Peut-on être heureux.se dans l’incertitude ?
Brune Bottero : C’est un soir de novembre, je rentre du travail à pied, il fait froid… et un peu pour me tenir compagnie, un peu pour prendre de ses nouvelles, je téléphone à ma meilleure amie. On s’appelle souvent, et on parle de choses parfois anodines, parfois existentielles. Ce jour-là, je me souviens, je lui raconte ma fatigue quotidienne, ma difficulté à gérer mon temps, comment je me sens débordée par mes trois enfants, mon travail, les listes interminables de choses à faire. On parle souvent de ça, toutes les deux, de cet équilibre de vie si difficile à trouver lorsqu’on est mère. Quel aurait été mon quotidien si je n’avais jamais eu d’enfants ? Et si je ne m’étais jamais mise en couple avec un homme qui en avait déjà eu ? Est-ce que mon statut de mère prend le pas sur celui de femme ?
Et ce jour-là, la question qui m’habitait, c’était : est-ce que c’est possible de tout gérer ? Et comment ?
C’est à ce moment là que mon amie me dit : “Tu vois dans les avions, les instructions à suivre en cas de crash ? Les dessins affichés sur le siège devant toi, ils montrent la mère (évidemment, c’est toujours la mère) qui doit d’abord se mettre un masque à oxygène à elle, avant de le mettre à son enfant. Et bien dans la vie c’est pareil. Il faut que tu t’occupes d’abord de respirer toi. Sinon, comment tu veux qu’il respire ton enfant ?”.
Ce moment, cette phrase, c’est ce que j’appelle un Oh wow.
Le Oh wow, c’est quand tout d’un coup, je comprends quelque chose d’essentiel, quand j’obtiens une réponse à une question que je me posais depuis longtemps, consciemment ou non.
En lisant un article ou un livre, au cours d’une conversation, en regardant un documentaire, à la lecture d’un post instagram, ou même parfois en étant simplement perdue dans mes pensées.
Pourquoi est-ce que l’on aime tellement ces moments de Oh wow ? Pourquoi est-ce que c’est si difficile de parfois rester sans réponse ? Et peut-on avancer dans la vie, lorsque les réponses aux questions les plus importantes à nos yeux semblent inaccessibles ?
Dans cet épisode, la journaliste Lena Coutrot interroge le besoin universel de comprendre, cette quête effrénée de réponses… Et elle se demande si l’on peut être heureuses et heureux, face à l’incertitude.
Je suis Brune Bottero, bienvenue dans Émotions.
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Lena Coutrot : Quand j’étais enfant, j’avais toujours besoin de tout comprendre. De “Pourquoi le ciel est bleu?” à “Pourquoi on meurt?” en passant par “Mais pourquoi il faut dormir?”. Vous savez, ces questions d’enfants un peu mignonnes, parfois naïves, souvent très profondes et déconcertantes. Aujourd’hui à 28 ans, je suis toujours fascinée par le monde qui m’entoure. Au cours de mes études je suis passée par la recherche scientifique, puis le journalisme. Parce que j’aime poser des questions. Même pendant mon temps libre, il m’arrive de poser des questions complètes à Google ! Juste pour voir si la réponse existe. Et je ne suis pas la seule à faire ça. À en juger par la quantité de suggestions qui apparaissent quand je tape le mot « pourquoi » dans la barre de recherche, nous sommes nombreux.se à être en quête de réponses :
(Enchaînement de question) ”Pourquoi la mer est salée” / “Pourquoi on a le hoquet” / “Pourquoi les cigales chantent” / “Pourquoi on pleure” / “Pourquoi la vie existe” / “Pourquoi on ne trouve plus de moutarde”.
Et là je me dis que les suggestions Google ressemblent beaucoup à des interrogations d’enfants ! (à part peut-être celle sur la moutarde…).
Un enfant : Où est-ce qu’on est avant de naître ? Est-ce que les humains ont toujours existé ? Où est-ce qu’on va quand on est mort ?
Lena Coutrot : Mais les questions des plus jeunes sont-elles si différentes de celles des adultes ?
Moi par exemple, depuis que j’ai environ 6 ans, il y a une question qui me taraude : “Ça veut dire quoi, être amoureuse ?”. Même après avoir vécu plusieurs relations sentimentales, je ne suis pas beaucoup plus avancée sur la question. J’en parle à mon partenaire, à mes amis, je lis les bouquins de Mona Chollet, des études scientifiques sur le couple. J’écoute le podcast le Coeur sur la table. Mais je me rends compte qu’en fait, personne ne sait définir le sentiment amoureux ! Et plus je cherche, plus la question m’obsède. Vous savez, quand on a une question qui tourne en boucle dans notre tête - sans aucune piste de réponse - mais qu’on s’y cramponne quand même ? Parfois pendant des heures…
-Pourquoi mon copain ne répond pas à mon texto ce soir ?
Des mois…
-Est-ce que ça va finir un jour, le covid ?
Voire des années.
-Est-ce que c’était vraiment la bonne décision, de quitter la recherche scientifique à 25 ans pour faire du podcast ?
Et quand je reste sans réponse, c’est comme si quelqu’un ouvrait un grand livre d’énigmes, m’en lisait une, et puis repartait, avec les solutions. Ce que je ressens en fait à ce moment-là, c’est de la frustration.
Alors pourquoi l’incertitude est-elle si inconfortable, pourquoi a-t-on tellement besoin de réponses pour vivre ?
Je suis allée interroger deux personnes qui ont poussé à l’extrême leur quête de compréhension du monde. Juliette s’est lancée dans les neurosciences et Didier dans l’astrophysique : chacun dans l’espoir de répondre à leurs grandes questions.
Spirale de questions posées par des femmes, des hommes, des enfants : Pourquoi les femmes et les hommes sont traités différemment dans la société? / Pourquoi les gens sont-ils jaloux ? / Est-ce que des formes de vie différentes existent autre part que sur Terre ? / Comment être sûre que quelque chose est vrai ? / Sommes-nous les seuls humains dans l’univers ? / Mais où commence le ciel ?
Lena Coutrot : Je me demande pourquoi on s'évertue à se poser des questions même lorsqu’on sait pertinemment qu’on n’obtiendra jamais la réponse.
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Didier Queloz : L'idée de me dire “Quelles questions m'intéressent quand je fais l'astrophysique ?”... Mais toutes ! Y en a pas une moins bonne que l'autre ! Toutes !!!
Lena Coutrot : Cette personne très enthousiaste, c’est l’astrophysicien Didier Queloz, lauréat du prix Nobel de physique en 2019.
