Retranscription - La nostalgie est-elle vraiment un frein pour avancer ?

Chant de Noël 

Cyrielle Bedu : qu’est-ce que ça vous évoque, ça ? 

Moi, ça me fait penser à des Noël passés en famille, aux plats mangés chez les grands-parents de mon compagnon pendant les fêtes, aux films de Noël que j’adorais regarder petite, à cette période de l’année.

Au moment où l’on enregistre ce nouvel épisode d'Émotions, il se trouve que l’on est à quelques jours seulement de Noël. 

Or les fêtes de fin d’années, ce sont souvent pour tous des moments pleins de souvenirs. Des souvenirs parfois bons, parfois mauvais, mais qui ont en tout cas en commun de nous rendre nostalgique.

Mais pourquoi nous arrive-t-il de nous accrocher si fortement à certains moments de nos vies pourtant bien révolus ? 

Je m’appelle Cyrielle Bedu et pour cet épisode d'Émotions, je vais laisser la parole à Sarah-Lou Lepers, qui a disséqué pour nous la nostalgie. Elle a eu l’idée de cet épisode en pensant à ses grands-parents, qui lui ont si souvent fait sentir que tout était tellement mieux avant...

GÉNÉRIQUE 

Sarah-Lou Lepers : j’ai eu la chance d’avoir tous mes grands-parents jusqu’à la fin de ma vingtaine. On a pu nouer des relations fortes, et on a souvent débattu ensemble.. de politique, de culture, et on était rarement d’accord. 

Ne pas être d’accord est un euphémisme, en fait on s’est beaucoup fâchés. Sur le féminisme, sur les Gilets Jaunes, sur les livres qui sortent et qui sont soit disant “moins bons” que ceux qu’ils ont lus dans leur jeunesse. Et souvent mes proches me disent de laisser couler. Ils sont vieux, c’est normal qu’on ne vive pas le monde pareil. 

Mais moi, ce qui me révoltait, et ce qui me révolte encore, c’est qu’ils pensent souvent que c’était mieux avant. Comme s’ils niaient le potentiel de succès, de bonheur, d’originalité, de ce tout ce que je peux vivre aujourd’hui, de tout ce qu’on peut créer aujourd’hui, parce que ce qu’ils ont vécu avant est forcément plus exceptionnel. 

C’est comme si les souvenirs qu’ils ont de leur jeunesse prennaient toute la place dans leur tête et dans leur cœur. Et comme s’il me serait à jamais impossible de leur faire vivre des choses aussi fortes aujourd’hui, à mon époque. 

Roland : si tu avais passé par les mêmes temps que moi, tu serais comme moi. Si ! Mais c’est sûr ! Enfin, je pense…

Sarah-Lou : c’est comment comme toi ?

Roland : (rires). Écoute je sais pas, je peux pas dire.

Sarah-Lou : bah si, c’est quoi la différence entre toi et moi ?

Roland : mais toi tu as pas vécu ce que j’ai vécu, et tu ne peux pas penser comme moi. Tu as vu les choses… D’abord la plus grande partie de ma vie, tu ne l'as pas vue, bon. 

Sarah-Lou : mais du coup c’est pour ça, toi t’es un peu comme une relique. Tu sais que nous, quand je dis à mes amis que mon grand-père il a été pilote.. les gens ils font des grands yeux puisque tu viens d’une autre époque en fait, t’as vécu des choses que nous on lit seulement dans les livres. 

Roland : ah ben évidemment, ben oui, mais c’est sûr. C’est parce que t’es née longtemps après moi. (Rires).

Sarah-Lou : ce que vous venez d’entendre, c’est un extrait d’un documentaire que j’ai réalisé pour Arte Radio, avec l’un de mes grands père : Roland, Daddy Roland, il avait 94 ans. 

Ce que mon grand-père Roland, qui est mort il y a deux ans, ressentait, c’était de la nostalgie. 

La nostalgie, c’est un sentiment qui nous fait voyager dans le temps, parfois avec mélancolie, et qui fait ressurgir des images, des odeurs, qui nous ramènent à la magie de notre vie d’avant. 

Tiffany Watt Smith est historienne de la culture. Dans son dictionnaire des émotions que je viens de citer, elle rapporte qu’au XVIIème siècle, la nostalgie désignait une maladie mystérieuse qui frappaient les soldats au front. Rongés par le mal du pays, par le regret d’une époque douce et confortable loin du champ de bataille, certains pouvaient même se laisser mourir de désespoir.

C’est pour ça que j’ai décidé de me plonger dans cette émotion aujourd’hui, pour essayer de comprendre si la nostalgie sert à quelque chose. Si ce sentiment peut être autre chose qu’un boulet que traînent les personnes âgées.

Musique 

J’ai commencé à en parler autour de moi. Comme par exemple, lors d’un atelier radio que j’ai animé il n’y a pas longtemps. Il s’agissait d’un cours d’initiation, organisé avec des jeunes dans le nord de la France. J’y expliquais comment je travaille, je parlais de mon métier de journaliste, et c’est comme ça que j’ai rencontré Pauline, qui étudie à Lille. J’avais posé une question à la cantonade, justement sur la nostalgie.

Pauline : on était donc à la cantine ensemble on mangeait. Puis tu nous as posé la question à tous. On était tous attablés autour de toi et tu nous a demandé : “pour vous c'est quoi la nostalgie ?”, et j'avais une copine, qui est à côté de moi, qui a répondu : “bah moi la nostalgie je la ressens chaque matin au réveil parce que je suis nostalgique de la nuit que je viens de passer”. Et moi j'ai pas trop compris, parce que pour moi la nostalgie, finalement, je la refoule un peu quoi. Et je pense que je suis une de ces personnes qui n'a pas envie de ressasser forcément le passé, n'ont pas envie de me plonger dans mes souvenirs de mes souvenirs d'avant. Je suis une personne qui a envie d'aller de l'avant. Plus c'est plus une perspective d'un futur quoi.

Sarah-Lou : cette réponse m’a interpellée, et j’ai demandé à Pauline si elle acceptait de me raconter en détail ce qu’elle voulait dire par “refouler” la nostalgie. Elle m’a donné rendez-vous chez elle, à Lille.

