Retranscription : Juliette Navis
Générique
Agathe le Taillandier : En écoutant ce nouvel épisode du Book Club, j’ai pensé aux œuvres de l’artiste Mondrian. Vous savez, ce sont ces toiles quadrillées par des lignes noires, entre lesquelles carrés de couleurs et carrés blancs prennent forme. Inspiré par les grattes ciels et le quadrillage rectiligne de la ville de New York, Mondrian recherche l’abstraction et la pureté formelle. Mais ces figures géométriques ne sont ni froides ni mécaniques. Je trouve qu’elles dessinent un monde avec ses vides et ses angles, ses forces opposées et contradictoires.
Et si notre monde était peuplé de lignes qu’on ne voit pas ? Qu’on oublie, à force de les suivre et de ne pas les tordre ? Le livre du jour explore la place des lignes dans notre monde à travers le regard aguerri d’un anthropologue. C’est la performeuse Chloé Moglia qui a choisi cet étonnant essai : cette danseuse et trapéziste travaille avec des barres, mettant ainsi en scène des corps en suspension, entre équilibre et lignes brisées. Son dernier spectacle Oiseaux-ligne, qu’elle cosigne avec la musicienne Marielle Chatain, est présenté au CENTQUATRE-PARIS à Paris, dans le cadre du Festival Les Singulie.r.es (à prononcer Les singuliers/singulières) qui met à l’honneur des créations transdisciplinaires et dont le Book Club est partenaire. Théâtre, danse, musique, arts visuels et cirque se mêlent autour d’un thème commun : le portrait et l'autoportrait. Et pour cette nouvelle édition, le programme prend une couleur plus que jamais féminine. Tout ce mois de janvier 2021, vos épisodes du Book Club donnent la parole à des créatrices programmées au Festival Les Singulie.r.es.
Aujourd’hui donc, l’artiste Chloé Moglia.
Je suis Agathe le taillandier, bienvenu.e.s dans Le Book Club !
GENERIQUE
Juliette Navis : Je pense que le spectacle vivant est nécessaire à l’équilibre d’une société. Et surtout à une époque où tout se digitalise. Je pense qu’on a besoin de partager des idées, dans un même temps, ensemble, dans un même lieu et dans un même temps.
Je me suis installée dans le bureau / chambre d’ami de ma petite maison à Pantin, en banlieue parisienne. Et le chat dort sur le canapé derrière moi. Alors, la première question concerne le spectacle JC que nous allons présenter au CENTQUATRE-PARIS dans le cadre du festival Les Singulie.re.s. Le spectacle JC a été créé au théâtre de Lorient en avril 2019. Et présenté ensuite au festival d’Avignon, l’été d’après. Donc ça ne sera pas une première, pour nous, au CENTQUATRE-PARIS pour nous. Mais néanmoins, nous avons eu deux semaines de résidence en septembre, au théâtre de Liège en Belgique pour travailler avec le dramaturge Nils Haarmann qui est un dramaturge de la Schaubühne. Et donc la version du spectacle que nous allons présenter est toute fraîche, est toute neuve.
JC est un spectacle qui creuse la question de notre rapport à l’argent. Et qui essaie de comprendre comment s’est construit ce rapport à l’argent dans notre inconscient collectif. Alors, ça n’est pas un spectacle sur le monde de la finance, ni sur l’économie pure. Je me suis plutôt inspirée d’une théorie de Bernard Lietaer, qui est un économiste belge et qui, dans son livre, Au cœur de la monnaie, se penche sur les raisons qui ont construit notre attachement à notre système monétaire malgré ses défaillances. Et, ce que je trouve intéressant dans son livre, c’est qu’il nous parle plus de nous que d’un domaine totalement obscure pour les non initiés. D’une certaine manière, il vient nous replacer au cœur de de l’action. Du coup, le spectacle JC est un peu comme un voyage dans l’inconscient collectif au cours duquel on va croiser le patriarcat, des archétypes jungiens, la recherche de nos origines… Et sans oublier une course poursuite avec Jésus !
Le spectacle JC est le premier volet d’une trilogie autour de la question du rapport destructeur de l’homme à son habitat. Le rapport à l’argent dans JC. Le rapport à la mort dans Céline. Et celui au sexe dans les sens du genre et de l’identité dans le troisième volet. Pour Céline, de la même façon qu’avec JC je me suis inspirée de Jean-Claude Van Damm pour créer le personnage, pour Céline, nous allons travailler autour de la figure de Céline Dion. Voilà, le spectacle est en cours de création. Et sera présenté, créé au théâtre de Lorient début 2022.