Didier Queloz : Ok, alors on est bon, ça fonctionne. J'enregistre actuellement, sur mon autre téléphone ! *rires* Je vais juste me faire un café…
Lena Coutrot : Il habite en Suisse, alors on s’appelle au téléphone. Il est 9h15 du matin, et il s’enregistre lui-même à distance. Clairement les interviews, il connaît !
Didier Queloz : Ben voilà, je me suis installé, là, on est bon !
Lena Coutrot : Didier Queloz est chercheur en astrophysique, ce qui veut dire qu’il s’intéresse à l’univers et aux astres qui le peuplent. Et la première question que j’ai eu envie de lui poser c’est : pourquoi il a choisi un sujet de recherche aussi physiquement inaccessible ? Qu’est-ce qui le fascine, dans l’idée d’étudier les étoiles ?
Didier Queloz : J'aime bien le soir, j'aime bien la nuit. J'aime bien la nuit, non pas pour ses éléments festifs - j'aime aussi les éléments festifs - mais c'est surtout : j'aime, j'aime la nuit ! Je trouve que la nuit est magique. Y a des gens qui ont peur la nuit, moi j'ai pas peur. La nuit, j'adore ! J'adore ! J'adore être dehors, j'adore être dans une forêt. J'adore cette ambiance très particulière, quand vous êtes dans la nuit, où vous voyez à moitié les choses, vous voyez pas vraiment. Puis en général, vous avez la lune qui vous éclaire. Vous avez la voûte étoilée.
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Didier Queloz : Quand j'étais enfant -une partie de ma famille est grecque- je suis allé souvent en Grèce dans les années 80, sur une île qui n'est pas très loin d'Athènes. C’est assez incroyable aujourd'hui d’imaginer : vous êtes dans un lieu, c'est le soir, vous êtes sur une île, y a des gens, on est dans une maison. Le soir, y a pas d'électricité, donc y a pas de lumière. On dort dehors parce qu'il fait chaud. Donc au-dessus de la tête, qu'est-ce qu'on a ? On a la voie lactée. Donc moi, j'ai toujours ce souvenir. C'est quelque chose qui m'a toujours été familier. Voir les étoiles, voir des étoiles filantes, c'est quelque chose que j'ai vécu en étant enfant et qui était parfaitement naturel pour moi.
Lena Coutrot : À l’adolescence, Didier aime la nuit, il aime la nature, il aime être dehors. Mais par-dessus tout, il aime comprendre. Il ressent le besoin impérieux de faire sens de cet univers qui l’entoure.
Didier Queloz : C'est quelque chose qui m'a pris très jeune et c'est ce que j'ai réalisé dans l'adolescence que j'avais, ce besoin de comprendre, ce besoin de...Ahhh... c'est presque une sorte de folie douce. On a en permanence soif de connaissance. On n'en a jamais assez, on en a jamais assez, c'est jamais assez. On a tant envie de comprendre les choses : “Il se passe quelque chose, j'ai envie de comprendre!”. Et ça, ça m'a vraiment poussé vers un métier de recherche, qui cherche en permanence à trouver des choses. La motivation est vraiment la volonté de comprendre.
Lena Coutrot : Dans l’idée de mieux comprendre son environnement, après le lycée, Didier décide d’étudier la physique. On est dans les années 80.
Didier Queloz : Je fais mes études à Genève, il y a le CERN, le Centre européen de recherches nucléaires. J'apprends la physique. En gros, j'ai 20 ans. Et puis, à l'occasion d'un travail que je fais sur un détecteur dans le cadre d'une expérience pour mesurer des particules, je réalise que si je fais de la recherche en hautes énergies, je vais me retrouver toute ma vie dans des tunnels, dans des bâtiments sous terre, parce que les expériences se font en général dans des tunnels. On s'isole le plus possible. Et je me dis : mais en fait, ça va pas me convenir.
C'est clair que le plaisir d'être dehors, le plaisir de la nuit, c'est quelque chose qui a probablement influencé mon intérêt pour faire de l'astrophysique. J'avais cette image de ces montagnes avec les télescopes en haut des montagnes. C'est un peu une image un peu romantique, mais c'est un peu ce qui m'a porté. J'ai fait un peu de l'astrophoto parce qu'à un moment donné, je faisais pas mal de photos. Donc je me suis intéressé à faire un petit peu, j'ai fait une petite machine pour pouvoir faire des photos sur le ciel. Voila, c'était du petit bricolage !
Lena Coutrot : Alors Didier s’inscrit en cours d’astrophysique.
Didier Queloz : Je découvre une autre physique fondamentale, celle des trous noirs, du début de l'univers, ce genre de questions fondamentales. Je fais ma thèse de doctorat, donc c'est vraiment à ce moment-là que je découvre en fait ce que c'est que la recherche en astrophysique et que je me suis dit “Mais je suis comme un poisson dans l'eau… C'est mon monde !!!”
Lena Coutrot : Et dans ce monde, il y a un sujet qui capte vraiment l’attention de Didier.
Didier Queloz : Dans le domaine stellaire, on se pose la question : quelle est la différence entre une planète et une étoile ? Et c'est dans ce type de thématique que moi, je vais m'engouffrer, étant entendu qu'il n'y avait aucune planète qui était détectée, que l'idée même qu’il y ait d'autres planètes dans l'univers, euh c'était pas du tout sûr.
Lena Coutrot : Quand Didier dit qu’il n’y a encore aucune planète détectée quand il fait ses études, il veut dire que dans les années 80, on pense qu’il n’y a pas de planète en dehors du système solaire !
Pour rappel, le système solaire, c’est l’ensemble des planètes qui tournent autour de notre soleil : Mars, Jupiter, la Terre, etc. Mais à l’époque certaines personnes dont Didier, se demandent s’il existe des planètes plus loin, ailleurs dans l’univers.
On leur donne déjà un petit nom : les exoplanètes. Mais bon à ce moment-là, les exoplanètes, c’est pas un domaine de recherche qui sonne très sérieux dans la communauté scientifique.
Didier Queloz : À cette époque, il y avait une grande incertitude parce que les gens avaient cherché ça depuis longtemps et c'était une des grandes questions d'astrophysique. Et c'était un peu la question taboue. C'était un mélange de science fiction et de gourous. Alors je commence ma thèse en 1900-nonante - c'est à la Suisse je suis désolé, 90 - avec Michel Mayor, et y avait une idée de développer un nouveau type d'instrument - très révolutionnaire - qui permettait de faire un pas en avant dans ces problèmes, de chercher des planètes autour des étoiles. Et moi, j'ai trouvé que c'était un super sujet. Je dis “ah ouais, c'est cool !” J'étais jeune. Et c'est comme ça que je me suis lancé, avec la quasi-certitude que j'allais jamais rien trouver. Et d'ailleurs, mon prof me l'a bien dit : “tu participes au début d'une grande aventure, mais tu vas jamais rien trouver, parce qu'il faudra des années pour qu'on trouve une planète.”