Interphone 

Pauline : allo ? 

Sarah-Lou : allo ! Pauline, c’est Sarah-Lou (oui, oui, oui), je suis en bas de chez toi je crois. 

Pauline : d’accord, j’arrive. 

Sarah-Lou et Pauline : coucou !

Sarah-Lou : et elle a commencé à dérouler son enfance, pour m’expliquer ce que ça voulait dire de ne pas être nostalgique. Parce que chez elle, ça remonte à très loin.

Pauline : j'avais vécu pendant sept ans en Bretagne, dans les Côtes d'Armor. Et j'avais la chance d'avoir une maison, mais surtout un grand jardin comme tous les enfants aiment en fait, avec un portique, des balançoires, une immense haie où on pouvait faire un trou pour aller chez le voisin et jouer avec les autres enfants. Et ce jardin je l'adorais, et j'ai dû déménager une fois sur Nantes. Plus précisément à Vertou. Et à Vertou, ce n'était pas possible d'avoir un grand jardin, et on est arrivé dans une maison pour la visiter et là j'ai vu une grande bâtisse grise, une grande bâtisse en fait des maisons de vignerons nantais.. et ça ne m’a pas du tout plu. Et là je suis rentré dans la maison, j'ai visité un peu et la seule impatience que j'avais c'était de voir le jardin, parce que je me suis dit : “bon peut être que la maison est moche, mais au moins le jardin sera beau”. Et finalement le jardin était tout petit, c'était une toute petite parcelle avec juste un grand tilleul. Mais à part le tilleul, il n'y avait rien pour jouer et pour vraiment comment dire ? Ouais vivre ma vie d'enfant. Et en fait, je me suis rendu compte que c'était aussi un cap dans mon enfance puisque j'avais dix ans, j'allais bientôt rentrer au collège, et finalement j'allais plus jouer dans le jardin et j’aurais qu'une petite parcelle de jardin pour jouer. Voilà, c'est ça un déménagement qui était dur pour cela parce que je me suis rendue compte qu'en même temps de déménager, j’avais aussi à arrêter de jouer dans le jardin. Enfin voilà, et ma maman, elle était à côté de moi, elle me disait : “Pauline, mais c'est génial on dirait la maison d'Harry Potter”. Moi j'étais : “Oui génial ! Haha”. Et j'ai essayé de me persuader que j'aimais ce que je voyais, alors que finalement j'appréciais pas du tout. 

Musique 

Pareil, ma maman dans la même optique essayait de, je ne sais pas, d'embellir les choses. En fait, elle me disait : “oh, regarde un beau puit comme dans les maisons anciennes, c'est magnifique. Un puit en pierre comme ça avec de la mousse”. Et moi je trouvais ça horrible, je trouvais ça totalement glauque un puit dans un jardin, mais j'essayais de me persuader que c'était très classe d'avoir un puit dans son jardin et que je pourrais trouver de nouvelles aventures. Mais finalement pas vraiment quoi. Je ne me souviens pas concrètement de ma première sortie dans mon jardin, mais je me suis rappelée, enfin je me suis souvenue qu’avec ce nouveau jardin au final, je pensais que j'allais justement passer un cap où j'étais dans l'adolescence et que je n'allais plus jouer, mais finalement pas du tout. En fait, j'ai réussi à trouver ce jardin mieux que l'ancien en fait, et je me suis adaptée à mon expérience en fait. Il y avait par exemple... ce jardin donnait sur un muret comme ça, et je voyais souvent mon chat monter sur le muret, et moi je me suis dit que j'allais faire comme le chat. Je montais sur le muret. Et puis au fond du jardin, on avait installé une belle cabane en bois, et pour faire comme si ce jardin était grand et plein de surprises alors que finalement il était petit. Et moi finalement j'ai tout intériorisé et j'ai trouvé en fait grâce à mon imaginaire une nouvelle façon de voir ce jardin et ne pas être nostalgique de l'ancien jardin en fait.  En fait, souvent la nostalgie en fait elle nous impose des limites parce qu’on n'arrive plus à vivre dans le présent. On vit dans ce qu'on a vu dans le passé sans voir toutes les opportunités que peuvent avoir justement ce présent. Donc le nouveau jardin.

Sarah-Lou : Pauline se souvient que ce n’est pas complètement seule qu’elle a refusé la nostalgie de l’ancien jardin. Pour suivre le travail de son père, Pauline, sa sœur et sa mère étaient contraintes de déménager régulièrement. A chaque déménagement, il fallait changer de maison, changer d’école, de copains… et ça aurait pu être assez perturbant pour Pauline et sa sœur.

Pauline : et c'est vrai que ma maman, face à ça, je pense que sans s'en rendre compte, je pense que ce n'était pas forcément quelque chose qu’elle voulait explicitement m’enseigner, mais elle essayait de me dire : “mais Pauline non. Cette maison tu vas voir, tu vas l'adorer, ça va être génial”. Vraiment toujours à me tenir la main et à me dire : “bah Pauline non. Faut plus penser à comment c'était avant et maintenant on va de l'avant”. Et je me rappelle aussi à chaque nouvelle ville, elle nous a appelés par des nouveaux noms avec ma soeur, par exemple quand on était à Plérin c'était “les boudins de Plérin”, et après elle me disait : “oui mais le boudin de Plérin, maintenant voilà, vous étiez trop petites. Maintenant on passe à Vertou, on va vous appeler par exemple ‘les mauviettes de Vertou’”. Enfin voilà c'était un peu une anecdote pour nous faire en fait aller de l'avant tout simplement et nous dire : “bah voilà quoi. On change de nom, on change de vie et on change. Voilà quoi.”

Sarah-Lou : mais ce n’est pas seulement la mère de Pauline qui a joué un rôle important dans ce refus de la nostalgie. C’est comme si le sentiment nostalgique n’avait pas lieu d’être en général, dans sa famille. 

