Retranscription - Peut-on survivre à l'hypersensibilité ?

Cyrielle Bedu :  Il y a deux personnes que j’ai toujours associé à l’H dans ma vie, et qui m’ont particulièrement marqué.

D’abord, il y avait Florence, ma prof de théâtre à l’école primaire. Pour moi, elle était quelqu’un de très libre, de très joyeux, qui aimait son métier, le jeu, les enfants… J’adorais aller à ses cours. Mais je me souviens l’avoir vue pleurer après des séances, elle était parfois émue par la performance d’un ou d’une de mes camarades, ou elle était agacée par un parent d’élève…
Et je me suis dit plusieurs fois, alors que j’étais très jeune, qu’elle était différente, fragile, et que nous : ses élèves, nos parents, ses collègues, nous n’étions pas en phase avec cette très grande sensibilité et je me rappelle vraiment que j’avais peur pour elle, j’avais peur qu’on lui fasse du mal et j’avais de la peine justement à cause de ce décalage.

La deuxième personne qui m’a aussi marquée par son hypersensibilité, c’est une ancienne collègue de travail. Je l’ai vue pleurer en plein open space, agacée par le comportement injuste et froid d’un chef envers elle, je l’ai vu défendre des collègues et être très colère de ne pas se sentir écoutée. 

Est-ce que c’est ça être hypersensible ? Est-ce que c’est avoir une empathie extrême, avoir du mal à réfréner ses émotions ? Est-ce que les gens hypersensibles sont des susceptibles, qui ne savent pas se tenir en société ou des personnes plus humaines que les autres, dans un monde qui ne l’est pas assez.

Je m’appelle Cyrielle Bedu, bienvenue dans “Émotions”.

Audrey : Alors pour moi être hypersensible, c'est ressentir toutes les émotions très fort donc quand je suis triste, je suis très triste, quand je suis en colère, je suis très en colère, mais quand je suis heureuse, je suis aussi très heureuse.  

Cyrielle Bedu : Audrey a 34 ans et elle a pris conscience de cette hypersensibilité en exerçant son métier.

Audrey : C'est aussi, tout ce qui est sensoriel. Comme par exemple quelqu'un qui mange à côté de moi, si, s’il fait trop de bruit tout de suite, ça me met vraiment en colère, ça m'énerve je ne supporte pas ça. Ça peut être aussi les lumières vives quand c'est très fort ça me donne mal à la tête, j'ai du mal à garder les yeux ouverts, voilà nos sens sont plus forts aussi.

Alors après on se moque encore de moi un peu aujourd'hui parce que je peux pleurer devant un clip. Voilà donc donc mon mari et mon fils se moquent de moi parce que “ça y est maman elle pleure encore, faut arrêter etc”. mais en rigolant mais il y a quelques années c'était pas vraiment compris. 

Cyrielle Bedu : Grâce à la photographie, elle a en effet mis le doigt sur son empathie, qui est selon elle, plus élevée que la moyenne.

Audrey : J’ai fait une formation qui a été assez révélatrice pour moi, pour le coup, parce que c'était une formation qui était centrée sur soi justement, donc c'était une formation photo, mais qui était vraiment ciblée sur nos besoins à nous en tant que photographe : quels clients on a envie d'avoir ? Quelle photographie on a envie de faire ? Pourquoi on fait de la photographie? Quelle est notre vision, etc.. Donc c'était vraiment très très personnel. Et durant cette formation, il y a eu un petit shooting photo avec des gens. Je pense que je me souviendrai toujours de ce moment-là, puisque c'était mon tour, j'étais très très stressée parce que je ne savais absolument pas quelle photo j'allais faire, ce que je voulais faire, j'étais complètement perdue et en fait je me suis rapprochée du couple, et à ce moment-là ils étaient en train de s'embrasser et je me suis rapproché d'eux et j'ai tourné autour d'eux.  J'ai pris des photos de ce moment-là et en prenant ces photos je me disais “Voilà c'est ça que je veux faire, c'est ça.” Moi je veux être proche de mes photographiés, je veux qu'il y ait du sens, mais du sensoriel. Je veux retranscrire ça. Je veux retranscrire les émotions et les sens.

Cyrielle Bedu : Un jour, alors qu’elle faisait un partenariat avec une association, Audrey accepte de photographier bénévolement les clients d’un salon de coiffure solidaire. 

Audrey : Vraiment c'était très très rapide. Je devais passer cinq minutes avec la personne à la photographier et à ce moment-là je me posais pas trop de questions, je faisais un portrait et point barre.

Cyrielle Bedu : Pendant cette séance, elle rencontre un client du salon, il s’appelle Laurent et il vient se faire prendre en photo.

Audrey : Voilà je lui ai vraiment dit de s'asseoir, il était un peu tendu comme n'importe quelle personne qui va se faire photographier, et je lui ai dit tout simplement “mais il n'y a pas de souci. installez vous, je vais juste faire un portrait, regardez-moi [...]”. Et voilà j'ai pris la photo à ce moment-là et ensuite c'était terminé il est reparti.

Cyrielle Bedu : Quelques jours plus tard, Audrey apporte les tirages des portraits qu’elle a réalisés. Le gérant du salon de coiffure les accroche sur les murs de son local. Les clients viennent, les jours suivants, voir leurs portraits photo exposés. Et peu de temps après, Audrey est contactée sur les réseaux sociaux par Laurent. Il lui écrit pour lui dire qu’il a été bouleversé par le portrait qu’elle a pris de lui. 

Audrey : C'était la première fois pour lui qu'il s'aimait en photo et ça a été un déclic je pense chez lui et pour lui c'était comme si j'avais photographié son âme. C'est souvent comme ça qu'il me dit qu'il me dit les choses. 

