Retranscription - La manipulation : contrôle du coeur et de la raison

Fatima-Zohra Ghedir : quand j’ai lu la bande dessinée Tant pis pour l’amour de l’illustratrice et autrice Sophie Lambda, il y a une phrase en particulier qui m’a marquée. À un moment elle dit  : “Toutes ces fois où Marcus jouait avec ma perception, c’est ce que je crois, plus encore que les infidélités et les mensonges, ce qui m’a le plus détruite”. Cette histoire de manipulation amoureuse, cette façon de jouer avec la perception des autres, ça m’a un peu fait penser à la désinformation.  

C’est un sujet sur lequel je travaille et je donne des cours dessus. Pendant un exercice de revue de presse, que je fais régulièrement avec mes étudiants, l’un d’entre eux a partagé un article de blog dans lequel son auteur affirme que la 5G favorise la propagation de la covid-19. Ce qui m’a marquée, ce n’est pas l’article, mais la réaction de cet étudiant quand on a voulu questionner la pertinence du blog.  Il s’est muré dans un silence tendu. 

À la fin de l’année 2020, Hold up, un documentaire sur la pandémie de la covid-19 est sorti. La conclusion de ce film est qu’il y a un complot mondial et que le Covid a été créé pour éliminer une partie de la population. Ce documentaire enregistre près de 3 millions de vues sur les différentes plateformes où il est diffusé. Mais de nombreux médias et fact-checkeurs ont  déclaré que beaucoup d'éléments du documentaire étaient faux. Pourtant beaucoup de personnes qui ont vu le documentaire n'ont pas cru à l'objectivité des éléments mis en avant par les journalistes et spécialistes alertant sur les fausses informations que contenait le documentaire. Pour eux, tout était faux. 

Mais qu'est-ce qui est vrai du coup ? Qui manipule qui ? Comment peut-on croire à des informations présentées comme vraies, mais qui sont fausses ? Est-ce que c'est ça la manipulation ? Comment est-ce que ça fonctionne ? 

Pour y voir plus clair et comprendre ce qui se joue dans le cerveau lorsque l’on est manipulé, j’ai interrogé Catherine Zobouyan, qui est docteure en neuropsychologie et psychologue clinicienne à Paris. J’ai commencé par lui demander ce qu’est la manipulation.

Catherine Zobouyan : la manipulation, en fait, c'est l'idée d'influencer une personne, de pousser une personne à faire des actions ou à penser ou ressentir des choses sans qu'il y ait une vraie conscience de soi et de ses propres ressentis. Donc on va amener la personne vers une attitude ou un ressenti sans qu'elle ait vraiment conscience de ça.
Ces phénomènes d'influence ou de manipulation sont de plus en plus étudiés de par l'actualité, de par plein d'évènements d'ailleurs récents, et en fait on peut réfléchir à beaucoup d'intrications entre ces parties du raisonnement , dans certaines zones de notre cerveau et une intrication avec les émotions. On comprend mieux, en tout cas, les mécanismes que sous tendent cette influence. On commence à comprendre une intrication, en tout cas vraiment des émotions et de nos capacités de raisonnement. Tout cela est interrelié. 

Fatima-Zohra : ce que Catherine Zobouyan dit c’est que nos émotions et notre capacité à raisonner forment un système lié. Il n’y a donc pas d’un côté les émotions et de l’autre le raisonnement. Lorsque nous sommes manipulés, c’est nos émotions et nos capacités de raisonnement qui sont touchées et fragilisées.

Historiquement, les recherches sur le lien entre notre raisonnement et nos émotions ont commencé au 19eme siècle. C'est l’accident d’un homme en particulier qui a permis aux médecins et neuroscientifiques de comprendre que dans notre cerveau, toutes ces zones étaient liées

Catherine Zobouyan : alors, les premiers travaux qui ont identifié cela datent du 19ème siècle, avec notamment un célèbre cas qui est Phinéas Gage. Il était chef sur un chantier et il s'est pris une barre de mine dans le cortex orbitofrontal. Et cette barre de mine est venue se nicher en travers de son cerveau, et notamment le cortex cingulaire postérieur pour être plus fin, a été endommagé. Et cette personne qui, du jour au lendemain, était sérieux, faisait parfaitement son travail, a eu une modification de son comportement. Il est devenu impulsif. Il a eu beaucoup de difficultés à tenir les choses, irrévérencieux, impoli. Et on a vu que finalement, avec des fluctuations d'humeur et d'émotions qu'il prenait des décisions de façon trop hâtive. Il avait complètement changé de personnalité. Et donc, on s'est rendu compte, alors que ses fonctions de raisonnement spontané n'avaient pas été touchées, que cette zone du cerveau qui est près de l'amygdale, avait été endommagée et donc, du coup, influençait sa conscience de soi, son raisonnement et son traitement de sa place dans l'environnement.

