D’où vient l’injonction à être passionné.e par son travail ? 

Rozenn Le Carboulec : En tant que journaliste, j’exerce ce que certains et certaines appellent un “métier passion”. En tous cas c’est ce qu’on m’a souvent dit, même si je ne le considère pas forcément comme tel. Mais c’est quoi, au juste, un “métier passion” ? 

“Associer ‘travail’ et ‘passion’, c’est interroger les intersections de deux univers (celui de la contrainte sociale, de la subordination, et celui du libre tropisme individuel) qui paraissent d’avoir que peu de choses en commun”, peut-on lire dans Le travail passionné paru en 2015 aux éditions Erès. 

Alors pour en discuter, j’ai rencontré Nathalie Leroux, co-autrice de cet ouvrage avec Marc Loriol. Cette sociologue du travail est maître de conférences à l'UFR STAPS de l'Université Paris Nanterre et s’intéresse plus particulièrement aux modes d’organisation dans le secteur sportif. Un milieu où la question de la passion est omniprésente. 

Je lui ai d’abord demandé de me définir la notion de passion. Et ce qu’elle m’a rappelé, c’est que pendant très longtemps, la passion était vue de manière très négative. A l’époque de l’Antiquité, la passion était une maladie de l’âme. Pour des philosophes rationalistes comme Platon ou Descartes, la passion, c’est ce qui brouille et fausse le jugement, c’est le contraire de la raison.  

Nathalie Leroux : Et ce n'est qu'à partir du 18ème siècle, avec Schelling, Kierkegaard, Nietzsche, que la perspective philosophique vis à vis de la passion se renverse. Désormais, la passion intensifie la vie. Elle est synonyme de libération. 

Avec le temps, la passion reste perçue de manière ambivalente en philosophie. C’est aussi le cas en psychologie.  

Nathalie Leroux : Pour la psychologie, voire la psychopathologie, la passion revêt d'abord une connotation négative et pathologique. Si elle est excessive, elle peut épuiser les réserves d'énergie et de motivation du salarié, par exemple, et le conduire, pour se protéger, à développer une attitude cynique envers son activité. 

Rozenn Le Carboulec : Robert Vallerand, professeur de psychologie à l’Université du Québec à Montréal - distingue les passions harmonieuses et les passions harmonieuses et la passion obsessive. Selon lui, la passion harmonieuse, c’est quand une activité occupe une place importante dans notre identité, mais pas démesurée. - elle va avoir des effets positifs sur notre performance, sur nos relations sociales, sur notre bien être. 


Nathalie Leroux : À l'inverse, la passion obsessive, elle, prend trop de place dans l'identité

Elle résulte d'une pression interne et pas d'un libre choix. Elle peut mener à des conflits entre les différentes sphères de vie de l'individu, à des expériences négatives pour l'individu. Malaise, frustration, activité compulsive, épuisement, blessures, maladies, conflits avec les autres, etc.

Rozenn Le Carboulec : Et pourtant, on va assister peu à peu à une forte valorisation sociale de la passion dans nos sociétés. Comment ça s'est fait?


Nathalie Leroux : Alors, pour considérer cette valorisation sociale dans nos sociétés, qu'on peut d'ailleurs situer dans les années 1960, il faut considérer que cette valeur accordée à la passion va être le fruit d'une construction sociale qui va être liée à la montée de nouvelles formes d'individualisme après la Seconde Guerre mondiale, et en l'occurrence, c'est à dire se décaler par rapport aux traditions philosophiques et psychologiques qui ont, elles, considéré la passion comme une force ou un danger, mais qui vient de l'intérieur du psychisme individuel.

Là, cette fois ci, on va regarder l'avènement de apologétiques. Je dirais de cette passion comme le fruit d'une lente construction sociale. Effectivement, la notion de passion aujourd'hui, elle est extrêmement connotée positivement et on voit bien qu'elle est de plus en plus largement utilisée dans le vocabulaire courant et d'ailleurs que son extension langagière galvaude le sens de la passion elle même

Et on voit également, et cela depuis ça remonte aux années 70, que le terme fait également l'objet d'une forte valorisation dans la publicité qui va flatter à tout va les passions joyeuses pour convaincre le client.