Cyrielle Bedu : Audrey et Laurent font connaissance et continuent à échanger sur les réseaux sociaux, jusqu’à nouer un lien assez privilégié. Suffisamment en tout cas, pour que Laurent, qui était sur le point de se marier, demande à Audrey d’être la photographe de son mariage.

Audrey : Et du coup il y a un moment, pendant la cérémonie, il y a l'échange des alliances. Et à ce moment-là, je ne sais pas trop ce qui s'est passé mais alors ils se sont pris dans les bras et tout le long de la chanson, ils ne se sont pas quittés. Et moi je tournais autour d'eux pour photographier ce moment-là et j'ai été complètement submergée d'émotions. Je pleurais avec eux parce qu'il s'est passé quelque chose. Il y a eu...alors je ne sais pas... une énergie. En tout cas ce moment dégageait tellement d'émotions,  que moi j'ai été complètement absorbée par ce moment-là aussi. Cette émotion là et il en est ressorti une photo principalement, qui pareil moi moi me touche complètement en plein cœur et qui leur a aussi beaucoup plu et qui a plu aussi sur les réseaux sociaux.

Cyrielle Bedu : Quelques jours après la cérémonie, Audrey travaille au traitement des photos qu’elle a prises lors du mariage.

Audrey : Je me suis complètement replongée dans l'état d'esprit du mariage où là vraiment les émotions étaient omniprésentes. C'est des émotions alors des larmes de joie mais aussi des rires, des... enfin voilà, plein plein de choses donc très très vite je me suis replongée dans cette ambiance là. Donc j'ai très souvent des frissons, j'ai très souvent les larmes aux yeux même en traitant les images j'ai besoin de faire des pauses des fois à me dire “oulah bon c'est vrai que ce moment était très fort” et j'ai besoin de m'arrêter de les traiter pour me dire “Attends là tu t'es plus dedans et le moment est passé là tu es juste en train de traiter leur image”.

Cyrielle Bedu : Pour en savoir plus sur cette sensibilité aiguë que ressent Audrey, je suis allée chez le docteur Saverio Tomasella.  Il est psychanalyste et docteur en sciences humaines, et il est spécialisé dans la question de l’hypersensibilité.  


Ambiance arrivée à la gare et rencontre avec Saverio  Tomasella 

Saverio Tomasella m’a expliqué comment il qualifiait ce phénomène de l’hypersensibilité, dont on continue de découvrir les caractéristiques et les implications aujourd’hui. 

Saverio Tomasella : Pour moi, l'hypersensibilité ou la sensibilité élevée, c'est une sensibilité plus intense et plus variée que la moyenne. Ça c’est ma définition qui est une définition très large. Il se trouve qu'aux Etats-Unis, il y a une personne qui fait des recherches aussi depuis longtemps sur la sensibilité élevée qui s'appelle Elaine Aron et elle, elle a une définition un peu plus stricte. Elle le définit comme une surefficience cérébrale, c'est-à-dire une hyperactivité cérébrale liée à la sensibilité. Par rapport à ce qu'elle dit, ça concerne 20% de la population. Comme ma définition est un peu plus large [...] c'est vrai que moi j'arrive à des chiffres comme 30% à peu près, un tiers de la population, ce qui est important parce qu'il y a des personnes qui ne se reconnaissaient pas dans les livres d'Elaine Aron et dans ses études, mais qui ont besoin qu'on parle de leur sensibilité élevée et qu'on la valorise. Effectivement

il y a des personnes qui vont se reconnaître dans le tempérament hautement sensible de façon générale et d'autres personnes qui sont intéressées par la question de l'hypersensibilité ou l'ultra sensibilité parce qu'elles le sont à certains moments. 

Cyrielle Bedu : Donc pour Saverio Tomasella, il y a l'hypersensibilité générale, et des moments d"hypersensibilité. Tout le monde peut donc être amené à ressentir très fortement des émotions, lors de périodes ponctuelles qui sont souvent liées à des changements.

Saverio Tomasella : Le cas le plus typique c'est le syndrome pré-menstruel où de très nombreuses femmes vont se sentir à vif, à fleur de peau donc hypersensible ultra sensible pendant quelques jours une semaine avant leurs règles ou au moment de menstruations. Et encore que l'andropause peut provoquer aussi une fragilisation ou une vulnérabilité différente qui fait que l'homme peut se sentir beaucoup plus sensible qu'il ne l'était avant 50 ans. Donc tout ça est important, mais aussi les périodes de deuil et les périodes de licenciements, de déménagements. Il y a les changements de saisons...

Cyrielle Bedu : Il n’y a pas de preuves tangibles de l’existence de ce qui pourrait être un gène de l'hypersensibilité, qui pourrait expliquer que certaines personnes aient ce trait de caractère et que d’autres ne l’aient pas. De manière générale, l’hypersensibilité est un sujet de recherche relativement récent. 

Saverio Tomasella travaille dessus depuis près de 15 ans et il est le premier en Europe à s'intéresser à cette question. Quelques années avant, en 1996, paraissait aux Etats Unis un livre de référence, écrit par la psychologue Elaine Aron, qu’a cité tout à l’heure Saverio Tomasella. “The Highly Sensitive Person” traduit en français par le titre “Ces gens qui ont peur d'avoir peur : mieux comprendre l'hypersensibilité”, posait  les bases de la réflexion autour du sujet. 

Saverio Tomasella : En Europe effectivement, j'ai été le premier et c'était très intéressant parce que je partais sans a priori et donc je me suis mis à faire un travail d'enquête auprès de personnes qui elles mêmes se trouvaient plus sensibles que la moyenne, étaient heureuses de l'être ou au contraire en souffraient. Et ça a donné lieu à une première grande enquête très très intéressante avec un panorama très vaste de différentes façons d'être hypersensibles.