Quelle lectrice êtes-vous ? Compulsive ou dilettante ? Plutôt dilettante (petits rires) surtout depuis l’arrivée de ma fille. Alors la bibliothèque est au centre du salon. Mais les livres du moment se baladent partout dans la maison. Je pense qu’il y a un livre sur chaque surface plate de la maison. Je crois que je les sème pour toujours avoir un regard dessus et pour pouvoir les chopper facilement. La bibliothèque a-t-elle une forme particulière ? Ah pas du tout ! C’est un mur ! Enfin une étagère quoi, sur un mur, contre un mur. Par contre, c’est un vrai bazar ! Un gros gros bazar. Il y a plusieurs épaisseurs de livres donc c’est pas très pratique. Il faut déplacer des livres pour pouvoir en chopper d’autres. Et la cave est pleine de cartons remplis de livres. On a déménagé il y a un an et on n’a pas encore terminé nos étagères. Je crois que le rêve de mon compagnon est d’avoir une bibliothèque bien en ordre : avec une logique de classement, les BD avec les BD etc. Et malheureusement, il est un peu mal barré avec moi parce que j’adore le fouilli. Enfin, en tout cas en ce qui concerne les livres. Je sais toujours où ils sont, plus ou moins, dans quelle zone mais pour en trouver un il faut en déplacer d’autres. Faut aller le chercher quoi ! Je pense que ce souk dans ma bibliothèque raconte que j’aime la fusion inconsciente des livres et des pensées, des idées. Bizarrement, je pense que j’ai un esprit très cartésien mais je ne sais pas, j’aime être baladée d’une pensée à une autre, d’une idée à une autre et du coup d’une source à une autre. Je trouve que ça m’ouvre… Ça m’ouvre…
Musique
J’ai choisi pour ce podcast le livre L’amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence. Alors, je tenais à dire que je n’ai pas relu le livre pour ce podcast. Du coup, je veux vraiment en parler à partir de ce qu’il m’en reste, de ce qu’il a déposé sur moi. L’Amant de Lady Chatterley c’est l’histoire d’une femme, Constance, qui est mariée à un homme très riche et handicapé. Ils vivent sur leurs terres et elle s’ennuie. Le souvenir que j’en ai c’est qu’elle a une vie assez ennuyeuse. Et sur leurs terres, vit aussi un garde forestier, Olivier, qui est plutôt lui solitaire et bourru. Il a une petite maison dans les bois.
Alors je ne sais plus exactement comment se passe la rencontre Mais en tout cas, le garde forestier et Constance vont vivre une histoire d’amour qui va les bouleverser. Constance va se découvrir. Et Olivier, se retrouver. Enfin, dit comme ça, c’est pas très sexy mais c’est une magnifique histoire d’amour très sensuelle, très spirituelle, charnelle. Enfin il y a vraiment le corps et l’esprit qui se mêlent dans cette rencontre.
Et ce livre est lié à un moment charnière de ma vie de femme. Je l’ai lu à un moment où j’ai dû faire un choix qui m’a énormément coûté et qui a été décisif sur le reste de ma vie. Voilà, à l’époque je vivais avec un homme que j’aimais et qui m’aimait également. Et nous étions en train de construire, de lier nos vies. Je vivais chez lui depuis trois ans. Et nous étions en train de chercher un nouveau lieu pour y construire une famille… Mais il y avait quelque chose qui clochait. Je me sentais un peu oppressée, pas hyper bien, pas hyper heureuse, pas épanouie. Et j’ai mis du temps à comprendre que ce mal, ce mal-être était lié, entre autres, à la sexualité que nous vivions et à la difficulté que nous avions à en parler. Mais en fait, je me sentais terriblement coupable de vouloir quitter un homme et une histoire d’amour comme la nôtre pour des problèmes de sexualité. Et en même temps, je ne pouvais pas me dire que j’allais choisir d’ignorer la possibilité de m’épanouir sexuellement, à trente ans pour pouvoir vivre une histoire qui était par ailleurs, certes magnifique, drôle, douce, sécurisante… Voilà, j’étais prise entre ces deux tensions. Et d’une certaine manière, L’Amant de Lady Chatterley parle de la force et de la puissance, de la nécessité d’être connecté à son désir pour pouvoir vivre sa vie. Pour être soi dans sa vie. Bon, j’imagine que c’est le chemin de toute une vie que de réussir à être soi, ou à se retrouver mais je ne sais pas… Il m’est apparu évident que si je n’étais pas liée à mon désir et à mon plaisir, alors je ne pourrais pas être heureuse.