Rozenn Le Carboulec : Si la passion devient connotée de plus en plus positivement, c’est parce qu’elle est vue comme un pendant de la réalisation de soi. Elle donne un sens à l’existence, et elle permet de nous différencier : les personnes passionnées sont plus originales, plus authentiques. 

Pour Nathalie Leroux, cette valorisation de la passion, c’est le fruit d'une construction historique, sociale et culturelle.  

En l’occurence, avec les Trente Glorieuses, l’accès massif à la consommation, aux loisirs, l’élévation du niveau d’éducation, la révolution sexuelle, on voit une montée des individualismes dans les années 50-60, notamment un individualisme hédoniste orienté vers la réalisation de soi. 

Nathalie Leroux : Il faut replacer aussi cette montée de l'individualisme hédoniste dans le contexte d'une critique du système de production fordiste et bureaucratique qui n'offre, lui, guère de place à la subjectivité et dans lequel le travail réduit à une activité mécanique dénuée de sens.

Rozenn Le Carboulec : Ce que Nathalie Leroux m’explique, c’est qu’initialement, cette idée de passion comme manière de se réaliser s’ancre surtout dans les loisirs, qui sont en pleine expansion à l’époque. 

Progressivement, cette valorisation de la passion infuse dans le monde du travail également. Alors qu'à ce moment là, les termes passion et travail sont plutôt antinomiques - le travail est d'abord synonyme de nécessité, de contraintes, voire de torture si on se rapporte à l'étymologie latine du mot. Comment la passion a-t-elle été peu à peu érigée en valeur professionnelle?

Nathalie Leroux : Alors cette valorisation désormais d'ailleurs très étendue de la passion au travail comme source d'épanouissement de soi, elle émerge, on peut le dire, à partir des années 1980, et c'est une date à laquelle, justement, l'engagement de soi et la passion au travail deviennent une attente sociale prégnante qui va être encouragée par des nouveaux modes d'organisation. Et justement, on peut relier cette émergence au contexte des mutations profondes du travail de cette époque.

Le mouvement de mai 1968 avait déjà ébranlé l'ordre industriel fordiste, mais c'est surtout à la fin des années 1970 que la crise économique qui s'aggrave va engendrer des transformations structurelles majeures de l'économie. Du coup, à partir des années 80, de nouvelles solutions ont été recherchées en termes d'organisation, de travail et de management, en lien aussi avec les évolutions technologiques qui vont conduire à des grandes transformations structurelles du capitalisme, notamment en France, avec délocalisation de la production, débureaucratisation des structures, réduction du nombre de niveaux hiérarchiques, décentralisation des processus de décision, un fonctionnement par réseau, par projet beaucoup, plus horizontal, afin que les structures soient plus flexibles et qu'elles s'adaptent à un environnement de plus en plus turbulent.

Ces nouvelles structures vont offrir plus d'autonomie et de responsabilité aux managers surtout, mais aussi aux opérateurs en général, qui vont d'ailleurs travailler de plus en plus en groupes, en collectifs, en réseau, et ce processus va être d'autant plus généralisé que l'économie servicielle s'accroît au détriment de l'économie industrielle.

Et cette économie, qui repose sur des relations de services, repose sur un travail relationnel qui va comporter une forte dimension psychologique et où l'individu est sommé de se mettre en scène dans cette nouvelle économie. La création de la valeur repose de plus en plus sur la mobilisation des savoirs des travailleurs, sur la qualité de leurs échanges, sur leurs initiatives et sur leur implication subjective.

Rozenn Le Carboulec : Les entreprises, comme vous le dites, vont peu à peu investir cette passion des salariés.  Pouvez vous décrire en quelques mots les dispositifs par lesquels on va valoriser l'engagement des individus dans leur travail?