Pauline : quand je parle par exemple à mes grands-parents, pas du tout. Ils vivent vraiment dans le présent et ne sont pas du tout nostalgique de leur enfance. Et d'ailleurs je connais très peu le passé de mes grands-parents, parce qu’eux mêmes se refusent de parler un peu de leur passé.

Sarah-Lou : donc c'est une philosophie familiale ?

Pauline : ouais j'ai l'impression ! Des fois je me demande, après peut être que j'extrapole totalement, mais c'est vrai que même mes grands-parents, ils se disent que leur enfance elle est passée et on n'y pense pas. Et je me rappelle aussi ma mère à chaque fois, chaque année, et régulièrement elle prend sa broyeuse à papier et elle comment dire ? Elle broie tous les papiers fins qui peuvent la ramener par exemple à un passé ou un souvenir. Elle broie tous ces papiers et elle adore sa broyeuse à papier alors qu'elle fait un bruit épouvantable. C'est vraiment horrible. C’est juste que pour elle, ça lui permet de ouais... C'est comme si elle effaçait une partie de sa vie et que ça lui permet de respirer et d'aller de l'avant. Et oui je pense que c'est une vraie philosophie de vie en fait. 

Moi je vois la vie comme un bloc maintenant. Comme plein de petits blocs plutôt, plein de petits blocs qui constituent une vie, et en fait à chaque petit bloc c'est des moments de plaisir, de bonheur. Et quand ça se termine, on passe sur un nouveau bloc, mais c'est aussi du de la joie du bonheur et tout, et ça ne veut pas dire que le comment dire ? Que le bloc actuel était moins bien que le bloc d'avant. En fait, c'est plein de petits moments de plaisir, de délectation dans la vie. 

Sarah-Lou : les blocs.. tu rouvres pas les vieux blocs, jamais ?

Pauline : non non justement c'est des blocs, c’est fermé, c'est comme des boîtes. Des boîtes à souvenirs que j'ouvre en fait jamais. Et moi je déteste ça en fait. Je déteste regarder mes photos et tout, j'ai l'impression de revenir dans un passé alors que ce passé est révolu et que je n'y serai jamais. ça ne sert à rien pour moi.

Sarah-Lou : pour Pauline la nostalgie est donc un sentiment négatif. Pour elle, cela signifie regretter le passé, le ressasser. 

Et elle n’est pas la seule à penser comme ça. 

On est d’ailleurs souvent incité à aller de l’avant, à se tourner vers l’avenir, à sourire au futur, on nous prédit un futur radieux. Autant d’expressions lancées comme ça, pour tout et n’importe quoi. 

Mais la nostalgie est-elle toujours une émotion négative ?

Je sais que chez moi, la musique a cette capacité à me plonger dans le passé, et à me rappeler les bons moments de mon enfance, à me redonner la patate. 

Par exemple, le tube Baby one more time de Britney Spears. C’est un des premiers disques que je me suis achetée avec mon argent de poche. Je devais avoir 13 ou 14 ans. A chaque fois que j’écoute ce morceau je repense au moment où j’ai acheté le CD. Je me souviens d’avoir chanté la chanson en yaourt à un vendeur de la Fnac. Parce qu’à l’époque je ne parlais pas anglais.. et j’étais hyper fière de moi, parce qu’il a compris de quel morceau je parlais, et il m’a tendu le CD de Britney Spears. C’est un bon souvenir. 

Et s’il était possible de déclencher la nostalgie chez les gens, seulement en appuyant sur un bouton ? De leur apporter du plaisir rien qu’en les propulsant dans le passé ?

Figurez-vous que c’est exactement le concept d’une radio que vous connaissez forcément.. une radio un peu has-been si vous faites partie de ma génération, et que comme moi vous avez écouté Britney Spears au collège.

Cette radio, c’est la radio Nostalgie. 

Son antenne Nostalgie 

Il est onze heure, excellente matinée, merci de chanter avec nous sur Nostalgie.. à côté des plus grandes chansons.. tout de suite, allez on fait ça maintenant avec Stevie Wonder et avec Marc Lavoine ! Nostalgiiiiie”

Sarah-Lou : bonjour ! 

Sébastien Prévost : vous allez bien ?

Sarah-Lou : bien et vous ? 

Sébastien Prévost : oui très bien.

Sarah-Lou : pour savoir comment cette station s’y prend pour faire naître cette émotion au quotidien chez ses auditeurs, je me suis rendue au siège de la radio. 

Sébastien Prévost : donc là en fait, c’est le studio public qui est pour Cauet.. 

Sarah-Lou : celui qui me fait la visite, c’est Sébastien Prévost. Il est responsable de la programmation musicale de Nostalgie. C’est lui qui choisit les morceaux qui sont diffusés à l’antenne.

Associer la nostalgie à un sentiment positif est donc une évidence pour Sébastien Prévost. C’est ce qu’il fait au quotidien. Mais comme ça n’est pas une évidence pour tout le monde, ça demande un peu de travail...

Sébastien Prévost : en fait un auditeur quand il commence à écouter nostalgie, il est assez surpris parce qu'il se dit moins nostalgique : “j'ai tellement pas envie de la voir en ce moment, je veux écouter des musiques actuelles”, et en fait quand on écoute Nostalgie et qu'on se rappelle les souvenirs c'est quelque chose qui est hyper intense pour la personne. Ce n'est pas du tout larmoyant et c’est une nostalgie positive. C'est une nostalgie de bonne humeur, c'est une nostalgie qui chante, qui danse, et qui permet d'avoir la banane, qui rappellent des moments qui sont très dans l'affect : c'est mon premier slow, c'est mon premier baiser que j'ai fait à une fille ou un gars.. vraiment quelque chose qui rappelle quelque chose de fort. 

Sarah-Lou : l’auditeur moyen de Nostalgie a 50 ans. Et pour séduire cette cible avec précision, la radio confie à un bureau d’étude marketing le soin de provoquer une nostalgie positive chez les cinquantenaires. 

Un sentiment qui doit donner envie aux auditeurs de rester sur leur fréquence.

Et la recette qu’ils ont trouvé ne laisse aucune place au hasard.