Et ce livre m’a dit qu’il n’y avait pas de honte à avoir envie de chercher mon plaisir. Il m’a dit aussi que mon plaisir était un chemin intime, noble et puissant. Et qu’il me permettrait de me retrouver.
Alors, je ne sais plus dans quel ordre s’est passé tout ça. C’est-à-dire que je ne sais plus si j’ai pris la décision et j’ai découvert le livre après. Ou j'ai lu le livre, ce qui m’a aidée à prendre la décision. Mais en tout cas, c’est lié : ça m’a aidé à vivre ce moment. Et ce qui était assez fou dans la force de l’écriture de D.H. Lawrence, c’était que j’avais l’impression de comprendre parfaitement les troubles intimes de de l’héroïne. J’avais l’impression que ça aurait pu être les miens. J’avais l’impression qu’il me parlait à moi.
L’adaptation de Pascale Ferrand au cinéma de ce livre est très belle. Le film est magnifique. Mais néanmoins je trouve que l’impact des mots a été beaucoup plus fort sur moi que celui des images. En fait, je crois que c’est parce qu’un livre me donne beaucoup plus de place, plus de temps aussi. En tout cas le temps de la résonance. Quand on lit, on reste maître du temps. Et au cinéma, c’est une autre chose. C’est vraiment un autre abandon. Mais en tout cas, l’écho avec moi-même a été beaucoup plus direct en lisant les mots de D.H. Lawrence.
Alors, je ne sais plus exactement où j’ai lu ce livre. Mais je sais à quel endroit je l’associe. Les images qui me reviennent quand je repense à ce livre sont celles du petit appartement sous les toits que j’ai habité après ma rupture et pendant les huit années qui ont suivi, jusqu’à l’arrivée de ma petite fille. Cet appartement, c’était comme un petit nid : sous les toits avec du jonc de mer au sol, une vue sur les toits de Paris, du soleil qui rentrait dans chaque pièce à différents moments de la journée, des coussins au sol… Enfin vraiment, c’était un endroit où je me sentais bien. C’est peut-être la maison que j’ai préférée habiter. En fait, ce lieu c’était comme moi faite en appartement. Il n’y avait pas vraiment de limite entre l’espace et moi. Voilà, je l’ai vraiment habité pleinement. Et je pense que ce livre n’y est pas pour rien.
Alors, je vous en lis un petit passage. Enfin, une phrase : "L'obscénité n'apparaît que si l’esprit méprise et craint le corps. Si le corps est l’esprit et lui résiste”. Voilà, je trouve cette phrase magnifique. Je trouve qu’il y a tout dans cette phrase : la réconciliation du corps et de l’esprit, la symbiose, la solution contre le sentiment de honte et de culpabilité.
Je crois que le chemin vers la libération sexuelle et l’affranchissement de notre désir féminin est encore long. En tout cas, je crois qu’il est difficile à parcourir dans un monde où tout se construit à travers le miroir. A travers la nécessité de la représentation de soi et de sa vie, pour exister. Enfin, c’est quand même très fort aujourd’hui dans notre société : cette notion de l’image de soi. Et du coup dans ce contexte, je pense que c’est quand même assez difficile de comprendre la nécessité d’un paysage intime. C’est fragile une intimité, il faut la choyer, il faut en prendre soin. Et tout nous pousse à l’exposition. Mais d’une certaine manière, l’exposition de soi nous éloigne de nous. Et pour moi, la sexualité, ça serait comme la conséquence, enfin pas la conséquence mais la suite d’une exploration de son propre désir, de son intimité. C’est le moment où cette intimité sort justement de soi pour aller rencontrer l’autre, une autre intimité. Et ensuite, ensemble, dans la rencontre va se créer un nouveau monde. Mais aujourd’hui, je trouve qu’en plus de la difficulté à construire cette intimité, la femme doit se libérer d’un sentiment de gêne et de honte qui est quand même… Enfin, on a beau dire… Je ne sais pas, c’est compliqué parce que j’ai le sentiment qu’aujourd’hui la femme, elle est soit chiante, soit chienne. Donc c’est compliqué de trouver sa place dans ce schéma, ça nous fige un peu. Alors c’est un peu schématique mais j’ai l’impression que c’est assez juste quand même. Et qu’en fait, il faut peut-être s’atteler à se réapproprier un espace à soi. Je pense que c’est important de se laisser faire parcourir ce chemin pour ne pas passer à côté de son désir toute sa vie. Ou, pour ne pas passer sa vie à côté de son désir.