Lena Coutrot : Pendant 3 ans, Didier Queloz et son encadrant Michel Mayor construisent cet instrument qui pourrait permettre de détecter des exoplanètes, en le couplant avec un puissant télescope. L’idée, c’est que l’instrument va mesurer la vitesse de différentes étoiles. Et si la vitesse de l’une d’elles n’est pas régulière : cela pourrait signifier qu’il y a une exoplanète en orbite autour de l’étoile. En gros : le fait qu’il y ait un truc qui tourne autour d’une étoile, ça modifie sa trajectoire.
Didier Queloz : Puis en 1993, on fait la première lumière, donc l'instrument est fait, le software est fait, et l'instrument, il marche beaucoup mieux que ce qu'on a imaginé. Et là, on commence à rêver. Avec Michel Mayor, mon professeur, on se dit “Bon ben, techniquement, on peut chercher des planètes”. En 1994, une année après, on commence le programme. Mon professeur, c'est le moment pour lui de partir en sabbatique. Il choisit un endroit assez idéal, il part à Hawaï, donc il part de l'autre côté du bout du monde. Donc ça veut dire en gros : il part. Puis il me dit “Didier, tu commences le programme.”
On a une centaine d'étoiles, il faut aller tous les deux mois en Provence. On a à peu près une semaine de télescope pour une semaine d'observation. Et puis, à un moment donné, une des étoiles montre un résultat totalement aberrant. Faut vous imaginer hein : j’ai construit tout, je connais tout sur le bout du doigt. Y a pas une ligne de choses que je comprends pas. Donc je m'attends à mesurer des vitesses d'étoiles et je m'attends à ce que les vitesses soient toujours à peu près les mêmes. La vitesse d'une étoile varie très, très lentement ou si elle varie vite, c'est qu'il y a quelque chose qui la fait varier. Ça veut dire : une autre étoile autour, ou une autre planète.
Et là, je vois cette étoile 51 PEG qui a des mesures de vitesse qui varient, au début d'une semaine à l'autre, puis après d'un jour à l'autre ! Et je me dis mais c'est pas possible, c'est juste impossible, ça ne peut pas se passer. Et à ce moment-là, j'ai un moment de panique. Vraiment, je vous le cache pas, de panique, je me suis dit - je suis vraiment désolé de vous le dire - mais merde, y a une erreur.
Et faut maintenant vous mettre dans ma tête. Je suis en 4e année de thèse, j'ai plus que 6 mois avant d'écrire mon manuscrit et je me rends compte que y a un bug. (rires) Voyez ? Et alors, je me dis “non mais c'est pas possible. Il faut que je comprenne ce truc” Et j'en parle à personne parce que c'est tellement honteux d'admettre qu'il y a une erreur. J'en parle surtout pas à mon prof. Et ça devient mon obsession. Donc 51 PEG devient mon obsession.
Lena Coutrot : 51 PEG, diminutif de 51 Pégasi, c’est le petit nom de l’étoile qui donne du fil à retordre à Didier. Elle se trouve dans la constellation de Pégase : un groupe d’étoiles voisines dont la disposition dans l’espace évoque les contours d’un cheval ailé. Et elle est située à environ 48 années-lumière de la Terre. Loin, quoi.
Didier Queloz : J'essaie de comprendre. Je vous passe tous les détails techniques de tout ce que je fais. Je dis “ah bah je vais faire ça, je vais faire ça, je vais faire ça, je vais regarder ça, je vais regarder ça”. Ça marche toujours pas. Et puis à un moment donné, y a un déclic. Et dans le courant novembre 94, je me dis non mais y a pas de bug. Parce que toutes les données sont cohérentes. Je me suis épuisé à trouver une erreur de mon côté. Y en a pas.
Lena Coutrot : C’est à ce moment précis que la vie de Didier bascule. Sa vie professionnelle mais aussi sa vie personnelle.
Didier Queloz : Il se passe quelque chose d'assez phénoménal. Et là, je pense que y a peu de chercheurs qui vivent ça. Un moment donné, vous vous dites “c'est réel”. C'est réel. Les données sont réelles, elles sont liées à un vrai phénomène physique. Et le seul phénomène physique que je trouve pour expliquer ces données, c'est une planète. Je me dis qu'il y a une planète. Et c’est un moment très très fort, parce que à ce moment-là, je dis “y a une planète, c'est la seule façon de faire”. Mais pour être sûr, il va falloir que je bétonne mes résultats, parce que je ne vais pas aller raconter ça à mon prof tant que j'ai pas bétonné les résultats !
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Didier Queloz : À ce moment-là au mois de mars, j'ai un modèle qui fonctionne et je décide qu'il est temps que j'en parle à Michel, donc à mon superviseur, que je l'informe (il était toujours à Hawaï) que j'ai une planète. Et je prépare tout un email, avec une image, je lui dis “Écoute, je vais te l'envoyer en fax” parce qu'on pouvait pas envoyer les images avec les mails à l'époque. Et je lui envoie cette courbe. Je me dis “mon dieu qu'est ce qu'il va dire ?” Et Michel a une réponse très très bon prince, très bon seigneur. Il me dit "ah écoute pourquoi pas ? Je reviens bientôt, on discutera de tous les détails de ce que tu as fait." Je me dis : “bon ben c'est pas si mal il a l'air d'y croire.”
En fait il m'a avoué des années plus tard qu'il y a pas cru du tout ! Les gens attendent une découverte comme ça de venir de la NASA ou de venir de l'ESA ou d'un groupe d'une centaine de chercheurs… On s'attend à la fanfare, pas à quelque chose comme ça. On est totalement en décalage avec ce qui est attendu en général pour une découverte de cette ampleur. Donc, quand Michel reçoit le fax, c'est normal qu'il y croit pas. Donc quand il revient, je lui montre tout ce que j'ai fait, je lui explique. Et il me dit “Ecoute, je dois te donner raison, y a pas d'autre explication.” Au bout d’un moment il est d’accord avec moi. Il me dit: “la seule manière d'être sûr, c'est de voir si ton modèle de prévision arrive à tenir jusqu'à l'été.” Une planète c'est comme une horloge, elle est prévisible, comme une mécanique céleste. Donc on va mettre dans un tiroir les données. On va se dire on va attendre. On va remesurer ça à l'été 95 parce que l'étoile revient à ce moment-là. Elle revient au mois de juillet. On y retourne avec Michel. Puis là, c'est la dream team : c'est-à-dire qu'on a notre modèle. On a l'instrument et chaque nuit, on mesure. Et c'est exactement où le modèle que j'avais calculé, l'attend ! Donc on se retrouve dans ce moment magique. Après 3-4 nuits, on se dit non, mais, c'est bon. On a les éléments pour expliquer au monde notre découverte.