Sébastien Prévost : c'est très mathématique, c'est-à-dire en fait, l'âge auquel les gens sont le plus sensibles à la musique en tout cas, c'est les 13-25 ans. Pourquoi ? Parce que c'est là qu'arrive pour la première fois, on avait d'abord les chansons que les parents nous donnaient à écouter et à partir de 13-14 ans, c’est là où on commence à avoir ses propres goûts musicaux, à se détacher de ses parents, et presque à faire l'inverse de ses parents. Pour être un peu en rébellion par rapport à ça. Donc, on a les 13-18 ans qui sont hyper importants. Puis après les premiers émois, les amours, les slows, qui sont aussi hyper affectifs par rapport à ça. Et jusqu'à les 25 ans, c'est-à-dire jusqu'au moment où la personne se détache carrément de ses parents, part, va s'installer quelque part et du coup toute cette musique qui a jalonné les 13-25 ans se rapporte à un événement qui peut être hyper affectif à un moment donné. Donc du coup sur ces 13-25 ans c'est à peu près 10-12 ans de musique. Et bien, nous on fait une personne à 50 ans maintenant, quel âge elle avait quand elle avait 13 ans, et bah on va balayer une vingtaine d'années de musique. Donc là actuellement en 2019, la personne qui a 50 ans, et bah on prend mathématiquement, on prend les années entre 75 et 95. Voilà ça fait une vingtaine d'années de musique, avec une année moyenne à 85. Et ce qu'on fait pour ne pas vieillir avec la cible on va dire, c’est que tous les ans on monte d'une année et puis comme ça on est vraiment raccord avec les gens de 50 ans qui nous écoutent.

Et du coup ça marche. Pourquoi ? Parce qu’on le fait depuis à peu près 6-7 ans et on voit là qu'on est vraiment raccord avec l'auditoire parce que là ça fait vraiment 2 ans sur Nostalgie qu'on a des audiences qui ont vraiment augmenté et surtout la part d'audience qui augmente de plus en plus. Donc ça veut dire que les gens, le programme qu'on propose reste de plus en plus longtemps. 

Sarah-Lou : en réalité, la recette qu’utilise la radio Nostalgie est un mécanisme psychologique bien connu des scientifiques. La période dont parle Sébastien Prévost correspond à l’adolescence et au début de l’âge adulte. 

C’est ce que les scientifiques appellent “le pic de réminiscence”. Pascale Piolino est professeure de psychologie à l’Université Paris Descartes. Elle dirige le Laboratoire de recherche Cerveau et cognition, qui travaille, entre autres, sur ce phénomène. 

Pascale Piolino : le pic de réminiscence est un phénomène qui arrive à partir de la cinquantaine, quand on commence à avoir moins de souvenirs très précis de toutes les périodes de notre vie, et donc il émerge la possibilité de revivre des souvenirs assez anciens, mais en fin de compte ce n'est pas qu'ils sont anciens c'est qu'ils ont été vécu à la même période de vie. Beaucoup d'études ont montré que ce pic de réminiscence correspond toujours aux souvenirs qu'on a vécus, aux expériences qu'on a vécues, entre 15 et 30 ans. En effet, c'est un phénomène qui a beaucoup intrigué les chercheurs. Par exemple, la première hypothèse était qu'entre 15 et 30 ans, on encode mieux les expériences parce que le cerveau fonctionne mieux, et ça a été testé et montre que non ce ne serait pas vraiment l'explication. Finalement, lorsqu'on est jeune adulte, et longtemps, le cerveau fonctionne quand même très bien et donc on peut aussi avoir des expériences très précises au-delà de 30 ans sans problème. 

L'autre hypothèse était que on vit lors de cette période de 15 à 30 ans beaucoup de premières fois, donc des expériences très saillantes. C'est la première fois que l'on va trouver son poste professionnel, éventuellement qu’on va tomber amoureux, qu'on va avoir son premier enfant, qu'on va fonder une famille etc. Donc ce sont des événements très marquants puisque c'est la première fois que je les vis. Donc voilà ils s'inscrivent beaucoup plus en détail dans mon cerveau. 

Et puis, troisième hypothèse, mais assez connectée à cette deuxième. C'est que cette période-là serait très fondatrice pour notre sentiment d'identité. Ces premières expériences que je vis, elles vont un petit peu cristalliser qui je suis, qui j'ai envie d'être, qui je veux devenir et donc quand je vais parler de moi à quelqu'un que je ne connais pas je veux qu'il comprenne qui je suis. Je vais aller piocher dans cette période-là les expériences importantes pour lui expliquer qui je suis donc j'y repense, j'en reparle etc. Donc je consolide ces expériences et en prenant de l'âge, elles restent quand même assez saillantes et je peux les revivre de l'intérieur avec de l'émotion de la phénoménologie et du contexte spatio-temporel. Les hypothèses seraient plus de ça. C'est une période très importante pour la construction d'identité. Donc je la répète, j'y repense, et je la consolide.


Sarah-Lou : si on suit Pascale Piolino, on voit que deux hypothèses peuvent expliquer ce pic de réminiscence : 

D’un côté, on vit beaucoup de premières fois entre 15 et 30 ans, donc forcément, on s’en souvient.

De l’autre, si on s’en souvient, c’est aussi qu’on va faire référence à ces premières fois tout au long de notre vie, pour se présenter, pour dire qui on est, et donc pour construire notre identité 

Faire référence à ces éléments fondateurs de notre passé, c’est une technique utilisée en psychologie, on parle de thérapies de réminiscence. Elles servent par exemple à aider les patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Plusieurs laboratoires travaillent là dessus, comme le laboratoire Cerveau et Cognition à Paris que dirige Pascale Piolino. Mais ce sont les travaux de l’équipe de la chercheuse Dorthe Berntsen, au Danemark, qui m’ont particulièrement intéressée. 

Ils ne font pas directement référence à la nostalgie, mais ils plongent leurs patients dans le passé pour les aider à retrouver leur mémoire.

