressée, forcée, contrainte en fait.

Léna Coutrot: Au début de son contrat, Noa a suivi une formation au sein de l’association En Avant Toutes, histoire d’apprendre les bases de la gestion de ses émotions face à la souffrance de l’autre, avant d’entrer en contact avec les tchatteuses et tchatteurs.

Noa: Beh l’idée première, c’est d’abord de se préserver, se protéger en tant que répondante. On est quand même en interaction hyper intime et hyper proche avec des personnes qui nous racontent des situations qui ne sont pas faciles.

Ça peut arriver que les personnes qui viennent sur le tchat arrivent avec une situation qui peut faire écho à notre passif…. Dans ce cas là, l’important c’est surtout, de ne pas projeter des peurs, ni des frustrations, ni des besoins, ni des désirs sur l'autre parce que c'est très intrusif et c'est très hors de nos missions, et très pas empathique et très pas compassion non plus.

Et l'important, c'est d'accueillir toutes ces émotions-là mais après il ne faut pas les garder sur les bras parce que ça peut vite faire un trop plein. C’est important de garder la tête froide et de savoir à quel moment on doit se préserver quoi.

Léna Coutrot: Se préserver d’accord. Mais comment on fait concrètement, quand on se sent trop remplie d’émotions, ou juste trop fatiguée, pour exprimer à quelqu’un - de manière respectueuse - qu’on n’est pas du tout capable d’écouter sa souffrance tout de suite ?

Noa: J’étais en soirée et y a une fille qui a dû se dire que, vu que je travaillais dans ce secteur-là, j'étais la bonne interlocutrice pour témoigner de son passif, ce que je peux tout à fait comprendre. C’était pas ce que j’avais prévu de faire ce soir-là, mais pour moi, à ce moment-là, ce qui a été naturel de faire, c'était respecter sa parole et lui donner l'espace pour le faire. Je sais pas, peut-être que demain il y aura quelqu'un qui viendra me raconter quelque chose et que ce jour-là ce sera trop, et que pour elle et pour moi ça sera plus utile que je lui dise « écoute… je te remercie de m'en avoir parlé. Aujourd'hui, je t’avoue que je suis un peu fatiguée mais si tu as besoin on peut en reparler demain, ou si tu as besoin tu peux aller regarder sur le site de machin des supers ressources sur tels sujets ». 

Faire en sorte que la personne comprenne qu'on a saisi son message, qu’il a de la valeur à nos yeux et je pense qu’il n’y a pas de raison de mal le prendre en fait !  En vrai, il n’y a pas de lézard, je pense.

En tant que personne qui est là pour être à l'écoute des gens, c'est possible de vouloir être « sur-disponible » tu vois, quitte à mettre en danger ton propre bien-être. 

François: Avec Véronique, je sentais à certains moments que... ça arrivait au bout. 

Léna Coutrot: Véronique, c’est l’une des ex de François (pas celle qui l’a demandé en mariage, une autre).

François: Ça devenait un peu une question de survie, de prendre du temps pour moi. Il y a eu plusieurs moments de déclic. On était toujours un peu dans deux villes différentes et souvent, ça créait des trucs un peu compliqués parce qu'on se retrouvait à prendre des trains un peu abracadabrants. Il y a une fois où on part, en rush. On a passé la journée à travailler tous les deux, on arrive à choper un train le soir qui n'est pas cher, mais du coup, il est juste dans trois quarts d'heure. On a bouclé – j’ai bouclé – les bagages en quatrième vitesse parce qu'elle devait finir quelque chose à ce moment-là. On part dans la rue, elle a mal au poignet donc c'est moi qui porte les valises, on court après le bus pour le choper... Et une fois qu’on est arrivé dans le bus, elle commence à me parler d'un truc qui pose problème par rapport à une amie à moi. « C'est impératif qu'on en parle »…  et là je lui dit « Mais là non, je peux pas… on a couru, j'ai fait les bagages, je viens de les porter, j’suis HS, j’suis en sueur… » et elle le prend mal. Elle me dit « Mais non, c'est important qu'on en parle là, maintenant », je lui dis « mais est-ce qu’il y aura pas un autre moment.. ? », elle me dit « Mais non, de toutes façons toi t’es toujours parti pour savoir s’il y a un bon moment pour parler des choses, mais un moment donné, faut prendre le taureau par les cornes et faut en parler ! ». Et je pense que ça fait partie des moments où je sens que c’était arrivé au bout de la jauge.