Cyrielle Bedu : Depuis les travaux sur l’hypersensibilité se sont multipliés. Et ils ont donné lieu à différentes théories. Saverio Tomasella a la sienne :

Saverio Tomasella : Moi je pense que c'est l'histoire de la personne et sa généalogie qui font qu'on devient plus sensible que la moyenne. Donc les familles qui vont favoriser la sensibilité, ce sont des familles d'artistes. Ce sont des familles créatives alors pas forcément des parents artistes en tant que métier mais de tempérament artiste, qui vont donc valoriser dès la naissance ou même avant la naissance en parlant au bébé in utero, vont valoriser la sensibilité de l'enfant, donc ces enfants là sont poussés à développer leur sensibilité, à l'exprimer, se sentent bien avec sauf dans certains environnements. 

Donc les ultra sensibles ont tendance à aller vers des métiers artistiques parce que très vite enfant ou adolescent ils vont sentir que c'est là qu'elle et ils vont s'épanouir donner le meilleur d'eux mêmes etc. et donc dans tous les créateurs alors que ce soit les arts au sens très large. Mais ça va être la publicité, avec le stylisme la couture, ça va être du journalisme, on peut être très créatif en journalisme etc. toutes sortes de métiers dans lesquels la créativité est au centre et leur créativité va finalement être le moteur d'expression valeureuse, valable et valorisante de leur sensibilité ce qui fait qu'ils se sentent et elles se sentent très bien dans leur métier.

Et puis à l'inverse vous avez des familles qui ne sont pas du tout à l'aise avec la sensibilité, avec les émotions, avec les sentiments, avec les intuitions et qui vont donc demander aux enfants de ne pas exprimer leur sensibilité ou même qui vont se fâcher par rapport à certains types d'émotions. Y'a des familles qui ne supportent pas la tristesse, d'autres qui ne supportent pas la colère etc.. ce qui fait qu'une de mes hypothèses pendant longtemps ça a été que tout le monde naît hypersensibles,   mais que c'est l'éducation, c'est la société, qui font que petit à petit, nous nous débrouillons pour nous endurcir, pour devenir moins sensibles et supporter ce monde qui est un monde rude, qui est un monde dur et donc une partie des enfants, entre 8 et 12 ans, réussissent à émousser leur sensibilité et deviennent moyennement sensibles comme le reste de la société, de la population.

Et puis, 30% des enfants n'y arrivent pas ou alors n'ont pas envie ou alors sont au contraire, comme je le disais au départ stimulés dans leur sensibilité [...], mais je pense que toutes les hypothèses sont intéressantes parce qu'on va mettre encore beaucoup de décennies à comprendre ce qui se passe concernant la société. 

Cyrielle Bedu : Mais comment par exemple expliquer la différence de sensibilité des enfants au sein d’une même famille ? Comment comprendre que certains enfants au sein même fratrie soient sensibles et d’autres non ? 

Saverio Tomasella : Il y a des différences qui sont liées au moment de la naissance, il y a des grossesses qui se passent plus ou moins bien, des naissances qui se passent plus ou moins facilement. Il y a des enfants attendus d'autres moins attendus, il y a des enfants désirés, d'autres moins désirés ou pas désirés du tout. Des enfants qui correspondent aux fantasmes en tout cas, à ce que les parents imaginaient avant la naissance, et d'autres pas, qui vont donc décevoir leurs parents. Donc tout ça fait que bien sûr un enfant peut être très différent de ses frères et sœurs.

Après il y a ce qui se passe dans la fratrie. Après il y a ce qui se passe aussi à l'école, suivant les professeurs qu'on a on peut évoluer de façon très très différente. Et puis on a des goûts différents, si ses goûts sont bien vus dans la famille, on va féliciter l'enfant s'ils sont mal vus et bien on peut dire à un enfant justement qu'il est caractériel, parce qu'on ne l'aide pas à aller dans le sens de sa propre personnalité. Moi ce que j'ai constaté c’est que beaucoup de personnes hypersensibles ou ultra sensibles vivent mal leur grande sensibilité parce qu'on leur a fait beaucoup de reproches en famille, à l'école alors que si on leur avait au contraire fait des compliments, ils se diraient, c'est super je suis sensible c'est merveilleux 

Les personnes hautement sensibles ne souffrent pas du fait d'être sensibles, elles souffrent du fait d'être rejetées, d'être moquées et d'être dévalorisées, dépréciées, humiliées parfois et c'est tout cela qui les avait rendu malheureuses, qui poussaient certaines personnes au suicide, d'autres à la dépression. En fait les personnes hypersensibles ou hautement sensibles avant d'avoir des informations sur leur tempérament, sur leurs particularités, elles pensaient qu'elles étaient inadaptées et inadaptables c'est à dire non ce monde n'est pas fait pour moi j'ai l'impression de venir de Mars ou de la Lune et j'ai l'impression de ne pas être fait pour, ou je ne suis pas né à la bonne époque.

Cyrielle Bedu : C’est ce que m’a rapporté Dora Moutot. La collègue dont je vous parlais en début d’épisode. Vous vous souvenez celle qui m’avait elle aussi marquée par son hypersensibilité. 

Dora Moutot : Je ne me suis pas du tout rendue compte rapidement que j'étais hypersensible, parce que la sensibilité que j'ai, je pensais que tout le monde était comme ça en fait, et je me suis rendue compte au fil du temps et des années que les gens pensaient que j'avais des réactions extrêmement extrêmes dans la vie et à ce moment là je me suis dit “Mais comment ça les gens ressentent pas la même chose. Les gens sont pas révoltés comme moi. Les gens ont pas de la peine comme moi les gens vivent pas les choses de façon si intense” et ça a été un grand questionnement de me dire “mais je me sens un peu décalée, un peu alien, à vivre les choses extrêmement bien avec un bonheur extrêmement intense et en même temps parfois des tristesses et des colères ravageuses”.[...] 