Nathalie Leroux : On peut commencer tout simplement par les processus de recrutement. Certaines entreprises vont chercher donc à recruter des travailleurs passionnés par leur domaine d'activité. Par exemple, Décathlon, pour les emplois de conseiller sportif ou de vendeur, définit la passion sportive comme premier critère de recrutement et à la limite y'en a pas d'autres, d'ailleurs.

Rozenn Le Carboulec : En envoyant ce message fort, Decathlon va attirer des personnes passionnées et qui seront très réceptives à des politiques de RH ou de management qui mobilisent cette passion.  Il y a aussi les formations, qui sont toujours l’occasion d’exalter les valeurs de l’entreprise en lien avec la passion.

Nathalie Leroux : On peut parler aussi de l'évaluation des modalités d'évaluation l'entretien individuel peut reposer, par exemple sur une évaluation des plaisirs et des plaisirs dans ses différentes missions. On trouve ça chez Décathlon, par exemple. On voit bien ici l'accent mis sur les émotions, la dimension subjective au travail et l'importance qu'elle revêt aux yeux à la fois de l'employeur et du salarié.

Certaines entreprises peuvent également déployer toute une rhétorique qui mette en scène la passion. Par exemple, les entreprises à vocation sportive développent une rhétorique sportive, vont mobiliser à souhait des métaphores sportives, la référence à l'équipe sportive.

On forme une équipe aux victoires, records, en lien, par exemple, pour évoquer le dépassement du chiffre d'affaires par rapport à l'année précédente, vont mobiliser les notions de performance, de dépassement de soi, de références aux champions, etc. 

Rozenn Le Carboulec : Dans quel secteur professionnel la passion est elle davantage valorisée? Y a t il, à l'inverse des secteurs qui échappent totalement?

Nathalie Leroux : Alors, effectivement, il y a des secteurs qui se prêtent davantage à la mobilisation de la passion. Alors, on va trouver dans ce cas là des entreprises qui touchent aux loisirs en général la culture, la mode, les jeux vidéo, le sport, le tourisme, notamment.

Et puis, éventuellement, à des domaines qui peuvent être, pour une raison ou une autre, valorisés socialement. On pourrait évoquer les nouvelles technologies, mais aussi l'aéronautique aérospatiale, mais aussi des métiers qui touchent à la relation service, à la personne, etc.

Tous ces secteurs, finalement, peuvent faire un lien avec la passion au travail et on voit que certaines entreprises vont exalter la passion des salariés pour ces activités afin de les faire adhérer au projet de l'entreprise et qu'ils investissent leur subjectivité au travail.

Rozenn Le Carboulec :  Et puis il y a d’autres secteurs qui sont plutôt imperméables à cette valorisation de la passion au travail.  

Nathalie Leroux : Je pense notamment à certaines industries manufacturières peu robotisées, à certains secteurs de l'agroalimentaire dans lesquelles on trouve beaucoup de travail à la chaîne, mais aussi à certaines activités de services, également taylorisées et qui reposent éventuellement sur un travail peu qualifié où la relation client est assez faible.

Le travail peu qualifié, impersonnel, réduit souvent à une composante physique, matérielle, mais néanmoins, même dans ces secteurs a priori peu propices à l'enrôlement des subjectivités, je pense, par exemple, à la restauration rapide. Et bien, on voit que certaines entreprises développent des logiques de responsabilisation, d'appel à la subjectivité, pour les managers en particulier. Et je renvoie aux travaux de Hélène Weber sur ce sujet et notamment son travail intitulé “Du ketchup dans les veines”.

Rozenn Le Carboulec : Hélène Weber est psychologue et sociologue. Quand elle était étudiante, elle a travaillé durant deux ans à McDonald’s. De cette expérience, elle a tiré une thèse résumée dans un ouvrage, Du Ketchup dans les veines, où elle raconte comment McDonald's a réussi à faire d’elle une salariée passionnée.

Dans la préface, le sociologue Vincent de Gaulejac qui était son directeur de thèse, écrit :  “Elle raconte comment l'immersion dans l'entreprise s'est renversée au sens où elle s'est retrouvée immergée par l'entreprise, avant de tenter de se dégager de son emprise puis d'essayer de comprendre pourquoi et comment elle avait pu se laisser prendre et adhérer avec tant de passion à un travail somme toute peu exaltant.”