Dorthe Berntsen : depuis plusieurs années, nous collaborons, ici à Orusse, avec un musée qui s’appelle “The old town”, “La vieille ville”. Ils ont développé ce qu’ils appellent “La maison de la mémoire”. C’est un véritable appartement, qu’ils ont meublé et construit de toutes pièces, comme un appartement du milieu des années 50. Cela va jusqu’au papier peint, jusqu’à la peinture, et même jusqu’aux techniques de peinture qu’on utilisait à l’époque. L’appartement compte deux salons, une chambre, une cuisine. Le musée utilise ce lieu pour stimuler la mémoire autobiographique des personnes qui ont des problèmes de mémoire, ou qui sont atteints de démence. Ces patients viennent dans l’appartement, et deux hôtesses leur font visiter. Généralement, ils prennent un café, ou un thé, une part de gâteau typique des années 50, cuisinée d’après une recette d’époque. Les hôtesses portent des vêtements d’antan, etc. Et ensuite, ils parlent ensemble du passé. Et on a commencé à s’intéresser à ça, en se demandant s’ils avaient effectivement plus de mémoire dans un tel décor que dans un intérieur plus moderne. Est-ce que cela améliore leurs fonctions cognitives de participer à ce genre de séances ? On a donc réalisé plusieurs études. L’une d’elles était menée en dehors du musée, afin d’observer des personnes atteintes d’Alzheimer. Nous cherchions à savoir s’ils se souvenaient mieux du passé en s’appuyant sur ces indices, de vrais objets qui dataient des années 50. Le musée, entre autres, nous a aidé à identifier des objets du quotidien des années 50, que nous avons montrés aux patients. C’était l’un des paramètres. L’autre paramètre était que nous leur donnions aussi des indices verbaux, qui faisaient référence aux mêmes types d’objets. Et on a pu observer clairement que tenir les objets dans leurs mains avaient un impact positif sur eux. Pouvoir les manipuler, les sentir, les toucher, faisait tout simplement revenir plus de souvenirs. Leur mémoire était plus précise. Et nous pensons que cela a un lien important avec ces objets.

Sarah-Lou : dans sa première étude, la chercheuse danoise a donc présenté des objets anciens à ses patients, à l’extérieur de l’appartement reconstitué dans le musée.

Et dans une seconde étude, l’équipe de Dorthe Berntsen a invité ses patients à manipuler ces mêmes objets dans l’appartement, immergé dans l'ambiance des années 50. 

Dans les deux cas, qu’ils aient vu les objets à l'extérieur du musée ou en étant immergé dans l’atmosphère de l’époque, les résultats étaient positifs : c’est-à-dire qu’en touchant une vieille corde à sauter, ou en buvant de la chicorée comme on en buvait au Danemark dans les années 50, ses patients atteints d’Alzheimer retrouvaient des souvenirs liés à ce passé révolu. 

Or, retrouver la mémoire, c’est aussi retrouver son identité. C’est ce que nous expliquait Pascale Piolino un peu plus tôt. Être capable de reconstituer le fil de leurs jeunes années aide les patients atteints d’Alzheimer à pouvoir dire qui ils sont, ce qu’ils aiment, et peut donc limiter les souffrances liées à leur maladie. 

Se souvenir du passé peut donc dans ce cas être positif, et nous aider à vivre le présent. Et ça, je m’en suis aussi rendue compte en me rendant à une soirée “Chute du Mur”. C’est Romy,  une de mes anciennes profs, une allemande, qui l’organise chez elle, à Paris, tous les ans. 

Chaque 9 novembre, pour la date anniversaire de la Chute du mur de Berlin. Et ce que vous entendez, c’est la bande son de cette soirée “Chute du mur”...

Musique soirée 

Sur la table du salon de Romy, on trouve des produits emblématiques de cette période : de gros cornichons typiques de l’Est, une soupe de saucisse recette soviétique.. enfin chaque invité doit venir avec une banane et des bonbons Haribo, des produits dont étaient privés les Allemands de l’Est. 

Et bien sûr, il y a la musique. 

Verdammt Ich Liebe Dich (1992) 

avec chants de la soirée

Cette soirée est une “Ostalgie Party”. Une soirée ostalgique, comme les allemands en organisent parfois pour se rappeler la période de 1961 à 1989, quand l’Allemagne était divisée en deux parties : entre Allemagne de l’Ouest et Allemagne de l’Est.

L’Ostalgie est une contraction du mot “ost”, qui signifie “est” en allemand, et du mot nostalgie. C’est un mot qui désigne les Allemands qui vivaient à l’Est du mur avant 1989 et qui regrettent cette période. 

Un peu comme les thérapies de réminiscence des chercheurs danois, cette soirée nous projette en ex-Allemagne de l’Est. Et même si nous sommes à Paris, c’est un repaire d’Allemands. Andreas, Renko et Romy, mon ancienne prof, essayent de définir ce qu’est l’Ostalgie pour eux.

Andreas : pour moi je pense que ça où Romy fait bien les choses. C’est La bouffe quoi. Il y a un truc de la consommation où des biens, des produits de tous les jours, que ce soit la bouffe, les fringues, les objets que tu pouvais acheter ou pas acheter, où tu rattachais à une certaine valeur, que ce soit les mots que tu mets sur certaines choses comme en Allemagne de l’Ouest ou vous disiez “t-shirt”, nous on disait “nicky” (rires Renko), et après la chute du mur il fallait surtout pas dire “nicky” pour en “t-shirt” parce que t’étais tout de suite répertorié comme Allemand de l’Est donc tout le monde se mettait à dire : “ouais genre nouveau t-shirt avec Mickey mouse dessus” et tu disais : “ouais cool”. (Rires Renko), je pense que le changement aussi brusque voire brutal pour certaines personnes a fait que j’ai perdu ma vie quotidienne en quelque sorte.

Sarah-Lou : tu rigolais quand il parlait de “nicky”  et de “t-shirt”. C'est drôle, pour vous ?

Andreas : mais tu connais le mot.