J'ai toujours eu des très grosses colères et je pouvais m'énerver pour quelque chose que tout le monde trouvait pas très grave, par exemple, j'en sais rien, mes parents me disaient quelque chose et un autre enfant aurait peut être accepté ce qu'ils disaient et moi j'allais me mettre dans une colère folle où j'allais me rouler par terre dans un supermarché pour un truc où mes parents en fait m'avaient vexée au plus haut point. Et puis c'était “mais regarde ta sœur elle se comporte bien. Tu vois ? Pourquoi toi tu fais…  T'es dramatique en fait t'es dramatique. T'en a pas marre de faire des caisses pour rien”. Je m'en suis aussi rendue compte dans les ruptures amoureuses. Voilà les gens me disaient “Mais passe à autre chose. Je disais mais de quoi tu parles de passer à autre chose. C'est quoi cette histoire”. Je voyais que beaucoup de gens se remettaient d'une rupture amoureuse en allez peut être trois mois que trois mois c'était quelque chose de normal, correct tandis que moi je pouvais être dramatiquement touchée pendant trois ans pendant trois ans, c'est possible pour moi de ne pas m'en remettre véritablement. Et cette souffrance là j'ai compris que ce n'était pas forcément le cas de tout le monde et que ça me faisait souffrir trop en et c'est devenu en fait une sorte de revendication chez moi et une forme d'identité.

Cyrielle Bedu : Cette sensibilité, Dora la partage tous les jours sur les réseaux sociaux avec ses 57000 abonné.e.s. Elle a toujours été très présente sur internet, mais depuis qu’elle a lancé en 2018 le compte instagram “Tasjoui”, qui parle de sexualité féminine, elle est devenue très connue. De plus en plus d’hypersensibles se sont reconnus dans son profil, et c’est d’ailleurs sur internet que beaucoup  de personnes hypersensibles se sont soudées.

Saverio Tomasella : Finalement elles ont créé une espèce de mouvement alors soit par des forums sur Internet, soit par des groupes sur Facebook soit par ou sur d'autres réseaux sociaux soit par des associations, petit à petit des regroupements d'abord informels qui sont devenus des associations pour dire "mais hé, on n'est pas ce que vous dites on n'est pas susceptibles, on n'est pas fragiles, on n'est pas faibles, on n'est pas caractériels, on n'est pas malades, on n'est pas anormaux, on est juste un peu différents de vous et on a tout à fait le droit d'exister comme on est dans notre société sans avoir besoin de s'excuser ou de se faire discret parce qu'on est différents des autres.”
Et ça à mon avis c’est devenu une force politique parce que dans un monde qui tend à la mécanisation, à la virtualisation, à la marchandisation de l’être humain, c’est comme si à travers cette différence là, il y avait un discours culturel, social et politique qui demande à respecter toutes les formes de différence et je pense que ça ça va permettre un meilleur dialogue.

Cyrielle Bedu : Malgré ce soutien d’une communauté en ligne, le quotidien peut rester compliqué pour les hypersensibles, dans un monde qui ne les valorise pas. Et il y a un endroit en particulier, au sein duquel son tempérament a représenté un frein pour Dora : le monde professionnel. 

Dora Moutot : Oui j'ai vécu des situations pas toujours évidentes. On a essayé de me désensibiliser.. ou que j’ai une attitude moins sensible, donc j'ai un exemple je travaillais dans une entreprise de presse et c'était la période du hashtag Me Too et avec l'équipe on avait écrit un article assez engagé qui me semblait très important à sortir pour que le média se positionne sur cette question des violences sexuelles et du féminisme. Et celui qui était mon supérieur a trouvé que c'était un article pas important, futile, enfin il n’en voyait pas véritablement l’utilité et  j'ai demandé plusieurs fois dans la semaine “Oui mais est-ce que je peux le publier ? Est ce que je peux le publier ?” et puis je voyais qu'il y avait une esquive totale à ce sujet là. Pour moi c'est un sujet émotionnel pour moi, c'était aussi un sujet émotionnel pour d'autres filles dans cette rédaction. Et le fait qu'il refuse de sortir cet article ça m'a fait vriller totalement, vriller comme soi disant on n'est pas censé vriller dans une entreprise, c'est-à-dire que j'ai eu un accrochage avec lui devant tout le monde où je me suis mise très en colère, et puis j'ai fini par pleurer devant lui, il devait y avoir 25 personnes autour de moi et puis je me suis mis à chialer de rage en fait. Donc l’affaire est remontée jusqu’au fondateur de l’entreprise et la première réaction qu’ils ont eu c’est “Oui mais Dora pète un câble pour rien, Dora est hystérique”. Ce qui m'a encore plus agacé et énervé.

Cyrielle Bedu : Ce qui est compliqué dans ce genre de situation c’est que la plupart des employeurs attendent de leurs salariés qu’ils respectent un cadre.

Dora Moutot : Ce qu'on appelle le cadre, le cadre ne permet pas les émotions. Je pense qu'on nous a appris à retenir tout ça parce que déjà on est dans un monde patriarcal où la sensibilité et les émotions sont considérées comme des qualités ou des défauts féminins on va dire, même si je pense que c'est absolument pas féminin. C'est juste que les femmes ont juste un tout petit peu plus le droit d'être émotionnelles et encore parce que le modèle de réussite c'est quand même un modèle masculin, un modèle où on est fort, on doit tenir le coup sur absolument n'importe quoi. Et aujourd'hui pour réussir dans le monde du travail, dans le business, on dit quand même qu'il faut être relativement sans émotion et on est dans ce culte où  les grands CEO, les grands chefs d'entreprise serait un peu sociopathe, ce serait justement des gens qui arriveraient à gérer les autres par un manque d'émotion pour pouvoir réussir à atteindre le top niveau. Et on a cette idée qu'une gestion par les émotions ne peut pas exister et que ça ne peut pas être un succès et que du coup il faut apprendre à retenir ses émotions pour que le système comme il est actuellement puisse fonctionner.