 Fatima-Zohra : l’amygdale est une zone du cerveau qui gère nos émotions. On peut se représenter l’amygdale comme la tour de contrôle que l’on voit dans le dessin animé Vice-Versa des studios Pixar et sa priorité c’est d’assurer notre survie physique et sociale en régissant nos émotions.

Catherine Zobouyan : l'amygdale réagit fortement à certaines émotions comme la peur. Et la peur est un type d'émotions qui peut avoir une influence vraiment importante, qui peut impacter ce raisonnement. Parce que l'amygdale, comme je l'ai dit, se situe, vraiment dans des zones très profondes de nos zones frontales et qui est reliée à notre cerveau archaïque. Ce cerveau qui nous fait nous protéger, réagir face au danger de façon impulsive, de façon immédiate, c'est vraiment le cerveau des réactions de protection et donc dans ce cas-là en effet, par la peur ou par la colère, on peut avoir justement une atteinte de ce niveau de raisonnement.

 Fatima-Zohra : on peut donc plus facilement influencer le raisonnement en faisant appel aux émotions que sont la peur et la colère, qui sont des réactions de protection. L’amygdale, donc cette tour de contrôle qui régit nos émotions et assure notre survie, se trouve tout près du cortex orbitofrontal, qui est la zone de prise de décision du cerveau. C’est ce qu’a démontré le neurologue Antonio Damasio qui s’est intéressé de près à l’accident de Phineas Gage.

 Catherine Zobouyan : Antonio Damasio qui, avec beaucoup de ses travaux, a montré que finalement, chez des personnes atteintes au niveau de ce cortex orbitofrontal, il y avait une modification dans les prises de décision. Il y avait une difficulté de faire des choix. Il y avait une difficulté à avoir une conscience de soi et donc on pouvait se retrouver dans des situations d'influence ou de difficultés. En tout cas, à faire des choix en fonction d’un propre avis personnel.

 Fatima-Zohra : suite à son accident et jusqu’à la fin de sa vie, Phineas Gage semble incapable de prendre de bonnes décisions et mène une vie chaotique. Il enchaîne des emplois qui ne lui conviennent pas, dont il est souvent licencié, ou il démissionne sur un coup de tête. Il rejoint même un cirque comme bête de foire où il expose ses blessures et la barre qui a traversé son crâne. 

Pour le neurologue Antonio Damasio c’est bien l’altération de sa conscience de soi provoquée par son accident qui explique pourquoi Phineas Gage a accumulé les mauvaises décisions. 

La conscience de soi est une possibilité d’accéder à la connaissance de soi, pour faire des choix, prendre des chemins qui nous amènent à ce qui nous correspond. C’est prendre conscience de ses propres pensées, de ses ressentis pour aller vers ce que nous sommes vraiment. Cette conscience de soi se forme très tôt, environ vers l’âge de 2 ans quand l’enfant reconnaît son reflet dans un miroir. 

J’ai demandé à Catherine Zobouyan si la manipulation de notre cerveau avait quelque chose à voir avec un dysfonctionnement du duo de l’amygdale et du cortex orbifrontal qui est celui de la prise de décision  

Catherine Zobouyan : alors en tout cas, on peut supposer que dans la manipulation, ce lien entre zone frontale et le cortex orbitofrontal, notamment l'amygdale, se fait moins. En tout cas, on a des études qui ont montré, notamment dans l'hypnose, des personnes qui étaient hypnotisées. Les réseaux neuronaux qui allaient de l'amygdale aux zones frontales ne se faisaient plus. Et c'était à ce moment-là que la personne n’avait plus conscience de soi et pouvait être influencée, justement là, pour le coup, dans un objectif thérapeutique, un objectif plutôt positif d'influence de la personne pour l'amener à soigner une addiction, ou quoique ce soit. On peut. En tout cas, grâce à l'imagerie des premières études, on commence à le percevoir de plus en plus.

Il y a encore peu d'études sur la manipulation. On bénéficie maintenant de l’IRM, d'études de neuro imagerie qui permettent de mieux comprendre le cerveau, mais le début des études notamment sur l'hypnose ou l'influence justement dans des situations de prise de décision, montrent qu'en effet, il y a des réseaux neuronaux qui ne s'activent pas de façon classique, notamment entre ces réseaux, ces zones de raisonnement et des émotions.