Renko : non je ne connaissais pas cette expression là, parce qu'il y a certains qui sont connus, mais d'autres que moi j'ai jamais utilisé dans ma vie. Parce que ma famille. Moi j'ai grandi à l'Allemagne de l'Ouest. Du coup, moi je ne peux pas dire pour moi que moi j'ai eu un sentiment comme ça ou ma famille. C'est vraiment très particulier parce qu'il y a peu de gens dans le monde qui peuvent dire qu'ils ont vécu dans un état qui n'existe plus. C'est ça. Romy et Andréas, ils ont vécu dans un état qui n'existe plus aujourd'hui, il y en a très peu en fait. 

Romy : c'est un truc d'enfance je dirais  je sais que Andréas a écouté les mêmes chansons que moi quand il était gamin. Il vient d'un quartier qui n'est pas loin de là où habitent mes parents. Et je ne pense pas que c'est forcément pour nous lié à une dictature ou à un état en particulier. On a un peu de la chance parce qu'on était enfant au moment de la chute du mur donc ce sont plutôt des souvenirs gais. Je pense que c'est quelque chose qui nous lie aussi beaucoup cette idée d'avoir eu la chance de ne plus avoir à subir ce système. Donc on vit à Paris, on est partis, on en est loin, mais on a des parents qui par leurs histoires se ressemblent. Et je crois qu'il y aura toujours entre Andreas et moi, je vais être hyper nostalgique, mais il y aura toujours un lien. Par le fait que nos parents ont beaucoup de zones de non-dits. Beaucoup de choses festives aussi et tout, et qu'on peut partager qu'avec des gens qui ont vécu la même chose. 

Sarah-Lou : l’Ostalgie est un sentiment très fort et ambivalent, comme la nostalgie. Ici Romy nous expliquait en quoi faire référence à cette période la rapproche d’Andreas, qui vient comme elle, de Berlin Est. Ils écoutaient les mêmes chansons, ils disaient “nicky” au lieu de “t-shirt”, et ils rêvaient de manger des bonbons Haribo...

Or insister sur ce qui les rapproche est aussi une façon de se protéger, car le terme Ostalgie est avant tout un terme négatif employé par les Wessies, les Allemands de l'Ouest, pour critiquer les Ossies, les Allemands de l'Est.

Romy : si si c'est clairement un terme moqueur pour ces gens qui sont ensuite perspective de dire c'était mieux avant et qui n'arrivent pas à faire face à ce nouveau système, mais qui dans leur tête presque glorifie la RDA. Et donc je crois que pour des Allemands de l'Ouest, dire de quelqu'un qu’il est ostalgique c'est un terme moqueur, presque une insulte pour montrer que : “ah tiens c'est quelqu'un qui vit vraiment dans le passé”, qui n'arrive pas trop à se retrouver dans ce nouveau système et qui aussi était peut être moqueur et négative parce que les gens de l'Ouest disaient que ceux qui font ce genre de fête ou ceux qui sont.. qui regrettent et qui sont Ostalgiques. C’est les fonctionnaires ou ceux qui avaient une belle vie en Allemagne de l'Est. Qui étaient des profiteurs et du coup qui avait bien raison aussi d'être Ostalgiques parce qu'ils avaient une autre vie et donc c'est pour ça aussi que c'était négatif parce que on le désignait vraiment là avec le terme les gens proches du régime.

Sarah-Lou : se souvenir ensemble du passé, revendiquer un passé commun, même s’il est lié à une période de l’histoire compliquée ou ambivalente, ça permet là aussi de se créer une identité… Dans le cas d’Andreas, Renko et Romy, ça leur permet de former une génération. 

Une génération qui se soude autour de ses souvenirs communs.

Et c’est l’un des aspects de la nostalgie qui me fascine le plus.

Pascale Piolino : et donc tous les évènements collectifs que l'on a pu vivre entre 15 et 30 ans et qui ont été marqués par des évènements publics marqués, finalement nous inscrire dans une génération et c'est ce qu'on appelle l'effet cohorte. Et ça c'est très fort pour justement solidifier la société et solidifier une génération qui a l'impression qu'elle a vécu les mêmes expériences collectives, mais aussi à finalement, à un même moment de leur vie autobiographique puisqu'elle avait à peu près le même âge donc après les mêmes intérêts etc. Et donc ça, vraiment, ça fortifie les liens dans une toute une génération et donc ça dépasse largement l’autobiographique pour aller s'inscrire dans un effet très social et donc particulièrement générateur de lien au sein d'une société

Sarah-Lou : lorsqu’un groupe de personnes a le sentiment d’être uni, il fait bloc. Partager la nostalgie d’une même période donne le sentiment de partager une identité commune. 

Pour comprendre cet aspect de la nostalgie, il faut sortir de la psychologie, et changer de domaine de recherche. Je suis donc allée à l’Institut de de Sciences Politiques de l’Université Paris Nanterre, pour rencontrer sa directrice : Sarah Gensburger. 

Chercheuse au CNRS en Sciences Sociales, elle est spécialiste de la dynamique sociale de la mémoire.

Sarah Gensburger : c'est une vision très différente de la mémoire que celle des psychologues puisque pour un psychologue ou pour un neuroscientifique, quelqu’un qui travaille sur le cerveau, la notion est que la mémoire est individuelle dans le sens où elle est quelque part, on pourrait toucher presque l'endroit où il y a la mémoire dans le cerveau. Du point de vue de la sociologie, la mémoire n'existe pas quelque part, elle est ce qu'on appelle relationnelle et donc, les rapports qu'on va voir au passé, les références qu'on va donner du passé, la vision qu'on va avoir du passé, va dépendre de où on se trouve dans la société. Avec qui on parle, quelle évolution on a eu dans notre position sociale. Si on est par exemple qu'entre femmes ou qu'entre hommes, si on est qu'avec des gens du même âge que nous ou avec des gens de générations différentes, tout ça va complètement transformer notre rapport au passé à chaque fois. Donc il n'y a pas une mémoire définitive qui serait dans notre cerveau. Il y a une forme, ce qu'on appelle une mémoire relationnelle qui est donc prise dans la dynamiques sociales et pour la nostalgie c'est pareil. La même personne peut être très nostalgique dans un environnement social donné et avoir un rapport différent à ce même événement dans une autre situation. Ça permet de savoir que la nostalgie n'est pas quelque chose de figé. ça permet aussi de comprendre en quoi la nostalgie est une expérience collective.