Saverio Tomasella : Les gens qui nous gouvernent et qui nous dirigent ont tout intérêt à ce que nos émotions soient le moins visibles possible, c'est à dire qu'il n'y ait pas trop de place pour l'émotion dans le travail ou même dans la société, et c’est surtout au travail d’ailleurs. C’est-à-dire que les gens viennent, arrivent au travail, font leur boulot, repartent, sont payés, pas trop le plus souvent, et ne se plaignent pas et donc qu'ils se débrouillent avec leurs émotions pour que..."aller d'accord, un peu d'émotions parce qu'on en parle à la radio, à la télé, dans la presse et qu'on n'est pas non plus des robots mais pas trop" et donc on demande aux gens de gérer leurs émotions comme on gérerait la chaleur dans une pièce, son portefeuille financier et toutes sortes de choses matérielles, et donc ça c'est dangereux, parce que ça veut dire “vos émotions, vous allez en faire ce que vous voulez et vous allez être un véritable, une véritable machine capable de réguler vos émotions comme on vous le demandera, c'est-à-dire de vous programmer comme un ordinateur”. 

Donc le discours des personnes très sensibles, en tout cas même leurs revendications, leur parole vivante, c'est de dire “Non surtout pas. Nous sommes des humains, pas des machines, nous sommes des êtres vivants, pas des ordinateurs. Nous vivons. Et en tant qu'êtres vivants en tant qu'êtres humains nous ressentons et ce que nous ressentons est bon, parce que chaque chose que nous ressentons est une information importante sur ce que nous sommes en train de vivre et notamment les émotions, les émotions sont toutes bonnes. 

Cyrielle Bedu : Selon Saverio Tomasella, les personnes hypersensibles ne sont donc pas le problème…

Saverio Tomasella : La sensibilité élevée n'est pas une maladie n'est pas une anomalie n'est pas un problème c'est juste un tempérament. 

Cyrielle Bedu : Ce sont les autres selon lui, dont je fais partie, qui au fur et à mesure des différentes révolutions industrielles, et maintenant des révolutions technologiques et de virtualisation, sont devenues moins sensibles pour s'adapter à l'évolution de la société. 

Saverio Tomasella : Donc c'est très important de bien considérer que les personnes sensibles et hautement sensibles sont des personnes qui sont très humaines qui ont fait ce choix probablement même si c'est un choix inconscient de rester humaine coûte que coûte de ne pas céder sur leur désir justement d'être humaines de ne pas s'adapter trop à la société et de ne pas renoncer à leur âme, on va dire, ou à leur cœur et qui donc se trouvent en décalage avec une majorité de personnes qui sont hyposensibles parce qu'elles ont choisi pour s'adapter à la société et à la technologie de devenir hyposensibles.  Et donc ces personnes moins sensibles semblent plus dures, elles semblent plus fortes. Elles semblent plus capables d'encaisser les coups. Mais en fait ce sont des personnes qui sont malades, ce sont elles qui sont anormales.

Cyrielle Bedu : Du coup selon cette théorie, je fais un peu partie de ces gens malades. En tous cas, je n’ai pas le sentiment d’avoir à m’adapter constamment en transformant mes attitudes ou mes activités pour coller au monde dans lequel on vit. Alors que c’est le cas de Dora ou d’Audrey.

D’ailleurs, pour pouvoir vivre tranquillement leur sensibilité, toutes les deux ont choisi de faire une croix sur le rythme de travail rigide et l’ambiance, pour elles pesante, des entreprises traditionnelles. 

Dora Moutot : Ça fait maintenant plus de deux ans que je travaille en tant que freelance donc je suis ma propre patronne et j'écris des livres, je produis des documentaires, je fais pas mal de trucs à droite à gauche, et c'est aujourd'hui plus simple pour moi, parce que déjà je suis relativement privilégiée, dans le sens où je choisis avec qui je veux travailler, et je travaille avec des gens qui ont une sensibilité qui me convient, c'est-à-dire que c'est des gens qui vont comprendre aussi mes réactions, c’est même des gens qui vont trouver ça cool mon hypersensibilité, qui vont trouver que c'est utile dans le métier que je fais. Et le fait d'être hypersensible, ça fait que je suis quelqu'un d'assez créatif aussi et du coup ça me permet de faire... un mois je fais un truc, l'autre mois je fais un autre truc et puis ça me permet de laisser...en fait ça me permet de vivre mes émotions tout simplement. C'est-à-dire que mes émotions me dictent que là j'ai plutôt envie d'écrire en ce moment, et puis il y a des moments où je vais plus avoir envie de faire de la vidéo, et puis il y a des moments aussi où j'ai juste pas du tout envie de travailler, j'ai envie de rester à pleurer dans mon lit pendant trois jours de suite et je vais le faire en fait, à 10 heures du matin j'ai envie d'aller me promener et de regarder des fleurs et ça m'émeut de regarder des fleurs bah suis pas obligé d'être au travail. 

Cyrielle Bedu : Il y a un métier qui échappe au cadre de l’entreprise traditionnelle et qui est associé aux émotions fortes : le métier d’acteur. Je me suis demandée si dans cette profession il y avait plus d’hypersensibles qu’ailleurs, et si c’était un lieu pour eux d’apprentissage de la maîtrise des ses émotions.

Philippe Duclos : Si je devais définir l'artiste, je le définirai comme quelqu'un quelqu'un, quelqu'une comme quelqu'un dont la sensibilité est développée de telle façon qu'il perçoit dans la réalité des choses, entre guillemets, que le commun des mortels ne perçoit pas. C'est ce qui fait qu'il est qu'il est retranché qu'il n'est pas comme tout le monde qui qu'il choisit aussi de fait ou qui se retrouve de fait à mener une activité ou à choisir un métier qu'il met un peu à part.