Fatima-Zohra : la manipulation affaiblit le lien entre l’amygdale qui régit nos émotions et le cortex orbifrontal qui est la zone de prise de décision, et elle altère ainsi la conscience de soi d’un individu. 

Pour le Docteure Zobouyan c’est ce qui la distingue de l’influence.

Catherine Zobouyan : on est dans la manipulation. Il n'y a vraiment plus aucune conscience. Tout se fait, sans que l'individu, finalement, réalise ou puisse avoir une quelconque opinion sur ce qui  l'influence. Dans l'influence, il y a évidemment un impact de l'environnement sur l'individu, mais avec quand même une prise de conscience de ce qui a influencé, il y a un peu plus de recul par rapport à ça et une intensité qui est moindre. Et il y a finalement une capacité de la personne à pouvoir avoir conscience que oui, cette personne ou ce groupe m'a influencée, mais j'en ai bien conscience et j'en fais le choix.

 Fatima-Zohra : donc dans l’influence, nous avons conscience de ce qui nous pousse à agir ou penser d’une manière ou d’une autre. Dans la manipulation nous sommes privés de cette conscience. 

Dans ce documentaire dont je parlais au début de l’épisode, on est dans la manipulation.  Beaucoup de leviers sont mis en œuvre pour enfermer et fragiliser la conscience de soi. Le pathos, la durée du film, la musique angoissante et l’accumulation d’éléments faux ou décontextualisés, selon les fact checkers, perturbent le duo émotions-raisonnement et participent à notre crédulité.   

Cela s’explique donc d’un point de vue neuroscientifique :  face à une nouvelle information, qu’elle soit vraie ou fausse, de nombreuses fonctions cérébrales entrent en jeu.

Catherine Zobouyan : il y a beaucoup de mécanismes qui sont en jeu du point de vue neuropsychologique. Il y a l'attention. Il y a le raisonnement et on a compris qu'en tout cas, toutes ces fonctions supérieures se situaient dans le cortex préfrontal qui nous aidait à analyser, à comprendre, à être attentif à ce qui se passait dans notre environnement.

Fatima-Zohra : c’est donc dans le cortex préfrontal que le cerveau traite les informations et décide si nous pouvons leur faire confiance ou non en s’appuyant sur notre attention et notre raisonnement. À cela s’ajoute le rôle de la dopamine et des neurohormones dans l’adoption et l’addiction aux fausses nouvelles. La dopamine, c’est cette molécule responsable du plaisir, de la motivation et de l’addiction. L’adrénaline est une hormone sécrétée lorsque nous ressentons une émotion forte.

Catherine Zobouyan : dans ces phénomènes, en tout cas, d'influence, de manipulation, la dopamine joue un rôle important qui est de l'ordre du neurotransmetteur du plaisir et de la récompense. Et on voit que finalement, il y a tout un système neuropsychologique qui se met en place quand on est en situation, justement, où on va avoir un certain plaisir, une certaine récompense. Donc par exemple, face à des nouvelles informations, face à tout ce qui est écran, on a justement cette activation d'une information rapide qui active la curiosité, qui n'est pas connue et donc, du coup, qui  fait quand on est en recherche active vers cette dopamine. Je pense qu'on est friand de scoops, de nouveautés. On est dans une excitation d'informations qui vont déclencher des émotions fortes et donc, on a moins une prise de recul et de conscience de réflexion face à ces informations. Que ce soit dans les théories de remises en question générales ou quand même on suit un mouvement général, ça peut aller dans les deux sens.

Fatima-Zohra : notre nature nous rend donc plus sensibles aux fausses informations car notre cerveau est friand d’informations nouvelles et exclusives. Ces nouvelles activent l’adrénaline et la dopamine et avec elles le système récompense-motivation ce qui pousse notre cerveau à en vouloir toujours plus.

Mais est-ce qu’on est tous égaux face à la manipulation ? Quand j’échange avec mes étudiants sur les fausses nouvelles, certains se montrent plus sensibles à la manipulation que d’autres. Est-ce que la manipulation est une question de personnalité ou de sensibilité ? Est-ce qu’on est égaux face aux phénomènes d’emprise ? 

 Catherine Zobouyan : non, je ne pense pas qu'on soit tous égaux parce qu'on a une histoire différente, parce qu'on est plus ou moins reliés à ses émotions. On est plus ou moins à l'écoute ou pas de ses émotions. Et là, du coup, ça va créer des différences. Il y a certaines personnes qui, depuis très longtemps de par leur parcours, de par leur environnement affectif aussi, n'ont pas été habitués à s'écouter, à se connecter à ses propres émotions, à les exprimer et à les légitimer parce que c'est important et du coup, on n'a pas ces mêmes capacités à dissocier justement le message qu'on me renvoie, moi ce que je ressens, et y rester justement maître à bord. Et du coup, c'est vrai que ça varie forcément en fonction de son parcours, de l'écoute, de ses besoins, de ses émotions et de l'habitude qu'on a eu à les gérer, à les autoréguler.