Lena Coutrot : Je me demande comment est-ce qu’on se sent, quand on se trouve face à la réponse qu’on cherche… depuis des années…?
Didier Queloz : C'est là que la galère commence. Parce que jusqu'à présent, c'était encore le fun. On l'annonce au mois d'octobre à un colloque. Personne n’y croit. Et ça va durer plusieurs années où va y avoir un scepticisme de la communauté. Parce que c'est trop bizarre. Ces planètes géantes en orbite proche n'ont pas d'équivalent dans le système solaire. Les gens n'arrivaient pas à imaginer que ça puisse exister. C'était trop bizarre. Moi, ça a été une période épouvantable. Je suis un jeune chercheur. Je passe ma thèse, je fais une découverte historique qui va me mettre dans les livres d'Histoire. J'ai atteint le summum de ma carrière avant même de la commencer…Et personne y croit.
Lena Coutrot : Après ce colloque à Florence en Italie, en octobre 1995, Didier Queloz et Michel Mayor sont assaillis par le doute. Leur découverte sera-t-elle un jour reconnue par la communauté ?
Didier Queloz : Donc là, j'ai une sorte de réflexe de survie qui va me sauver en fait, quelque part. Je me dis “mais bon, de toute façon, ce qui m'intéresse, c'est la science. Allez, next !” Pour moi j'y crois : y’a d'autres planètes. J'ai commencé à construire un autre instrument, je suis parti aux États-Unis, j'ai continué à avancer. Donc ça m'a sauvé la vie parce que j'ai continué à avancer.
Lena Coutrot : En 1999, des mesures supplémentaires confirment l’existence de l’exoplanète en orbite autour de l’étoile 51 Pegasi. La validation de la communauté redonne à Didier l’impulsion de la recherche et accentue encore son envie de se poser des questions. Pourtant, dans la recherche tout le monde le sait : les vraies découvertes sont rarissimes.
Didier Queloz : Je dis “c'était très dur”, mais ça a été un processus créatif formateur. C'est le dream d'un physicien de vivre quelque chose comme ça. Ça m'a fait approcher le Graal, c'est-à-dire, une découverte majeure, ce qui n'est jamais le cas en sciences. On ne fait jamais de découvertes majeures. Parce qu'il faut de la chance. Il faut, il faut du talent, il faut être au bon moment, il faut être sur le bon sujet
Lena Coutrot : Et de la chance et du talent, Didier en a eu : en 2019, il obtient le prix Nobel de physique conjointement à son superviseur Michel Mayor. On pourrait croire que c’est l’aboutissement d’une vie, mais pourtant Didier choisit de continuer car pour lui, plus que les réponses, l’essence de la recherche, ce sont les questions.
Didier Queloz : Et vous savez, c'est un monde qui n'est pas facile. Je pense qu'il n'y a pas beaucoup de gens qui sont faits pour avoir une vie de chercheur. C'est une vie ou rien n'est acquis. C'est un peu comme un artiste je pense, dans un processus de création permanent parce qu'il a besoin de créer pour vivre. Eh bien, un chercheur, il est dans cet état d'esprit en permanence, dans cette sorte de tension permanente, où… on s'arrête jamais !
Lena Coutrot : Rechercher, c’est donc accepter un sentiment d’incertitude au quotidien.
Or selon une synthèse publiée en 2019 par une équipe de recherche du Centre médical du Maine aux États-Unis, nous ressentons beaucoup d’inconfort en présence d’incertitude.
Les scientifiques suggèrent que cette aversion à l’incertitude pourrait être due à notre tendance naturelle à imaginer des conséquences plus souvent négatives que positives, lorsque nous sommes confrontés à une situation incertaine.
C’est pourquoi on peut se sentir à la fois impuissant et anxieux face à l’incertitude. Parce qu’on imagine souvent le pire.
Et pas besoin d’être un scientifique de renom pour connaître l’incertitude et l’inconfort qu’elle engendre. Les personnes qui enchaînent des contrats de travail précaires et composent avec des revenus mensuels incertains le savent bien. Selon une étude de l’Agence européenne pour la santé et la sécurité au travail…. en 2013 le premier facteur de stress au travail cité par les salariés européens est l’insécurité professionnelle. C’est-à-dire l’incertitude quant à ses futurs revenus et conditions de travail.
Et l’incertitude nous suit partout, pas seulement dans le travail : lorsqu’un proche est en retard et qu’il ne répond pas au téléphone : à partir de combien de temps faut-il s’inquiéter, prévenir quelqu’un ? Que faire quand on attend un bus qui aurait déjà dû passer il y a 15 minutes ? Attendre encore un peu ? Faire du stop, y aller à pied ?
Quelle que soit notre question, que l’on cherche à comprendre le sentiment amoureux, une anomalie dans des données scientifiques ou les horaires irréguliers d’un bus, on est tous soumis au même stress : c’est l’inconfort de l’incertitude.
Et en plus d’être stressante, l’incertitude nous pousse parfois à faire des choix irrationnels. C’est ce que suggère une expérience décrite en 2002 par des chercheurs en sciences cognitives de l’Ecole de management de Yale aux Etats-Unis.
Petite mise en situation : que choisiriez-vous, si je vous proposais au choix, soit 100€ maintenant, soit 120€ dans un an ?
Les chercheurs ont observé que la majorité des participants choisissaient l’option la plus sûre : 100€ tout de suite. Ces personnes ne sont pas spécialement en difficulté financière, mais la majorité préfère l’option immédiate car selon les chercheurs, l’attente rend l’autre option plus incertaine. En gros : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Et dans cette expérience, les chercheurs définissent cette décision comme irrationnelle, parce qu’elle fait gagner moins d’argent au total.
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Bon.. si j’ai bien compris on a tous envie de réponses. Mais cette période d’attente, durant laquelle on n’a pas encore la réponse, est souvent désagréable. Alors pourquoi continue-t-on à se poser des questions, si c’est si inconfortable, d’attendre une réponse ? Pourquoi je n’ai jamais laissé tomber l’idée de définir le sentiment amoureux ? Pourquoi Didier Queloz n’a-t-il pas arrêté la recherche, après avoir trouvé son exoplanète et obtenu son prix Nobel ? Qu’est-ce qui nous tient au quotidien lorsque l’on mène une quête ?
Pour le savoir, dans la 2e partie de cet épisode j'ai interrogé Juliette. Depuis toute petite, Juliette est taraudée par un tas de questions. Qui la mènent en licence de philosophie puis en fac de biologie, dans un même objectif : mieux comprendre le monde qui l’entoure.