Cyrielle Bedu : Philippe Duclos est acteur. 

Très présent au théâtre, il a pourtant été connu du grand public grâce à la télévision, dans la série à succès de Canal + Engrenages. Dedans, il interprète le personnage du juge François Roban. 

Philippe Duclos : Je crois que c'est un sentiment de liberté en fait. Le fait d'être acteur, c'est un sentiment de liberté. [...] Mon père était artiste, il était artiste de music-hall. Et s'il avait choisi d'être artiste c'était pour des raisons aussi impures je dirais. Vous voyez, impur au sens où ce n'est pas à des raisons purement artistiques. C'était le mode de vie, c'était se coucher tard, c'était se lever tard aussi. Avoir une vie qui n'était pas… qui était en décalage par rapport à la vie moyenne des gens, aux normes, si vous voulez. Je pense que si j'ai eu envie d'être acteur au départ c'est uniquement ça c'est le mode de vie je dirais. C'est la façon de vivre ; Par exemple quand je travaille un rôle au cinéma, quand je prépare, moi je prépare beaucoup donc ça me prend beaucoup de temps je travaille beaucoup...Mettons, si je prends Roban ou autre, je travaille beaucoup donc je vais travailler pendant un mois mettons, à ce compte là, je suis très libre de mes horaires. C'est à dire je peux travailler toute la journée si je veux, je peux travailler la nuit et si je veux, je peux me lever à n'importe quelle heure de la nuit pour travailler ou pas ou me dire aujourd'hui je ne travaille pas. Parce que j'imagine, vous travaillez dans un bureau, dans une entreprise vous pouvez pas dire d'un seul coup à 2h, " ah bah non je crois qu'aujourd'hui ça va, je reviens demain". Bon ça ne peut pas se passer comme ça.

Cyrielle Bedu : J’ai donc demandé à Philippe Duclos si c’était un avantage de tout ressentir très fort quand on est comédien, pour s’en servir dans son jeu.

Philippe Duclos : Justement là on entre dans la catégorie très spéciale de l'acteur, c'est-à-dire que le développement des émotions va de pair avec la mise à distance des émotions. ça c'est vraiment absolument la base de l'acteur. Là dessus le fameux paradoxe sur le comédien n'a pas été dépassé, de Diderot. Diderot s'étonne qu’une grande actrice de son temps qu'il connaît, il s’étonne de la capacité qu'elle a à laisser surgir des émotions, c'est-à-dire il voit la couleur de sa peau du visage rougir, pâlir, des pleurs qui coulent. Et en même temps elle garde la tête froide. 

Cyrielle Bedu : Après avoir joué ?

Philippe Duclos : En même temps en même temps. C'est ça le fameux paradoxe [...]. C'est à dire que Diderot s'interroge là dessus, c'est-à-dire : qu'est ce que c'est que cette faculté de pouvoir à la fois vivre, pleurer, crier et en même temps garder la tête froide, c'est-à-dire se dire “ah non là j'aurais pu aller plus loin ou moins loin ou là il aurait fallu que je tourne la tête de tel côté ou là il aurait fallu que je marche un petit peu plus vite ou plus lentement”. Qu'est ce que c'est que cette faculté et c'est une faculté de l'acteur. 

Si on pouvait ouvrir et dérouler tout le paysage mental, je dirais, de l'acteur quand il joue je pense qu'on découvrirait ça, qu'il y a des moments effectivement où il perd complètement de vue qui il est c'est-à-dire où il est. Il a acquis une espèce de spontanéité du coup qui devient celle du personnage et en quelque sorte il ne dirige plus rien, et puis des moments où il se reprend et où c'est lui qui dirige. Je crois que c'est ce jeu là qui est le travail de l'acteur. 

C'est ça la difficulté et le métier c'est-à-dire le travail de l'acteur commence là. C'est là si vous voulez qu'il y a une technique qui se met en place. C'est là qu'il y a quelque chose de très singulier et qui va vous différencier moi qui suis  acteur et vous qui ne l’êtes pas. 

Maintenant en ce qui concerne l'émotion je pense à par exemple la colère qui est voilà, l'émotion typique. Dans la dernière saison, justement il y a une scène que j'aime bien d'ailleurs où Roban se met vraiment très en colère 

Extrait Engrenages : “Mais qui dirige cette enquête ? Vous ? Beckriche ? Non c’est moi, je suis encore juge d’instruction et je ne suis pas encore corrompu.”

Philippe Duclos : Tout ça se fait mais pas complètement à l'état instinctif naturel. Les acteurs sont quand même, comme on dit c'est des faussaires. C'est des faussaires, c'est à dire c'est des fourbes, c'est des filous. Je veux dire que mon émotion, certes je mets quelque chose de vrai au moment où je me mets en colère parce que si je ne mets pas quelque chose de ma vraie colère à moi, le spectateur n'y croira pas. Bon ça c'est clair. Maintenant c'est très calculé, c'est très canalisé je sais où je vais chercher mon émotion.


Ça peut être un souvenir de sa vie quand on était enfant.  Il y a des choses quand même dans mon esprit qui sont localisées qui font que ce n'est pas tout à fait comme quand on se met en colère dans la vie ou tout d'un coup on est alors là comme on dit submergé par quelque chose. Il y a quelque chose qui reste localisé si je puis dire et donc je crois que c'est ça qui permet aussi à l'acteur une fois que c’est fini hop de quitter cet endroit là et du coup l'émotion retombe naturellement.

Cyrielle Bedu : Contrairement à ce que je pensais, selon Philippe Duclos, le métier d’acteur n’est donc pas, comme je l’imaginais,  l’exutoire parfait pour les hypersensibles. Car cette profession demande une très grande maîtrise de ses émotions. Pour appuyer cette idée, Philippe Duclos poursuit avec un autre exemple de la thèse de Diderot : le paradoxe sur le comédien. Dans cet essai, le philosophe français, parle donc des acteurs au théâtre. Il y évoque la présence de personnes qu’on pourrait aujourd’hui considérer comme hypersensibles. 