Je voyais un psy à ce moment-là. Ça a entraîné un des premiers moments où c'est moi qui ai rompu avec Véronique – parce qu'on a une relation un peu compliquée ou finalement  il y a eu beaucoup de ruptures d'un côté, de l'autre, etc. C'était après une séance chez le psy où j'avais été choqué parce que Véronique m'avait dit un truc du type « de toute façon, j'espère qu'à aucun moment tu envisageras de me larguer avant la fin de ma thèse ». Ça m'avait fâché comme phrase parce que voilà, si j'ai envie de partir,  j’ai envie de partir. Donc je pense que ça a été un de ces moments de prise de conscience, mais c’est venu dans cet espace de parole particulier. J'avais le droit de faire les choses aussi en fonction de ce que je ressentais, en fonction de ce que j'éprouvais, en fonction de ce dont j'avais besoin. Et pas seulement par rapport à elle.

Léna Coutrot: Quand ses amis vont mal, François propose toujours de laisser son portable allumé toute la nuit sous son lit, au cas où ils aient besoin de parler. Ce qui a changé aujourd’hui, c’est que si François n’entend pas la sonnerie, à son réveil il ne ressentira pas un gouffre de culpabilité comme il y a quelques années. Il enverra un petit message pour s’excuser et continuera sa journée.

François: C’est vrai qu’au début, quand on en avait parlé, j'avais défini l'empathie comme une sorte de récipient. Je garderais la même image, mais dans la façon dont je vois l’empathie aujourd’hui, je serais attentif au récipient. Une personne empathique n'est pas une personne vide. Un vase par exemple n'est pas seulement un espace vide, c'est aussi un vase en soi, il y a une surface et tout. Il y a des moments où les sentiments des autres qu'on accueille peut conduire à se faire fissurer le récipient ou à le faire éclater et à ce moment-là plus rien n’est possible. Il y a un soin qu’il faut avoir envers soi-même y compris dans cet espace ouvert aux autres. 

Léna Coutrot: Aujourd’hui, François se définit toujours comme ultra-empathique. Mais il ne conçoit plus son empathie en opposition avec le fait de prendre soin de lui. Parce que lorsqu’il ne se protège pas, il n’est plus capable de faire ce qui lui tient le plus à cœur : recevoir les émotions des autres, les écouter et les aider à avancer. Autrement dit, exprimer de la compassion.

François: La vie m'a appris que j'avais besoin de temps pour moi et qu’il était nécessaire que je le prenne ne serait-ce que parce que ça donne aussi aux autres la certitude qu’eux-mêmes ont le droit d'en prendre pour eux-mêmes. 

Aujourd'hui, je me sens moins absolument responsable. Même si j'agis pas, tout ne va pas s'écrouler.  Et surtout, j'ai maintenant confiance que dans les espaces vides où je ne  peux pas être là, c’est des moments où il y a sûrement des choses positives aussi qui se passent pour cette personne.

Je pense de plus en plus qu’effectivement, être en couple mais sans doute n'importe quelle relation, c'est de ne pas comprendre l'autre. Je pense que l’un des moments les plus forts qu'il peut y avoir dans une famille, c'est quand des parents acceptent que leur enfant est totalement incompréhensible pour eux, même s’il vient d'eux, sort d’eux... C’est là où le carnet mental atteint ses limites, c’est que l’autre aura toujours une part d’étrangeté dans l’étrangeté. 

Léna Coutrot: Là François m’a offert un petit moment de “mon dieu mais oui cet homme a raison”. En fait dire « je te comprends pas mais j’accepte qu’on fonctionne différemment et j’espère que ça te va aussi », c’est 1000 fois plus fort, 1000 plus beau, que de s’efforcer de changer pour correspondre à quelqu’un, ou s’efforcer de lui expliquer comment changer pour nous correspondre à nous. Ça peut passer par des mots, ou par un sourire amusé et bienveillant quand l’autre fait quelque chose d’incompréhensible. L’important c’est de ne pas oublier ses propres besoins en chemin.