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Lena Coutrot : Dans la première partie de cet épisode, on a vu que l’incertitude nous mettait mal à l’aise. Didier Queloz nous a raconté à quel point il est enthousiasmant pour lui de comprendre comment le monde fonctionne. Mais est-il vraiment possible d’avoir réponse à tout ?
Annonce dans un train : *Diling* Madame Monsieur, merci de veiller une dernière fois à ne rien oublier dans le train….Nous vous souhaitons une excellente journée.
Lena Coutrot : J’arrive à Grenoble, où mon amie Juliette mène sa thèse en sciences cognitives.
Juliette Lenouvel : Coucou !! Ça va ? Oui et toi ? Ça va, ça va. Bon j’ai pas eu le temps de trop ranger… Si tu veux y a un porte manteau-arbre ! *rires* Mais j'ai arrêté de l'utiliser comme porte manteau quand il perdait un peu ses feuilles... *rires*
Lena Coutrot : J’ai rencontré Juliette il y a 10 ans, lors d’un séjour d’intégration en fac de biologie, à Bidart sur la côte basque. Tout de suite, elle m’a donné l’impression d’une personne extravagante et curieuse de tout. Depuis toujours, Juliette ressent le besoin de questionner ce qui l’entoure.
Juliette Lenouvel : Petite, je suis timide, mais par contre, les personnes que je connais bien, je leur pose beaucoup, beaucoup de questions. Je pose des questions sur les choses qui m'entourent : les animaux, les abeilles, “pourquoi les humains font ceci”, “qu'est ce que c'est l'espace”, “qu'est ce que c'est l'univers ?”...
Lena Coutrot : Mais pourquoi les enfants posent-ils autant de questions ?
Philippe Huneman : Parce qu’ils n'ont pas encore de grandes théories sur le monde - des théories, c'est-à-dire un ensemble de connaissances ou de croyances qui vous permettent de relier une chose à une autre.
Lena Coutrot : Philippe Huneman que vous venez d’entendre, est philosophe des sciences et directeur de recherche au CNRS. Il étudie la curiosité, et il a écrit l’ouvrage “Pourquoi ? Une question pour découvrir le monde”, paru en 2020. Ce que je trouve intéressant dans sa démarche, c’est qu’il relie les questions des scientifiques à celles des enfants.
Il me donne rendez-vous dans un café, juste en face de l’Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et Techniques à Paris, là où il travaille.
Philippe Huneman : On va se mettre en face. L:Oui, merci beaucoup P: Donc vous me posez des questions, et je réponds, c'est ça le résumé ? - L: C'est ça ! *rires*
Philippe Huneman : Répondre à des questions, c'est trouver de nouvelles questions, en fait. Quand vous comprenez quelque chose, bah c'est comme si vous remettiez un jeton dans la machine. Il y a de nouvelles choses qui apparaissent. Et puis vous vous dites “mais pourquoi ça ?”
Lena Coutrot : Selon Philippe Huneman, si les enfants demandent autant “pourquoi?”, c’est parce qu’ils ne connaissent pas encore la limite entre une question sensée et une question absurde.
Philippe Huneman : “Pourquoi la mer est salée ?” Parce qu'il y a tels et tels minéraux dedans. “Pourquoi y a tels et tels minéraux dedans ?” Parce qu'il s'est passé ça et ça, et on peut toujours remonter. Mais les enfants remontent vraiment beaucoup, parce qu'en plus eux ils ont pas cette limite qui est qu'à un moment on arrive à, euh “Pourquoi le sel est salé ?” Bah parce que c'est du sel. Enfin, y a plus de question en fait, y a plus de réponse possible.
Lena Coutrot : En fait, ils ne décèlent pas…euh dé-cèlent, *rires*, ne décèlent pas cette limite, au-delà de l’explicable ? / Philippe Huneman : Oui, c'est ça. Parce qu'ils ont moins le sens que nous de ce qui est explicable et de ce pourquoi une explication n'aurait pas lieu d'être, en fait. Et il y a des choses qui seront pour l'adulte des réponses, parce qu'il les interprète à partir des théories qu'il connaît, et pour les enfants, ce sera pas une réponse. En tout cas, ça appellera une autre question “pourquoi ?”
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Lena Coutrot : A l’école primaire, pour Juliette, l’équivalent de la question un peu absurde “pourquoi le sel est salé?”, ce serait : “qu’est-ce qu’une vérité vraie ?” Vers 8 ans, elle s’amuse même à imaginer à quoi ressemblerait le monde si ce que racontaient les adultes était faux.
Juliette Lenouvel : Quand je suis petite, un jour, j'écris une histoire, une petite BD où en fait deux personnes archéologues fouillent et retrouvent un grand livre. C'est un livre d'Histoire. Mais, c'est un livre d'histoire qui explique que toute l'Histoire qu'on apprend en cours et tout le reste, est fausse et que, en fait, c'était un genre de gros jeu télévisé ou un genre de série qui a tellement bien marché à l'époque qu'on en a fait des fausses statues, qu'on a fait des faux trucs, et que tout ça est faux quoi.
Lena Coutrot : À l'adolescence, Juliette continue à remettre en question toutes les évidences que la société lui présente comme des vérités.
Juliette Lenouvel : Je me rappelle, par exemple : Je suis en 5e, enfin vacances scolaires, donc je vais passer en 4e. J'ai un de mes premiers petits copains. Et puis après, on continue à avoir des contacts à distance. Je ne sais plus comment j'apprends la nouvelle, mais en gros, il a trouvé aussi une autre copine, et les gens sont “Oh la la !”. Normalement, les réactions qu'on aurait attendues de moi et que je savais que la société attendait de moi, c'était soit d'être jalouse de la fille, soit d'être hyper énervée contre lui. Et moi, ma réaction, c'était juste bah ça m'énerve parce qu’il m'a menti…il aurait pu me le dire ! Mais la fille, je m'en fiche totalement et je la trouve super cool. Y a des choses comme ça, chez les autres humains : on n'a pas le droit d'aimer plusieurs personnes, si jamais il y a une fille qui sort avec notre copain, on doit être énervée de l'autre fille et pas du copain. Plein de trucs que je comprends pas en fait. J'essaye de comprendre ce qui se passe, enfin…pourquoi ?
Lena Coutrot : À ce moment-là, Juliette trouve la société dans laquelle elle évolue un peu étrange. Mais elle se dit qu’après tout, ces inégalités ont peut-être une raison d’être ! Alors, toujours dans une démarche de vérité absolue, elle recherche cette raison. Avec une candeur à toute épreuve.