Je pense qu’ en effet, si nos peurs sont trop fortes, nos émotions, selon les individus, selon leur capacité à analyser les choses, on n'est pas tous égaux et ils vont pouvoir du coup analyser, prendre du recul, avoir... C'est ce qu'on appelle la flexibilité mentale. Mais encore faut-il ne pas être submergé par cette peur. Parce que si la peur est importante, notre raisonnement est bloqué et atrophié.

Fatima-Zohra : la flexibilité mentale est donc la faculté à s’adapter à des situations ou à des informations nouvelles. C’est notre capacité à accepter différents points de vue avec impartialité.
Le docteur Zobouyan m’explique qu’entre l’absence ou le déficit de conscience de soi et l’obéissance aveugle et mécanique, il n’y a qu’un pas.

Dans le documentaire, une cinquantaine d’experts dont certains reconnus se succèdent à une vitesse qui rend les contradictions de discours moins évidentes. Cette accumulation d’experts a pour but de convaincre de l’autorité du documentaire. Lorsque la conscience de soi est faible, un individu n’est pas en mesure d’écouter ses doutes et aura donc tendance à croire et obéir. 

La bonne nouvelle c’est qu’il n’y a pas de fatalisme à avoir face à la manipulation et que le stade de l’obéissance aveugle n’est pas systématique car on pourrait savoir si on est ou a été manipulé.

Catherine Zobouyan : je pense qu’en fait on peut le savoir, si on est ou si on a été quand il y a une sorte au fond de malaise, d'inconfort, de quelque chose qui n'est pas très clair ou alors qu'on a l'impression qu'on n'est pas vraiment ancré, il y a des situations où on se dit où j'étais là, mais sans être là, cette conscience, en tout cas de soi qui fait qu'on est dans une sorte de déni. Et notamment, il y a des patients ou des influences de personne à personne qui nous disent souvent : “je vivais cette situation un peu comme un film. J'y étais et je subissais un peu les choses”. Finalement, c'est comme si on était partagé en deux et qu'il y a une partie de nous qui suit, qui va dans le mouvement et une autre qui reste en arrière. Et donc cette idée de dissociation, de dualité et qui n’est vraiment pas confortable au fond, qui fait qu'on n'est pas vraiment ancré, incarnée en soi.

Fatima-Zohra : mais est-ce que les dommages provoqués par la manipulation sur les liens entre les zones du cerveau sont permanents ?

Catherine Zobouyan : ces réseaux neuronaux  sont inactifs et peuvent se réactiver ensuite. Donc, cela veut dire que la désactivation à un moment donné, mais ça, c'est temporaire. C'est-à- dire que le lien peut se remettre en place également.

Fatima-zohra : le phénomène de déconnexion entre les zones raisonnement et émotions du cerveau est réversible et donc un regain de conscience de soi est possible.

Le Docteur Zobouyan m’explique que la prise de conscience de soi, de ses émotions, de ses avis propres marquent la première étape de la sortie d’une situation manipulatoire. On revient à soi. On est à nouveau capable de prendre du recul et de prendre des décisions. Les émotions se régulent.

Catherine Zobouyan : quand les émotions sont trop fortes, elles ne nous protègent pas aussi. Et donc, du coup, c'est un juste dosage entre nos capacités à raisonner, à analyser en tenant compte de nos émotions et dans un équilibre. Donc, ce n'est pas nier l'un pour l'autre parce que si on était trop rationnel non plus, on pourrait également être vraiment influencé. Et donc, finalement, c'est cette conscience de soi, qui est grâce à nos émotions la prise en compte de nos ressentis, et aussi de notre capacité à analyser, de notre histoire qui fait que je vais pouvoir me situer par rapport à ce qu'on véhicule, par rapport à ce qu'on me dit et pouvoir faire mon choix et faire partie du groupe, mais en ayant ma propre identité et en tenant compte de mes propres, de mes propres choix, mes propos intuitions.

Fatima-Zohra : cet échange avec Catherine Zobouyan m’a permis de mieux comprendre le rôle central des émotions dans la manipulation. Qu’elle soit individuelle ou collective, la manipulation repose sur le duo émotion et raisonnement, et vouloir convaincre ou démontrer seulement avec des faits ou des explications rationnelles, c’est nier une partie du problème.