Philippe Duclos : Il en tire cette loi qui est intéressante mais qui n'est pas fausse. Il dit,  je ne sais plus comment s'appelait la grande actrice de l'époque, elle avait cette faculté incroyable de pouvoir pleurer rire etc. Et puis en même temps de garder la tête froide. Et puis il dit Je connais tel autre acteur, qui alors lui a une faculté d'émotion extraordinaire, à tel point qu'on est subjugué, faculté de vraiment de se laisser dépasser par ses émotions sans distance. Et il dit mais le problème avec cette acteur là c'est qu'il est inégal parce qu'il n'est pas capable de refaire. Il est capable de refaire deux fois de suite la même chose.... Il m'est arrivé aussi de faire du théâtre ou d'assister à des séances de théâtre avec des amateurs par exemple. J’ai même travaillé je me souviens il y a très très longtemps j'avais fugitivement travaillé dans un hôpital psychiatrique car ça m'intéressait beaucoup, donc des gens qui jouaient des personnages une fois. Et il se passait des choses absolument fabuleuses. Ils trouvaient le ton juste. Ils vivaient très bien les situations. Seulement, c'est de répéter C'est ça la difficulté et le métier c'est-à-dire le travail de l'acteur commence là.

Cyrielle Bedu : Bon bah c’est loupé! J'espérais pouvoir dire aux hypersensible que la clef d’une certaine maîtrise de leurs émotions pouvait s’apprendre aux côtés des acteurs, mais ce ne sera donc pas le cas.

J’ai donc parlé à Hélène qui est psychologue et hypersensible assumée. Depuis qu’elle a mis le doigt sur son hypersensibilité, qu’elle accepte désormais fièrement, elle a aussi réfléchi à de petits outils à mettre en place, pour ne pas se laisser submerger par ce tempérament, et ne pas en devenir prisonnière. 

Hélène : J'ai trouvé le mot apprivoiser que j'aime beaucoup parce qu'en fait ça me permet de l'imaginer comme un petit animal. C'est-à-dire comme un petit chat sauvage ou comme le petit renard du Petit Prince. C'est quelque chose de plus mignon que je dois apprivoiser avec qui je dois apprendre à vivre et c'est comment mieux vivre cette hypersensibilité parce qu'en fait il y a des très bons côtés. 

Un jour je peux me lever le monde est rasé et le lendemain ça sera magnifique ou dans la journée ça ira mieux. Mais il y a des passages comme ça qui sont extrêmement violents extrêmement intenses et c'est cela qui font que souvent pour les gens l'hypersensibilité est vécue comme un fardeau. Et c'est là dessus qu'il faut réussir à travailler et à apprivoiser hypersensibilité, pas pour les bons côtés bien sûr parce que c'est génial, mais pour les plus difficiles c'est là qu'il faut mettre en place des choses pour réussir à mieux les vivre en fait.

Pour moi la première clé essentielle, c'est de désamorcer l'émotion quand elle arrive, c'est-à-dire par exemple une forte émotion de tristesse ou d'anxiété, il faut parler absolument évacuer l'émotion et il faut que le sujet hypersensible trouve une personne de confiance comme il n'a pas souvent l'occasion d'être à 100% lui même de peur d'être rejeté et de ne pas être compris, il faut qu'il ait dans son entourage une ou plusieurs personnes ressources, des abris émotionnels. J'ai envie de dire pour pouvoir parler et ne pas se sentir jugé, être lui-même dans une écoute bienveillante avec une personne qui va le comprendre qui va l'épauler et qui saura comment il fonctionne, et surtout en parler, en parler jusqu'à ce que ça puisse s'apaiser, pleurer s'il le faut… On pense que si on dit rien ça finira par passer. C'est complètement faux, ça va s'entasser, ça ne va pas s'évaporer dans l'air, ça va rester, l'inconscient va être marqué et ça va être de pire en pire parce que ça va s'accumuler.

Cyrielle Bedu : Parler quand ses émotions la submergent c’est justement ce que fait tous les jours Dora, sur les réseaux sociaux, quand elle se filme et envoie ses vidéos à des milliers d’anonymes.

Dora Moutot : Sur mon compte perso je fais énormément de Stories, en fait que les stories sont des petites vidéos que je fais en direct et que je poste immédiatement. J'ai tellement d'émotions et de questionnements qui m'arrivent à longueur de temps que moi, j'ai besoin de les relâcher. J'ai besoin de les partager sinon il me faudrait un psy H24 à qui je pourrais envoyer des messages ou des vidéos, des textos. Donc en fait ma communauté aujourd'hui, c'est un peu mon thérapeute on va dire, et voilà je partage mes émotions un peu tout le temps, je pleure souvent dans mes Stories, je hurle, je m'énerve. En fait c'est vraiment mon monde, tout mon monde émotionnel je le partage comme un livre ouvert à n'importe quel moment de la nuit ou de la journée. Je sais que ça peut choquer beaucoup de gens qui se disent “Mais pourquoi elle partage ça ? Mais c'est indécent. Pourquoi elle partage son intimité comme ça ?” Mais moi je pense que l'intimité c'est ce qui rassemble en fait, que l'intimité c'est le lien, en fait, c'est vraiment ça qui fait qu'on est tous humains et c'est ces moments de craquage, ces moments de colères, ces moments d'émerveillement aussi..Et moi ça canalise mon hypersensibilité.