J’ai interrogé Hélène Weber pour comprendre : se souvient-elle précisément du moment où elle s’est sentie immergée par McDonald’s ?

Hélène Weber : Je ne sais pas si c'est un moment, comme s'il y avait un avant et un après, ou si c'est plutôt vous savez l'histoire de la grenouille qui se trouve prise dans un verre d'eau chaude et qui, à un moment donné, l'eau devient trop chaude et elle en meurt et qu'elle s'est pas rendu compte. Elle n'a pas eu le déclic, à un moment donné, de sortir de l'eau parce qu'elle était trop chaude. Mon déclic, je l'ai eu, mais grâce à mes études, parce qu'à un moment donné, j'ai choisi d'analyser mon expérience par le biais d'une recherche en sociologie. 

J'avais un double cursus. C'était quand même assez prenant en terme d'études. Et du coup, j'avais un prof qui m'a dit mais tu sais il n'y a pas beaucoup d'études qui ont été faites sur l'expérience de travail chez McDo. Toi, t'y bosses à mi temps ferait, ça un bon sujet de mémoire, de sociologie. Donc je dis oh super. Et alors, spontanément, je me dis c'est génial, je vais réhabiliter cette entreprise qui est tellement décriée, qui est tellement critiquée en termes d'organisation du travail.

Moi, je vais montrer à quel point il s'agit d'une entreprise qui permet aux salariés de s'épanouir. On me dit ben tiens, celui qui travaille sur ces questions là, c'est Vincent de Gaulejac. Comme beaucoup d'étudiants, je n'avais rien lu de Vincent de Gaulejac au moment où je suis allée le voir pour lui demander s'il accepterait d'être mon responsable de mémoire. Et donc, il m'écoute, il m'écoute, puisque lui, il est plutôt dans une démarche de critique de l'emprise de l'organisation. Il avait écrit des livres : le coût de l'excellence, l'emprise de l'organisation. Et donc, moi, avec ma naïveté, j'arrive et je lui dis Voilà mon projet. Je veux réhabiliter McDonald's. Je veux montrer à quel point... Il m'écoute. Alors je lui serai gré de ne pas du tout avoir cherché à me retirer mes illusions à ce moment là. Il m'a donné une pile de bouquins à lire

Il m'a dit “Lisez ça et on en reparle dans un mois”. Et alors là, je commence à lire et là, je réalise, je réalise que ce qu'il décrit comme étant les mécanismes d'emprise et d'adhésion, c'est exactement ce que je suis en train de vivre. 

(…)

Hélène Weber : Alors effectivement, il y a énormément de signes qui génèrent ce sentiment d'appartenance très fort à l'organisation

J'aurais envie de rajouter l'uniforme quand même. 

Ce qu'il faut voir, c'est que ce sont des processus qu'on observe dans tous les groupes sociaux qui ont besoin de renforcer ce sentiment d'appartenance, et McDo va renforcer ça. On observe ça dans n'importe quel groupe et pour n'importe quel individu qui a besoin de trouver sa place, tout simplement, dans un univers social dans lequel ils se sente bien. Et bien, au lieu de laisser faire les choses de manière un peu spontanée, McDo va l'institutionnaliser.
Moi, je me souviens que l'uniforme, quand vous avez une micro promotion, c'est à dire que vous passez d'équipière polyvalente à formatrice, vous avez un changement de tenue, vous changez de chemise, etc. C'est comme une promotion, alors vous gagnez, je sais pas, 10 centimes de plus de l'heure, même. C'est ridicule. En terme de en termes de reconnaissance financière, par contre, en terme de reconnaissance symbolique, vous avez l'impression d'être adoubé et d'être quelqu'un de beaucoup plus important parce que vous avez changé de chemise.

Et en même temps, voilà la chemise, la visière ou la casquette. Tout ça participe d'une identité collective à laquelle vous finissez par vous sentir affilié. 