Noa: C’est pas facile hein… C 'est hyper valorisé en plus d'avoir la bonté de cœur pour pouvoir entendre des récits de vie pas faciles, c’est vachement valorisé tu vois donc, je pense qu'au fond de nous-mêmes on a un peu tous envie de le faire parce que, ben c'est cool ! Mais… mais non en fait ! C’est en étant face à nos limites, aux expériences qui ont pu nous heurter, qu'on apprend à se connaître et qu'on en tire une leçon en fait.

Léna Coutrot: Après l’interview de François, on sort du petit studio d’enregistrement, tout au fond d’un dédale de couloirs souterrains sous les bureaux de Louie Media, et on prend un petit goûter tous les deux au soleil, dans la cour. Entre deux galettes de riz au chocolat, je lui demande en rigolant si aujourd’hui, il accepterait encore une demande en mariage pour ne pas vexer quelqu’un. C’est juste pour le taquiner, je suis assez sûre de sa réponse. Évidemment, aujourd’hui il dirait tout de suite non s’il veut pas se marier. Mais là, avec un petit sourire désolé, il me répond “Je pense que ça se passerait exactement de la même manière”. J’y crois pas. “Et le déclic avec Véronique, le psy, prendre soin du vase, tout ça...? Pendant 4 heures tu me racontes en long et en large ton histoire sur laquelle t’as une lucidité incroyable, et là tu me dis que si c’était à refaire tu referais pareil ??” Alors il développe. Il n’osera toujours pas dire non de manière frontale s’il sent que ça peut blesser l’autre. Par contre il nuancera davantage sa réponse, encouragera la personne à attendre une réelle discussion en face à face avant de lancer la moindre démarche. En gros il attendra d’avoir eu l’occasion d’exprimer son ressenti avant de permettre à la personne de partir sur les chapeaux de roue. Mais il ne dira toujours pas clairement non. Et ça me semble dingue. 

Puis je me rappelle que quand j’étais petite, je me demandais souvent si les autres voyaient les couleurs de la même manière que moi. Si mon frère percevait le même vert, le même bleu que moi. Et impossible de savoir.

Aujourd’hui je comprends qu’avec les émotions, les sentiments et les pensées des autres, c’est la même chose. On ne comprendra jamais l’autre à 100%. Parce qu’on voit toutes et tous la vie avec des lunettes différentes, en fonction de sa personnalité, de son tempérament, de son vécu. Mais on peut s’intéresser à son interlocuteur ou son interlocutrice, à ses contradictions, à ce qui lui plaît ou non, à sa manière de ressentir le monde. 

Je ne saurai jamais si je vois le vert comme mon frère et je ne comprendrai peut-être jamais vraiment pourquoi François ne dit pas clairement non aux gens avec qui il ne veut pas se marier. Mais on peut quand même en discuter. Parce que, comme il le disait tout à l’heure, peut-être qu’une relation fonctionne seulement lorsqu’on accepte qu’on n’a pas le même fonctionnement. Quand on accepte aussi que l’on n’a pas le contrôle sur les émotions de l’autre et qu’on ne le tient pas pour responsable de ses propres émotions. Parce que manifester de l’intérêt pour l’autre, ses sentiments, sa manière de voir le vert ou le dernier film qu’il a vu au cinéma... c’est déjà une preuve d’empathie. Et parce que l’empathie n’est ni un défaut, ni un but en soi. C’est un outil.

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C’était un épisode d'Émotions. Il a été tourné, écrit et monté par la journaliste Léna Coutrot. Maud Benakcha est la chargée de production d'Émotions. 

La réalisation et la composition musicale sont de Charles de Cillia. Jean-Baptiste Aubonnet s’est occupé de la prise de son et du mix. C’est Nicolas de Gélis qui a composé le générique d’Émotions.  

Ce podcast est également rendu possible grâce à Maureen Wilson responsable éditoriale, Anaïs Dupuis responsable de production, Mélissa Bounoua directrice des productions et Charlotte Pudlowski directrice éditoriale.