Sarah-Lou : et c’est une arme puissante !

En politique notamment. 

C’est ce qu’aborde justement le journal américain The Atlantic dans un article sur la campagne du Président américain Donald Trump. 

Vous vous souvenez de son slogan de campagne ? 

Together we will make America strong again, we will make America wealthy again, we will make America proud again, we will make America safe again. And yes, together, we will make America great again”.

La clef de ce slogan est dans le petit mot “again”, qui signifie “encore”, ou “à nouveau”. C’est un slogan éminemment nostalgique, comme l’écrit le journal américain.

Et c’est justement tout le propos de The Atlantic

Mais au fait, c’était quand l’âge d’or des Etats-Unis ?

En se basant sur une enquête menée auprès de 2000 personnes par le New York Times, The Atlantic présente la grande hétérogénéité des résultats de l’enquête. 

Par exemple, pour 60% des personnes interrogées, l’âge d’or des Etats Unis se situe quand ils avaient entre 15 et 30 ans.. soit pile poil dans la période du pic de réminiscence, dont parlait Pascale Piolino. Et puisque le New York Times a interrogé des gens de tous les âges, leur âge d’or ne se situe pas du tout dans la même période historique.

Et d’autres facteurs entrent en compte : la couleur de peau des répondants, leur niveau d’éducation, leur genre, ou encore leurs affinités politiques.
La formulation de Donald Trump joue donc sur la nostalgie, cette nostalgie d’un âge d’or qui n’est pas précisé, et beaucoup y trouvent leur compte.

Sarah Gensburger analyse précisément cette notion d’âge d’or, et sa pertinence en politique.

Sarah Gensburger : de toute façon la notion d'âge d'or est une notion bien problématique d'un point de vue historique, puisque de toute façon dans n'importe quel moment de l'histoire, il y a des aspects très négatifs et surtout l'âge d'or n'est jamais l'âge d'or pour tout le monde. Il y a toujours des rapports de domination, d'inégalité ,de violence, quelle que soit la période. L'âge d'or ne peut pas être l'âge d'or pour tout le monde, ça particulièrement c'est quelque chose qui va faire un écho singulier auprès de gens qui seront ce qu'on appelle en situation de déclassement, c'est-à-dire que eux mêmes, pas forcément qu'ils ont un passé mythifié qui pourrait vraiment identifier, mais ils ont une trajectoire de vie, une vie, où ils ont l'impression d'avoir perdu des choses, donc ils ont perdu un statut social - c'est souvent le cas des hommes blancs qui avant travaillaient dans les usines donc ils ont ce qu'on appelle une expérience en sociologie de déclassement. Ils avaient une position ils l'ont perdu. C'est facile à comprendre - et donc c'est cette expérience personnelle, mais qu'ils partagent avec d'autres et dont ils peuvent parler tous les jours au café dans les différents endroits où il se trouvent, qui va être une expérience collective et qui va leur faire voir le passé, d'abord leur passé propre, comme perdu, comme quelque chose de positif et de perdu. C'est cette expérience sociale de déclassement qui va permettre de comprendre en quoi ils peuvent avoir un rapport nostalgique à cette Amérique perdue, et qu'il s'agirait de trouver “again” à nouveau. Et c'est cette expérience collective qui permet de comprendre en quoi ils peuvent adhérer à ce slogan mais ça ne veut pas dire qu'ils ont une vision précise d'un passé auquel on ferait référence quand on dit “America great again”, c'est-à-dire que ça va permettre aux gens de revenir à un statut qui était plus positif pour eux. Il y a aussi une partie de racisme dans ce slogan parce que c'est aussi avant Obama, c'est qu'on va revenir à l'entre soi. On va revenir à la période où on a quand même pas à supporter cet affront qui est d'avoir un président noir. Il y a aussi ça c'est again même par rapport à la question présidentielle puisque c'est effacer la parenthèse qu'il y a eu avant trump . 

Sarah-Lou : du coup c'est une façon de dire quelque chose d'affreux sans le dire ?

Sarah Gensburger : je pense que oui enfin, ça dépend de son bord politique. Mais pour moi politiquement oui. Et donc le slogan again ne peut marcher que parce qu'il est polysémique et qui permet à chacun de trouver son compte et un compte qui peut être pour beaucoup quelque chose de très négatif et rétrograde.

Sarah-Lou : l’analyse de Sarah Gensburger permet d’ouvrir une nouvelle perspective, un aspect de la nostalgie auquel je n’avais pas pensé. Le recours à la nostalgie en politique signifie un complet retournement. Cette émotion ancrée dans le passé a donc une fonction dans le futur : elle peut servir à influencer le futur. 

Sarah Gensburger : dans la nostalgie il y a l'idée qu'on ne peut pas retrouver le temps perdu. Donc ça mobilise cette idée de nostalgie proche du mythe pour mobiliser les gens aujourd'hui pour les convaincre et leur faire faire des choses aujourd'hui pour le futur, mais ce n'est pas de la pure nostalgie puisque la nostalgie c'est révolu. Justement c'est ça le problème. 

Sarah-Lou : lorsque mes grands-parents me racontent leur jeunesse, et même s’ils le font maladroitement parce que je me sens comme je le disais au début parfois écrasée par l’intensité de ce qu’ils ont vécu, par la beauté de leurs souvenirs, ils sortent du sentiment nostalgique. 

Ils choisissent de me livrer leur passé pour que je l’utilise dans le futur. 

En me racontant, par exemple, ce qu’ils ont fait pendant la seconde guerre mondiale, ils me confient une expérience importante de leur vie, pour que je m’en serve comme si je l’avais vécu moi-même. 

Mon grand-père, Daddy Roland, m’a notamment confié son histoire de pilote d’avion pendant la seconde guerre mondiale. Quand il bombardait l’Allemagne pour la Royal Air Force, avec les Alliés.

Roland : si tu avais passé par les mêmes temps que moi, tu serais comme moi. Si ! Mais c’est sûr ! Enfin, je pense…

Sarah-Lou : c’est comment comme toi ?

Roland : (rires), je sais pas, je peux pas dire.