Il y a aussi, je raconte, les marques, les stigmates qu'on peut avoir, physiques, qui sont des sources de valorisation et de reconnaissance. Je me souviens d'une fois : l'équipier ou une personne dit  “Oh là là, je me suis brûlée en faisant les frites”. Et donc, il lève sa manche. Voilà un jeune équipier qui vient se plaindre en fait d'être brûlé.  Et là, vous aviez toutes les personnes autour de la table qui relèvent leurs manches... Tout le monde montrait ses blessures de guerre, “Là, moi, c'est la pannière que je me suis pris sur le bras”, “Et bien ça, moi, c'est hier”, “ bah moi regardez cette marque là, je l'ai depuis un mois, elle est toujours pas repartie”. Et à ce moment là, c'est pas une plainte. Les gens en parlent comme s'il s'agissait de médailles et de ceux qui avaient le plus donné d’eux mêmes, qui avaient les marques les plus profondes. Et tout ça, ce sont des marques d'engagement, de dire moi, je suis quelqu'un de fort. Moi, je suis quelqu'un qui bosse dur. Moi, je suis quelqu'un qui n'ai pas peur de mettre de moi et de ma personne dans le travail.

Et tout ça, tout ça finit par être valorisé. C'est vraiment l'histoire de la grenouille qui est dans l'eau et qui ne s'aperçoit pas du problème qu'il y a dans la situation. Les gens y restent un an, six mois, parce que parce que c'est parce que vous êtes debout tout le temps. Parce que c'est fatigant. Parce que quand vous sortez, vous vous sentez l'huile de friture. Parce que voyez ça aussi, vous rentrez chez vous avec l'odeur de McDo imprégnée. Moi, maintenant, quand je passe à côté d'un fast food, dans une ville n'importe où, mais l'odeur, elle, est tellement caractéristique Et ça, ça vous imprègne quand vous y êtes.

Rozenn Le Carboulec : Dans votre livre, vous parlez carrément d’”emprise sur le corps”…

Hélène Weber : Oui, cette emprise sur le corps, elle a été analysée dans d'autres structures, dans d'autres lieux d'emploi. Ça participe de ce sentiment d'être complètement phagocyté par un système et de ne plus faire la distinction, j'en parle aussi, entre le privé et le professionnel. Donc ça, ça a été aussi analysé dans beaucoup de milieux professionnels, mais chez McDo, quand tout d'un coup, en ce qui me concerne et je ne suis pas un cas isolée, j suis mariée à quelqu'un qui bosse aussi dans l'entreprise, je m'habille, je ne choisis pas mes vêtements.

C'est l'entreprise qui choisit les vêtements que je porte. Je ramène l'odeur. Une odeur très forte à la maison à travers les vêtements.

J'ai des horaires qui changent tout le temps. Parfois, je travaille, je commence à 7 heures, parfois je termine à 2 heures du matin. Et tout ça, toutes les personnes qui travaillent avec des heures décalées et surtout qui changent, c'est à dire que les gens qui bossent à plein temps, ils ont un jour leurs jours de reposes c'est lundi, mardi, la semaine d'après, c'est samedi, dimanche, la semaine d'après, c'est le vendredi, c'est à dire que vous n'avez plus un rythme qui vous permet d'investir des activités hors de l'organisation.

Rozenn Le Carboulec : Hélène Weber point aussi des techniques de management chez Mcdonald's qui vont provoquer l’engagement passionné dans l’entreprise 

Hélène Weber : Ça c’est aussi une technique managériale chez McDo, c’est que, quoi que vous fassiez, vous êtes remerciés : vous changez la poubelle ? “merci”. C'est comme ça que les managers sont formés. “Ah t'as bien bossé ce midi”, “Tu peux faire ça, c'est super”, “T'as super bien nettoyé la plonge”, “Est ce que tu peux venir faire les frites maintenant?”, “C'est super pour les frites”. Donc c'est soit de l'évaluation formative, soit de la reconnaissance. Donc, soit on vous donne, on vous donne un conseil pour que vous puissiez vous améliorer, soit on vous reconnaît. C'est une machine à reconnaissance le management de chez McDo.  