Juliette Lenouvel : J'ai pas forcément conscience de ce qu'est le sexisme à cette époque-là. Je commence à rechercher des raisons sur : pourquoi y a des inégalités de genres ? Est ce que c'est parce qu'il y a des différences au sens physique, biologique ? Pourquoi est ce que les autres relationnent ainsi, pourquoi y a une notion de jalousie ou autre ? Je commence à rechercher des raisons qui expliqueraient bah, si y a réellement une raison biologique ou si jamais c'est juste des… coutumes, en fait.
Lena Coutrot : Au collège, ça reste de la curiosité pure : Juliette veut juste comprendre. Mais en grandissant, sa soif de savoir s’accompagne parfois d’agacement et de colère. C’est à cette période que naît son engagement féministe, qui découle de son insatiable besoin de comprendre le monde.
Puis durant ses études, Juliette étudie en fac de philosophie, pour répondre à la question ultime, quand on essaye de comprendre le monde et d'avoir des réponses à ses questions. Est-ce qu'on peut compter sur une vérité ? Est-ce que la vérité ça existe ?
Juliette Lenouvel : Comment trouver la vérité, en quelque sorte ? Et qu'est ce qui fait que quelque chose est vrai ? Comment être sûr que cette vérité est vraie ?
Lena Coutrot : Alors Juliette décide de se tourner vers les personnes qui ont tenté de définir la vérité : les philosophes.
Elle s’inscrit alors en fac de philo, mais elle réalise rapidement que ça ne lui suffit pas. Non seulement la philo ne lui donne pas de définition claire de la vérité, mais elle ne lui fournit pas non plus le socle scientifique dont elle aurait besoin pour répondre à son autre grande question. Celle sur l’origine des inégalités entre les genres.
Juliette Lenouvel : Et du coup, là, y a un moment, j'ai envie de savoir qu'est ce qui se passe au niveau biologique, neurobiologique, pour pouvoir trancher sur certaines questions et pour pouvoir approfondir.
Lena Coutrot : Toujours en quête de vérité, l’année suivante, à 22 ans, elle s’inscrit en licence de biologie.
Juliette Lenouvel : En licence de bio, je vois que ça va prendre du temps. Mais j'ai quand même l'espoir que les sciences puissent répondre à mes questions. A cette époque je pense vraiment qu'il y a une vision objective, une vérité.
Lena Coutrot : Durant son cursus, Juliette découvre la psychologie sociale, lors d’un stage. Sa mission : évaluer si l’alcool engendre des décisions immorales. Pour ça, elle a présenté des dilemmes moraux aux clients d’un bar et elle a noté leurs réponses.
Juliette Lenouvel : Là, je me dis c'est super intéressant. C'est comment créer des protocoles expérimentaux qui permettent de répondre à des questions en sciences sociales! Dans la pratique, c'est très, très compliqué. Je me retrouve dans des bars, à faire des interviews à des personnes, et après à leur mesurer leur taux d'alcoolémie dans le sang, grâce à un éthylomètre.
Lena Coutrot : En réalisant cette étude dans les bars, Juliette se rend compte qu’il est extrêmement difficile d’arriver seule à une conclusion scientifique sûre et certaine, en raison du nombre de biais possibles lors d’une expérience.
Juliette Lenouvel : Le nombre de biais possibles, c'est +++ l'infini, tu vois. Ça va être : qu'est ce que la personne a vécu avant dans sa journée ? Il y a plein de biais qui sont non-contrôlables en fait, on peut jamais être sûrs que notre expérimentation n'est pas biaisée. Du coup, ça me montre aussi qu'il n'y a pas de méthode parfaite. À ce moment-là, je commence à avoir des doutes sur le fait que je puisse obtenir, grâce aux sciences, une vérité immuable.
Lena Coutrot : En psychologie et dans les autres sciences, on peut diminuer l’impact des biais, en répliquant les mêmes études plusieurs fois. En revanche, on ne sera jamais sûrs d’un résultat à 100%. C’est le principe de base en science : toute théorie doit pouvoir être remise en question. Alors Juliette, qui s’est justement tournée vers la science pour atteindre la vérité absolue, doit se rendre à l’évidence. Il est impossible d’être sûr.e de quoi que ce soit. Ni en science, ni ailleurs.
Juliette Lenouvel : Mais à cette époque… c'est pas grave. C'est plus grave j’veux dire.
Lena Coutrot : Comment ça, “pas grave” ?
Juliette Lenouvel : En fait, dans l'histoire, ce qui est un peu triste, c'est que si jamais on trouve des réponses à nos questions, après on ne peut plus se poser de questions. Du coup c'est plus trop marrant. Surtout je pense que ce que ça m'a permis de voir c'est que le discours objectif n’existe pas. Et que du coup bien sûr y en a des plus probables, d'autres moins probables. Mais ça sert à rien de chercher le discours objectif pour pouvoir se calibrer dessus quoi. Parce qu'il existe pas.
Lena Coutrot : Mais alors si la vérité absolue n’existe pas, est-ce que ça vaut encore le coup de se poser des questions ? “D’où viennent les inégalités de genre ? Est-ce qu’il y a de la vie ailleurs dans l’univers ? Qu’est-ce que ça veut dire d’être amoureux?”... On en fait quoi, de nos questions ?
Juliette Lenouvel : Je dirais pas que j'ai plus envie de répondre à mes questions, hein. Les questions m'intéressent toujours. C'est juste que j'ai plus besoin d'être certaine que j'y répondrai, de 1. Et de 2, j'ai plus besoin d'être sûre que les réponses que j'apporterai seront des vérités immuables et pérennes jusqu'à la fin des temps quoi.
Lena Coutrot : Les questions que Juliette et Didier se posent sur la vérité et la vie dans l’univers émergent de leurs incertitudes. Et j’ai l’impression que pour Juliette, sans ces incertitudes, la vie serait beaucoup plus terne.
Moi-même, si je trouvais une définition très claire de l’expression “être amoureux”, est-ce que je trouverais toujours ça aussi magique de me sentir amoureuse ? Finalement, est-ce qu’une question insoluble ne pourrait pas être une source d’excitation, de joie même ?
Musique
Didier Queloz : Y a un élément magique, surpuissant, une sorte de beauté du monde que vous arrivez à accéder, qui pour moi…me bouleverse.
Lena Coutrot : Ça s’entend dans sa voix : Didier Queloz est perpétuellement émerveillé. Ce qui le fascine le plus dans les phénomènes physiques, c’est leur beauté.
Mais pas seulement la beauté de la nature. Il me parle de cette beauté qui se dégage soudain, lorsque l’on arrive à faire sens de quelque chose que l’on ne comprenait pas avant.