Cyrielle Bedu : Mais je me suis demandée si ce serait vraiment viable de vivre dans une société dans laquelle tout le monde montrerait ses sentiments ? Dans laquelle tout le monde s’autoriserait à être en colère, à pleurer en public, à être dans une sensibilité très aiguë au quotidien. Saverio Tomasella m’a aidé à trouver des éléments de réponse à cette question, qui m’a accompagné pendant toute la réalisation de cet épisode : est-ce qu’il ne faut pas quand même refreiner un peu ses émotions pour pouvoir vivre en collectivité ?

Saverio Tomasella : Effectivement le discours réactionnaire, le discours des gens de pouvoir pourrait être qu'effectivement si on exprime trop nos émotions, ça va être le chaos. Mais ce n'est qu'un discours, c'est un discours de propagande pour faire peur, alors qu'on voit très bien dans les cultures de personnes qui expriment plus leurs émotions, dans les familles dans lesquelles l'expression des émotions est complètement libre, on voit bien que ça se régule tout seul très rapidement. Bien sûr il y a des gens qui vont parler un peu plus fort que d'autres.

Bien sûr dans ces familles, là je prends l'exemple des familles mais ça existe dans des communautés ou dans des cultures, dans ces familles-là les enfants, comme les adultes, vont rire, pleurer, se mettre en colère, dire qu'ils ont peur ou qu'ils sont gênés, qu'ils ont honte etc. ou qu'il y a quelque chose qui les motive ou qui les démotive. Ils vont tout de suite exprimer ce qui se passe et les autres sont habitués puisque chacun le fait et en fait ça passe très très vite, et ça donne des groupes extrêmement vivants et en bonne santé. 

Toutes nos émotions sont bonnes. Pourquoi ? Parce que chaque émotion vient m'apporter un message, une information dont j'ai besoin pour comprendre ce qui se passe pour moi dans telle situation et dans telle relation. Et là j'en viens à la bonne façon de faire avec mes émotions puisque si chaque émotion est bonne pour moi, puisque chaque émotion est une messagère qui me veut du bien, je vais prendre le temps de l'accueillir pour comprendre cette information sur ce que je suis en train de vivre, moi dans mon corps avec telle personne ou tel groupe ou dans telle situation de travail ou de vie familiale ou de vie amicale ou amoureuse.

Et aujourd'hui on sait par des études sur le cerveau, que notre cerveau met trois minutes seulement au maximum, deux à trois minutes pour traiter une émotion. L'émotion c'est un ensemble d'informations physiques et le cerveau n'a pas besoin de plus de deux à trois minutes. Vous vous rendez compte ? Ça veut dire qu’on soit dans les transports, à moins qu’il y ait une urgence, qu'on soit dans les transports, chez soi ou au travail, on peut bien prendre deux minutes, souffler, boire un peu d'eau, voir comment l'émotion évolue et l'émotion va nous donner son information et après elle s'en va alors que si je gère mes émotions, alors que si je veux canaliser mes émotions, alors que si je veux brider ou je ne sais trop quoi faire ou ne pas les montrer ou faire quelque chose qui ne va pas dans le sens de la nature, eh bien oui elles vont s'accumuler. 

Ça va devenir une confusion, un tintamarre d'émotions à l'intérieur de moi. Et oui ça risque d'exploser soit dans les transports parce que j'en ai marre d'attendre, soit contre un membre de ma famille pour une broutille parce que j'en peux plus de cette journée où j'ai dû accumuler mes émotions et là ça devient difficile. Et là ça peut même devenir problématique, rendre les gens violents etc... Donc la santé et le bon sens et la vie c'est vraiment d'accueillir une par une chacune de nos émotions. C'est aussi simple que ça.

Cyrielle Bedu : Et pour Saverio Tomasella l’enjeu est si important, qu’il espère et appelle de ses vœux une véritable révolution de la sensibilité.

Saverio Tomasella : Maintenant je parle de révolution sensible pas moins, une révolution sensible dans laquelle ce sont les personnes sensibles qui vont non pas prendre le pouvoir parce que ça se jouera pas au niveau du pouvoir, mais qui vont faire tache d'huile, qui vont montrer de quelle façon c'est plus agréable d'aimer, de vivre, de travailler de se reposer, de créer en étant sensible et que ça va donner tellement envie aux autres que finalement la partie hyposensible de la société, en tout cas une bonne partie de cette société hyposensible, va chercher à se re-sensibiliser, va chercher à retrouver ce qui finalement est le fondement de toute humain qui est la sensibilité dans le partage avec les autres.

Et ça à mon avis c'est devenu une force politique parce que dans un monde qui tend la mécanisation à la virtualisation à la marchandisation de l'être humain le fait que des personnes très sensibles ou hautement sensibles se regroupent et disent nous sommes différents certes mais nous sommes aussi valable que vous aussi respectables et nous allons faire notre place dans la société. Pour moi c'est vraiment très bon signe

Vous venez d’écouter Émotions, un podcast de Louie Media. Suivez-nous sur Instagram et Twitter @emotionspodcast (émotions, avec un s). Vous y trouverez nos recommandations de lecture sur l’hypersensibilité, ou encore tout un tas de livres sur d’autres émotions. 

Maële Diallo, Hortense Chauvin et Wendy Le Neillon ont participé à la conception de l’épisode. Charlotte Pudlowski était à la rédaction en cheffe et à la production. Jean-Baptiste Aubonnet, Olivier Bodin et Nicolas Ver ont assuré la réalisation, la création sonore, l’enregistrement et le mixage de cet épisode. Nicolas de Gélis a composé la musique et Jean Mallard a réalisé l’illustration. 

Merci évidemment à tous nos interlocuteurs de nous avoir accordé de leur temps, vous pourrez retrouver leurs œuvres et leurs références sur notre site: LouieMedia.com

Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous avez l’habitude d’écouter vos podcasts: iTunes, Google podcast, Soundcloud, Spotify ou Youtube. Vous pouvez aussi nous laisser des étoiles et nous laisser des commentaires. Si ça vous a plu, parlez de l’émission autour de vous !

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