Alors aujourd’hui, est-ce que je m’en suis libérée je ne sais pas.. Mais en tout cas je pense qu’il faut déjà arriver à se dire qu’il n’est pas honteux de ne pas être libéré pour pouvoir ensuite se libérer de la honte d’avoir du plaisir par exemple. Et d’ailleurs, à l’époque, à cette époque de transition que je vivais, j’ai écrit un court métrage que je n’ai pas encore filmé. Peut-être que je le ferai un jour, je ne sais pas. Mais, c’est l’histoire d’une femme qui essaie de se reconnecter avec son plaisir par téléphone, avec son mari, depuis une chambre d’hôtel.
Et pour moi, elle devait être seule et prendre de la distance avec son homme, avec sa vie, avec elle-même pour pouvoir essayer de se retrouver. Même si… La honte est un empêchement très fort qu’elle essaie de déplacer dans ce court métrage.
Dans le livre L’Amant de Lady Chatterley, la rencontre que va faire Constance avec Olivier va tout déconstruire pour elle. Tout son rapport au monde : qu’il soit intime ou même social. Et le fait qu’il y ait une grande différence de milieu social entre Olivier et elle emmène la problématique beaucoup plus loin je trouve. En fait, si le chemin est vraiment de se retrouver soi, alors il faut tenter de s’éloigner de toutes les constructions dont nous sommes pétries. Et oui, cette opposition sociale me parle beaucoup. D’ailleurs, je pense que c’est la raison pour laquelle je frotte la pensée de Bernard Lietaer à Jean-Claude Van Damn. De Simone de Beauvoir ou encore d'Edgar Morin à Céline Dion. Et je pense que c’est important de construire des ponts, que c’est urgent même. Que les clivages sociaux, les inégalités sont quand même à la base de la plupart des mots aujourd’hui. Et je parle bien sûr de la domination de l’homme, riche, blanc sur l’ensemble du monde vivant : humain ou animal d’ailleurs.
Musique
Et oui, je pense que la lecture peut-être décisive dans le chemin d’une vie. Vous n’avez pas, vous, un mot, un souvenir qui marque un changement de votre vie ? Moi j’en ai eu plusieurs comme ça et je pense qu’un livre peut avoir exactement le même impact. D’ailleurs, je pense aussi que le paysage culturel, tout le paysage culturel a un impact sur les mouvements d’une société. Peut-être minime, mais il est là, il existe.
En ce moment, mes livres de chevet sont Habiter en oiseau de Vinciane Despret. Et Sur la piste animale de Baptiste Morizot. Alors, ce sont des livres qui parlent de l’art d’enquêter sur l’art d’habiter, des autres vivants. Dixit Vinciane Despret. C’est important aujourd’hui je pense de ne pas oublier que nous ne sommes pas seuls à habiter sur cette planète et d’essayer de changer notre regard sur la place qu’on y occupe. Donc je pourrais bien conseiller la lecture de ces livres.
Et en ce qui concerne les sorties théâtrales, alors j’attends avec impatience les parties deux et trois des Contes immoraux de Phia Ménard Temple père et La rencontre interdite. La partie une étant Temple mère. Et maintenant, il faut que je vous laisse car je dois aller chercher ma petite à la crèche.
Générique
Agathe le Taillandier : Vous venez d’écouter Chloé Moglia, à son micro, et elle répondait aux questions de la journaliste Maud Ventura. Elle vous recommande Une brève histoire des lignes, de Tim Ingold, paru aux Éditions Zones sensibles dans une traduction de Sophie Renaud.
Chloé Moglia est performeuse et directrice artistique de la compagnie Rhizome. Son dernier spectacle, Oiseaux-lignes, co-créé avec Marielle Chatain, est présenté au CENTQUATRE-PARIS, à Paris.
Maud Benakcha est à l’édition et à la coordination du Book Club, elle a fait le montage de cet épisode et Jean-Baptiste Aubonnet a réalisé le mixage. La musique du Book Club a été composée par Mélodie Lauret et Antoine Graugnard.
Le Book Club est une production de Louie Media rendue possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditoriale, Marion Girard, responsable de production, Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale et Mélissa Bounoua, directrice des productions.
Cet épisode est en partenariat avec le le Festival “Les singulier.es” qui a lieu au CENTQUATRE-PARIS.
A très vite !
Générique fin