Le fameux moment “Eurêka”, pour reprendre la célèbre expression du mathématicien grec Archimède (qui a compris, en prenant son bain, pourquoi son poids faisait monter le niveau de l'eau). Ce même genre de moment, qu’expérimente Didier lorsqu’il comprend que le bug dans ses données signale la présence d’une exoplanète. Mais c’est aussi une émotion qui l’accompagne tous les jours : à chaque fois qu’il apprend quelque chose de nouveau !
Didier Queloz : Un exemple : si vous regardez tous les jours le mouvement de la Lune, si vous regardez tous les jours le mouvement des planètes, vous réalisez que ya une certaine logique, un certain cycle. Maintenant si vous essayez de prédire ce cycle précisément : eh ben ça va être la galère. Parce que c'est pas du tout un truc simple. L'idée que vous puissiez avoir un modèle physique du monde qui peut s'exprimer après sous forme mathématique - parce que les mathématiques sont le véhicule de la compréhension du monde - c'est complètement incroyable ! Vous avez, en l'espace de deux équations qui sont posées par Newton, la compréhension de l'ensemble du système solaire. De tous les mouvements.
Lena Coutrot : Ce qui fait sortir Didier Queloz de son lit tous les matins, c’est la beauté de l’univers, mais surtout le plaisir de résoudre des énigmes.
Dans l’article “Comment les énigmes ont fait de nous des humains” publié en 2014 dans la revue Math Horizon, le chercheur Pradeep Mutalik, du centre d’informatique biomédicale de Yale aux Etats-Unis, explique que l’on parle beaucoup du moment eurêka comme d’une fulgurance scientifique alors qu’en réalité, nous vivons tous des moments eurêka, très régulièrement !
Lors d’un blind-test musical par exemple : lorsque tout d’un coup vous identifiez la chanson qui passe. Lorsque vous cherchez vos clés dans un sac beaucoup trop plein et que vous reconnaissez soudain leur contact métallique sur vos doigts. Quand vous comprenez d’un coup pourquoi telle personne vous est si insupportable ou au contraire, pourquoi vous l’aimez tellement. Ou encore, lorsque vous comprenez la signification d’un logo que vous avez pourtant déjà vu des centaines de fois. Les anglophones n’appellent pas ça des moments “Eureka”, mais des “Aha! moments” , comme dans “Aha !! Mais oui, voila !”. Une expression que je trouve plus universelle et que j’utiliserai donc maintenant.
-Selon une synthèse publiée en 2021 par la chercheuse Carola Salvi, de l’Université d’Austin aux Etats-Unis, la recherche sur ces instants “Aha!” a débuté en 1917, lorsqu'un chimpanzé a eu une révélation : en empilant des boîtes, il réalise qu’il peut atteindre une banane suspendue au plafond.
Nous ne sommes donc pas les seuls à résoudre des énigmes dans le règne animal ! En effet, les scientifiques suggèrent que ce sentiment de plaisir et d'excitation qui accompagne à la fois les découvertes scientifiques et celles du quotidien, dépend d’un système cognitif apparu au cours de l’histoire évolutive des mammifères : le système de la récompense.
C’est grâce à ce système que nous ressentons du plaisir à chaque fois que nous effectuons l’une des activités nécessaires à la pérennité de l’espèce : manger, boire, dormir, avoir une activité sexuelle.
Un neurotransmetteur appelé dopamine est libéré dans notre cerveau et nous procure un sentiment de bien-être. Ce qui nous donne envie de continuer à effectuer ces actions, pour ressentir à nouveau du plaisir !
Dans sa synthèse, Carola Salvi suggère que les petites découvertes du quotidien pourraient également être considérées par notre cerveau comme des actions à récompenser. D’où le plaisir intense qui nous envahit, lorsque l’on trouve la pièce manquante du puzzle qu’on est en train de faire ou que l’on se souvient enfin de ce mot qu’on a sur le bout de la langue depuis 3 jours.
Notre cerveau récompense le fait de comprendre quelque chose, comme il récompense des fonctions vitales comme manger ou avoir une activité sexuelle !
Alors, les chercheurs ne disent pas que les découvertes ont littéralement permis à notre espèce de se maintenir dans le temps. En fait, on ne sait pas vraiment pourquoi notre cerveau récompense les découvertes du quotidien - en tous cas pas encore. Mais le goût pour la recherche et pour la découverte, c’est aussi quelque chose qui se transmet socialement, par exemple en famille.
Juliette Lenouvel : Pour ma mère, c'est clairement hyper important de comprendre les choses, de les décortiquer. Mais ça vient aussi de son travail à ma mère. Elle était débuggeur toute sa vie. C'est-à-dire qu'elle est informaticienne et quand y a un programme qui bug et qu'ils arrivent pas à le débugger, ils l'envoient à ma mère. Elle doit se mettre dans la tête de la personne qui a programmé ça, trouver les erreurs et débugger le truc. Et donc du coup, oui, même dans la vie quotidienne, quand on a besoin de demander quelque chose aux parents : soit mes parents sont d'accord et ils disent oui. Soit mes parents sont pas d'accord, mais ils disent pas non : ils ouvrent un débat qui peut durer 5h, à essayer de confronter, de comprendre, les pourquoi et les comment, que pour ces raisons, ces raisons et ces raisons, ils sont pas d'accord…Mais ils vont vraiment chercher à nous faire comprendre et tout bien décortiquer.
Lena Coutrot : Nous serions donc à la fois motivés par notre cerveau à rechercher le plaisir de la découverte, et encouragés à nous poser des questions par un environnement social propre à stimuler la curiosité. Mais Didier et Juliette auraient-ils réellement le courage de continuer leurs recherches, s’ils s’amusaient uniquement au moment de la découverte ? Si le processus de la quête n’était pas déjà fun en lui-même ?
Musique : Orelsan-La Quête : “J'ai sept ans, la vie est facile. Quand j'sais pas, j'demande à ma mère. Un jour elle m'a dit, "J'sais pas tout". J'ai perdu foi en l'univers.
À cinq ans, j'voulais juste en avoir sept. À sept ans, j'étais pressé d'voir le reste. Aujourd'hui, j'aimerais mieux qu'le temps s'arrête. Ah, c'qui compte c'est pas l'arrivée, c'est la quête”
Lena Coutrot : Dans son morceau “La Quête”, le rappeur Orelsan, à l’aube de ses 40 ans, fait le point sur sa vie. Et quand à la fin du refrain il dit que “Ce qui compte c’est pas l’arrivée c’est la quête” : ça me fait à Didier Quelloz qui me disait que l’essence de la recherche c’était de se poser des questions, continuellement. Et que finalement, c’était là où il trouvait son plaisir. Et pour Juliette, c’est la même chose.