Et donc, vous avez des gens qui qui qui lâchent leurs études et qui acceptent de se mettre corps et âme au service de cette structure. Par contre, ensuite, vous lui êtes affilié et il faut faire en fonction de ce qui vous est demandé et sans questionner ce qui vous est demandé. Parce que le seul projet, c'est de faire toujours plus de chiffre d'affaires, toujours plus de marge et donc de mettre toute votre énergie et votre intelligence au service de cet unique projet. Enrichir les actionnaires en bout de chaîne.

Rozenn Le Carboulec : Les entreprises ont en effet tout intérêt à mobiliser ou à créer une passion des salariés pour leur travail. C’est également ce que la sociologue Nathalie Leroux m’a expliqué...

Nathalie Leroux : Il est certain que les organisations ont beaucoup à gagner ou à investir ou à miser sur la passion des salariés, sur l'exercice d'un travail vécu sur le mode passionnel, et cela peut avoir de nombreux effets bénéfiques pour les entreprises ou autres organisations d'ailleurs. 

Le moteur de la passion transforme tout d'abord, je dirais, le rapport au travail des salariés passionnés. À la limite, l'individu ne considère plus son activité comme un travail, c'est à dire comme une contrainte extérieure puisque l'activité est librement choisie. Et cela est d'autant plus fort quand le travail est associé à une activité de loisir pratiquée par plaisir et dans laquelle on s'épanouit.

Rozenn Le Carboulec : Et puis pour l’ entreprise, le fait que ses employés partagent une passion commune a aussi ses avantages : 

Nathalie Leroux : Dans une organisation, le partage d'une passion commune, nourrie notamment par une pratique commune, sert de ciment au groupe. Elle permet de souder les équipes et d’euphémiser aussi les liens hiérarchiques. 

Par ailleurs, un personnel qui adhère au projet de l'entreprise, qui converge avec sa passion, sera a priori peu enclin à remettre en question, à critiquer, à s'opposer à la politique de l'entreprise, voire à se syndiquer. Le rapport passionnel au travail, qui met l'accent sur le plaisir, la réalisation de soi au travail, a tendance par nature à reléguer au second plan ce qui relève de l'intérêt qui, sinon, pervertit la logique de réalisation de soi.

On voit bien dans certains secteurs de loisirs, comme le sport par exemple, que le taux de syndicalisation est assez faible, mais que les entreprises cherchent à limiter l'engagement syndical des salariés en brandissant l'idéologie sportive et la passion au travail pour contrer toute velléité d'opposition. 

Rozenn Le Carboulec : Dans son article Les ambivalences de la passion pour le travail, paru dans la revue Bulles de Savoirs en 2017, le sociologue et chercheur au CNRS Marc Loriol s’intéresse à la mobilisation de la passion dans les pratiques managériales dans la Silicon Valley. Il écrit : “Cette mobilisation de la passion et du plaisir au travail pour garantir l’engagement et la motivation des salariés, se traduit par la mise en place de formes ludiques de management, de relations informelles et décontractées.” 

Plus loin, il ajoute : “Les faibles salaires, les heures supplémentaires non payées, l’absence de formations offertes par l’employeur, l’absence de syndicats et de conventions collectives sont vus par les professionnels des NTIC interrogés comme le « prix à payer » pour faire un travail passionnant (Vendramin, 2004).”

Rozenn Le Carboulec : Alors, on voit que la mobilisation de la passion au travail a des effets délétères sur les conditions d'emploi, y compris sur les velléités salariales ou syndicales des travailleurs. Mais elle a également des effets physiques et psychologiques sur les travailleurs eux-mêmes, Nathalie Leroux.