Sarah-Lou : bah si, c’est quoi la différence entre toi et moi ?

Roland : mais toi tu as pas vécu ce que j’ai vécu, et tu ne peux pas penser comme moi. Tu as vu les choses… D’abord la plus grande partie de ma vie tu ne l'as pas vue, bon. 

C’est parce que t’es née longtemps après moi. (Rires), t’as de la chance ! (Rires).

Sarah-Lou : t’as de la chance… Ce que mon grand-père disait dans ce documentaire d’Arte Radio, c’était que j’avais de la chance d’être jeune. D’être née longtemps après lui. J’avais oublié d’entendre ces quelques mots. 

Sarah Gensburger : le fait même qu'il vous raconte, qu'il le partage avec vous, qu'il vous fasse aussi confiance pour que vous fassiez autre chose de ce passé, que vous l'interprétiez différemment, que vous vous mobilisez de manière différente du sens qu'il pouvait lui donner. C'est aussi que quelque part ils ne sont pas nostalgiques puisque par exemple il y a eu des travaux d'une collègue proche collègue qui s'appelle Michèle Baussant sur les pieds noirs et sur la question de la non transmission. Précisément, plus on est nostalgique, moins on va vraiment transmettre puisqu'on reste nous mêmes enfermés dans le passé donc on n'a pas ce moment vraiment de transmission explicite d'un récit, d'une histoire puisque ce passé est inracontable, il était tellement important pour nous. Et elle montre que dans les familles de Pieds-Noirs, il y a une rupture de la transmission et à la fois cette présence omniprésente du territoire perdu, mais qu’il n'est pas verbalisé, qui n'est pas forcément transmis et que d’ailleurs ça crée des souffrances pour les deuxième voire troisième générations. Donc le fait même d'être dans un axe explicite de transmission, c'est quelque chose qui est aussi une façon de sortir de cette nostalgie.

Sarah-Lou : et cet acte de transmission, c’est justement ce que n’a pas Pauline dans sa famille. Vous vous souvenez, c’est elle qui qui nous livrait son témoignage au début de l’épisode. Dans sa famille, on ne raconte pas les souvenirs, on n’ouvre pas les albums photos, et sa mère broie chaque année ses vieux papiers. Pauline dit ne pas aimer la nostalgie. Elle la refoule… enfin, pour le moment… 

A l’inverse, c’est justement cet acte de transmission qu’a entrepris mon grand père en acceptant d’être le sujet de mon documentaire. Il acceptait de quitter la nostalgie pour construire mon futur, et celui de tous ses enfants et petits enfants.

C’est ça la définition d’un héritage en somme.

Je ne l’avais jamais entendu comme ça, mais c’est exactement ce qu’il m’a dit d’ailleurs.

Roland : ce sont les plus belles années de ma vie, parce que j’ai fait ce que je voulais. On a gagné la guerre, j’avais participé à ça. Pour moi la plus belle période de ma vie c’est ça. Ben si je mourrais tout de suite là, devant toi, ben je serais pas malheureux. Parce que je suis avec toi, je suis content, t’es ma petite fille et puis on parle de ça. C’est ma vie tu vois ? (Rires), oh tu me fais plaisir, ça compte tu sais le plaisir ! Surtout quand on est vieux.”

Sarah-Lou : la puissance de la nostalgie...

Musique 

C’est ce qui fait la force de notre société, c’est une des choses qui construit notre sentiment collectif. 

Quand mes grands parents sont nostalgiques, ils me racontent leur jeunesse avec un sentiment de puissance tel qu’il me fait douter de la valeur de ce que je suis moi-même en train de vivre. Alors qu’en réalité.. ils me transmettent leurs souvenirs, leur puissance, le nectar de leur âge d’or, pour que je m’en serve pour construire mon futur.

Aujourd’hui j’ai 30 ans, je suis en train de sortir de la période du pic de réminiscence. Cela signifie que tout ce j’ai vécu ces 15 dernières années va prendre énormément de place dans ma mémoire, et donc dans ma vie. Ces souvenirs, je vais les raconter à mes amis, à ma famille, à mes enfants, mes petits enfants. Et ils influenceront mon identité, mes goûts, mes opinions…

Je penserai probablement que les jeunes qui auront 20 ans en 2050, auront raté les meilleures années… Les meilleures années de MON monde à moi. Et je ferais de mon mieux pour leur transmettre ce que j’aurai acquis de ces années d’expérience.

C’est une pensée qui me donne un peu le vertige… 

Mais, heureusement, une chose est sûre : en 2050, Nostalgie diffusera du Britney Spears. 

C’est leur programmateur musical Sébastien Prevost qui me l’a confié lui-même :  d’ici 5 ou 6 ans, on est pas à l’abri d’entendre la chanteuse pop américaine sur son antenne.

GÉNÉRIQUE 

Cyrielle : vous venez de lire Émotions, un podcast de Louie Media. Suivez-nous sur Instagram et Twitter @emotionspodcast (émotions, avec un s). Vous y trouverez nos recommandations de lecture sur les émotions. 

Sarah-Lou Lepers a réalisé cet épisode. Wendy Le Neillon a participé à sa conception.

Charlotte Pudlowski et moi-même étions à la rédaction en cheffe. Nicolas Vair a assuré la création sonore, Olivier Bodin l’enregistrement, et Jean-Baptiste Aubonnet le mixage. 

Nicolas de Gélis a composé la musique et Jean Mallard a réalisé l’illustration. 

Merci à tous nos interlocuteurs et à toutes nos interlocutrices de nous avoir accordé de leur temps, vous pouvez retrouver leurs œuvres et les références de leurs livres sur notre site: LouieMedia.com

Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous avez l’habitude d’écouter vos podcasts: iTunes, Google podcast, Soundcloud, Spotify ou Youtube. Vous pouvez aussi nous laisser des étoiles et nous laisser des commentaires. Si ça vous a plu, parlez de l’émission autour de vous !

Et s’il vous est arrivé une histoire forte en lien avec une émotion, n’hésitez pas à nous écrire, à hello@louimedia.com. A bientôt !