Juliette Lenouvel : Aujourd'hui, je pense que si je fais des sciences et de la recherche, c'est pas tant pour me rapprocher d'une potentielle vérité. C'est avant tout parce que j'aime le processus. Parfois, je ressens un peu de découragement quand y a pas de solution, mais bon je suis un peu comme ma mère : je creuse jusqu'à ce que je trouve quelque chose. Donc si je trouve rien, je continue à creuser. Du coup, maintenant, je dirais plus que je vois la recherche comme un Sudoku. Très très “jeu” en fait ! La satisfaction d'avoir réussi à trouver une logique. À remplir une grille. Enfin, la grille de Sudoku après, je vois pas la valeur de vérité qu'elle apporte quoi ! Lena Coutrot : Et c'est satisfaisant quand même ?
Juliette Lenouvel : Ouais c'est quand même satisfaisant. Et heureusement !
Lena Coutrot : Toutes les personnes que j’ai interrogées dans cet épisode sont formelles : pour mener une quête, mieux vaut trouver ça amusant sur la durée.
Didier me confie qu’après la période d’euphorie suivant sa découverte, c’est une autre émotion qui commence à s’installer. Plus insidieuse, et dont il ne se rend pas compte immédiatement.
Didier Queloz : C'est que, à ce moment-là, je suis devenu un junkie. La découverte que j'ai faite m'a tellement stimulé l'esprit… Quand vous touchez le Graal, vous êtes complètement addict. Donc j'ai réalisé après. C'est qu'à ce moment-là, j'étais devenu un junkie de la science. Je ne pouvais plus m'en passer. J'avais besoin en permanence de revivre l'émotion de la découverte. Comme un grand amour perdu. Vous le recherchez, mais sans jamais le ré-atteindre. Mais vous recherchez des bribes, des éléments. Et en fait, c'est ce qui fait que probablement j'ai construit ma science et toute ma recherche. Si j'ai fait tellement de choses, c’est que je pense que j'ai été complètement boosté par cette découverte. Donc ça a été un moment extraordinaire, marquant de ma vie.
Lena Coutrot : Depuis la confirmation de la découverte de Didier en 1999, les scientifiques ont découvert plus de 5000 nouvelles exoplanètes. Et avec elles, une infinité de nouvelles questions ! Ce qui peut paraître déprimant pour certains. Mais pour Didier, c’est justement ce qu’il y a de plus beau dans la recherche : découvrir sans cesse.
Didier Queloz : C'est le plaisir de la découverte. On est à la recherche de la compréhension, d'arriver à faire sens dans les phénomènes qu'on observe. On est sur Mars, on ramasse des morceaux sur Mars qui vont peut être nous donner l'évidence qu'il y a eu un développement de la vie dans le premier milliard d'années de la planète Mars, parce qu'il y avait de l'eau à l'époque, à la surface. On va mesurer des planètes avec des atmosphères et on va détecter des molécules, on va détecter de l'eau, on va détecter de l'azote, de l'oxygène. Et on va se poser la question : c'est quoi ??
Lena Coutrot : La source à questions est donc loin d’être tarie. Et que l’on cherche à connaître l’univers, à se connaître soi-même, ou que l’on parte à la découverte d’une nouvelle culture : selon Philippe Huneman le philosophe des sciences, l’élément crucial pour avancer et comprendre, c’est l’incertitude.
Philippe Huneman : L'état de la recherche, c'est un état d'incertitude, en fait. C'est comme si l'incertitude, c'était une espèce d'état d'équilibre et on n'y est jamais ou très très très rarement. Et donc on est dans un état d'incertitude dont on essaye de s'écarter. Ce qui est délicat ici, c'est qu'il y a un écart entre la certitude, qui est quand même une notion subjective, puis la vérité. Ce qui est intéressant, c'est qu'à supposer que la certitude est une chose et la vérité est une autre chose, bah si on est dans la certitude, on n'ira jamais dans la vérité. Y a aucune raison, en fait. Donc, c'est à partir du moment où on est dans l'incertitude qu'on peut éventuellement s'approcher de la vérité.
Lena Coutrot : Pour Philippe Huneman, il est nécessaire d’embrasser l’incertitude pour avancer sur les questions qui nous sont chères. Car si l’on reste campé sur ses certitudes, on n’a aucune chance d’en savoir plus. Mais l’avantage, c’est que nous n’avons pas vraiment le choix : car l’incertitude est inhérente à notre condition humaine.
Et maintenant je comprends mieux pourquoi à 25 ans je n’avais pas envie de continuer dans la recherche scientifique : je ne voulais pas de cet état constant d’incertitude. Je suis donc devenue journaliste scientifique. Merveilleux ! Un métier où il faut juste poser des questions et recevoir des réponses ! Mais j’ai peut-être réfléchi trop vite. Car toute vérité, toute démarche d’objectivité a ses limites. Même deux journalistes hippiques ne couvriront jamais la même course exactement de la même manière. J’ai compris qu’en journalisme, comme en science, et comme partout : la vérité absolue est inatteignable.
Dans son ouvrage La tête bien faite, le sociologue Edgar Morin écrit que : “Connaître et penser, ce n'est pas arriver à une vérité absolument certaine, c'est dialoguer avec l'incertitude.” Alors ok, on n’aura jamais de certitudes. Je saurai probablement jamais expliquer ce que ça veut dire “être amoureux”. Juliette ne saura jamais exactement d’où viennent les inégalités de genre. Didier se demandera toujours si d’autres formes de vie existent ailleurs, dans l’univers. Mais ça ne fait rien.
Parce qu’on a encore une infinité de questions à se poser, et toute une vie pour y chercher des réponses.
Parce que l’important, ce n’est pas l’arrivée, c’est la quête, cette myriade de petites découvertes qu'on fait sur la route, et la joie qu'on y trouve. Chacun à sa manière.
Musique
Brune Bottero : Vous venez d’écouter Émotions.
Cet épisode a été tourné et écrit par la journaliste Lena Coutrot. Elle vous faisait entendre les voix de Didier Queloz, Philippe Huneman, et de Juliette Lenouvel. Vous pourrez retrouver toutes les références citées dans l’épisode sur notre site.
Lena Coutrot est aussi la productrice d'Émotions, accompagnée d’Elsa Berthault. Elle a travaillé avec Louise Hemmerlé sur cet épisode. La supervision éditoriale et de production était assurée par Maureen Wilson. Clémence Reliat était à la réalisation, Benoît Daniel s’est occupé de la prise de son, Jean-Baptiste Aubonnet était au mix et c’est Nicolas de Gélis qui a composé le générique d’Émotions.
Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous aimez écouter vos podcasts : Apple Podcast, Google Podcast, Soundcloud ou Spotify.
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