Nathalie Leroux : Effectivement, je pense que c'est quelque chose qui est bien connu, qui transparaît dans les médias, dans les journaux. Ces effets délétères de la passion dans les entreprises notamment. Alors, ce qui apparaît en premier lieu c’est je dirais un certain nombre de risques et d'effets psychologiques liés à la santé, etc. Qui sont liés cette fois-ci aux excès de la passion au travail.

L'individu peut être en effet amené à placer la barre trop haut, ce qui a pour conséquence une perpétuelle insatisfaction et éventuellement un surinvestissement au travail, avec tout ce qui a été bien mis en évidence ces temps derniers, que ça soit des risques d'épuisement professionnel, de burn out. Avec son cortège d'angoisses, de perte de confiance en soi, de frustration, de dépression, de dégoût pour le travail lui-même d'ailleurs. Cela peut se traduire également par des phénomènes d'agressivité envers les collègues et peut également conduire à diverses atteintes à la santé.
Ces phénomènes seront d'autant plus forts et causeront d'autant plus de dégâts chez l'individu que celui ci ne peut souvent s'en prendre qu'à lui même, puisqu'il est en apparence à l'origine de cet investissement sans borne et peut difficilement l'imputer aux modes d'organisation ou de management qui favorisent a priori l'autonomie, l’initiative, la responsabilisation au travail et, à ses yeux, éventuellement en toute légitimité.

La passion au travail peut avoir des effets aussi sur la perception des salariés, la perception qu'ils ont de leurs conditions d'emploi et de travail. Puisque le travailleur passionné se présente rarement comme un travailleur puisqu'il a tendance à dénier le travail dans ses définitions statutaires, juridiques ou monétaires, il peut être amené à accepter ou consentir à de piètres conditions d'emploi, un salaire moindre comparé à d'autres secteurs d'activité, une forte précarité ou de faibles perspectives de carrière, mais aussi à des conditions de travail difficiles, voire risquées, avec des horaires à rallonge. Éventuellement, il y a un fort empiètement sur la vie privée.

Toutes ces conditions mauvaises, dégradées, de travail et d'emploi peuvent être considérées comme le prix à payer pour avoir un travail passionnant et elles font en plus souvent l'objet d'un déni. La passion peut ainsi devenir un masque, un leurre pour tromper la souffrance dans des métiers où l'engagement au travail ne fait pas suffisamment l'objet d'une régulation collective de débat et de réflexion.

La passion au travail peut conduire aussi à un certain aveuglement et à un sens critique amoindri. Car revendiquer de meilleures conditions de travail ou d'emploi risque de remettre en cause, publiquement ou intimement, le caractère passionné de son engagement. 

Rozenn Le Carboulec : On a tendance à voir notre attachement à la passion au travail comme un trait psychologique, or c’est le fait de le considérer comme faisant partie de notre identité qui nous empêche de revendiquer de meilleures conditions de travail. 

D’où l’importance, pour Nathalie Leroux, d’expliquer la passion au travail non pas par le prisme de la psychologie, mais de la montrer comme une construction qui est portée par des logiques sociales et surtout, économiques. 

Un passage, écrit par la sociologue Maud Simonet dans Le travail passionné, résume, à mes yeux, très bien toute cette ambivalence de la passion au travail : “Parce qu’il est plus que le travail, le ‘travail passionné’ est invasif. Il colonise le temps et l’espace de la sphère domestique, déborde sur la vie familiale, le ‘temps libre’ du ‘non-travail’, conduit à des arbitrages, des dilemmes, des ruptures parfois, qui font dire à Samuel Julhe et à Marina Honta dans leur contribution qu’’en fin de compte, se dire passionné au travail revient également à ‘être travaillé par la passion’”. 

Travail (en cours) est un podcast de Louie Media. Présentatrice : Camille Maestracci. Journaliste : Rozenn Le Carboulec. Louise Hemmerlé est chargée de production. Cet épisode a été monté et réalisé par Cyril Marchan. La musique est de Jean Thévenin et le mix a été fait par Olivier Bodin. Marion Girard est responsable de production, et Maureen Wilson responsable éditoriale. Mélissa Bounoua est à la direction des productions et Charlotte Pudlowski à la direction éditoriale.