Retranscription - La rancune : peut-on s'en débarrasser ?
Cyrielle Bedu : Ça vous est forcément déjà arrivé d’en vouloir à quelqu’un. Parce qu’on vous a fait une remarque que vous avez mal prise, parce que vous êtes persuadé·e d’avoir eu raison, mais que la personne en face ne l’entendait pas de la même oreille que vous. Ça vous a alors fait cogiter, ruminer… Et ça a pris de la place dans votre cerveau.
C’est quoi la rancune ? Pourquoi est-ce qu’elle nous concerne tous·tes ? En quoi est-elle différente de la rancoeur, et comment faire pour s’en débarrasser ? Dans cet épisode, c’est Maïwenn Bordron qui a décortiqué les ressorts de cette émotion pour nous.
Je m’appelle Cyrielle Bedu, bienvenue dans Émotions.
GÉNÉRIQUE
Maïwenn Bordron: Ça vous est donc sans doute déjà arrivé à des degrés différents d’en vouloir à quelqu’un. Un ou une amie qui vous trahit, qui ne vous donne pas de nouvelles, un chef qui vous humilie, vos parents qui vous déçoivent.
La rancune se transmet parfois de génération en génération. Une vieille histoire de famille qu’on ressasse, des problèmes de voisinage qui perdurent. Certains apprennent même à devenir rancunier en se calquant sur le modèle parental. C’est ce qui est arrivé à Mathieu. Il vit en région parisienne, et a aujourd’hui 37 ans. Et très tôt, il s’est imprégné de la rancune transmise par sa mère. Il a commencé à la ressentir notamment à partir du divorce de ses parents.
Mathieu : Ma mère, quand j'étais plus jeune, on était allé vivre tous les deux, dans une grande maison. On vivait que tous les deux et quand je la vexais, quand elle était vexée, elle faisait la tête, elle s'enfermait dans un mur de silence. Ma mère c'est son grand truc, c'est le silence, c'est pas lui parler pendant longtemps. Ça a été… ça a créé un rapport un peu difficile avec elle. Je me souviens que quand je la vexais, ma mère se recroquevillait sur elle. Elle ne voulait plus entendre parler de quoi que ce soit et elle me ressortait régulièrement les choses qui s'étaient passées. Pas le pardon facile. C'est quelque chose de très, très compliqué. Ma mère, elle avait quelque chose de…ce qu'elle voulait, c'était me punir et me punir beaucoup.
Maïwenn : C’est en voyant sa mère être rancunière que Mathieu l’est devenu aussi. La rancune a très vite fait partie de son quotidien et elle a à son tour progressivement infiltré ses relations aux autres. Il y a une histoire en particulier qui l’a marqué avec un de ses amis très proches. Ce trentenaire, s’en rappelle encore.
Mathieu : Un jour, je me souviens, on était en soirée. C'était en août, il y a deux ans. On boit un coup avec notre bande de copains, on fait partie de la même bande de potes, et je le sens un peu agressif envers moi. Et puis, à un moment, il me lance une première pique. Je sais plus exactement...Bref, il me balance un premier truc, je ne le prends pas super bien. Bon, je me dis que la soirée va continuer. Et puis, je lui parle d'un truc qu’il y avait à ce moment-là. J'avais un problème d'image de moi et j'avais décidé de faire un shooting photo parce que je me suis dit, je vais faire appel à un photographe afin de me sentir mieux. Je ne trouvais pas forcément mon visage très beau, mon sourire, ou quoi... Et lui me dit : “Tu n'as pas besoin de ça, ton sourire il est très bien. Mais au fait, est-ce que c'est à cause de ton poids?” Déjà, je prends le truc un peu mal. Et il me dit : “mais si, quand on faisait du sport ensemble avant je t'avais vu, t'avais perdu du poids, je t'avais jamais vu aussi heureux.” Ça commence déjà à bien me gonfler, je lui dis écoute non, je suis désolé, mais tu ne peux pas dire ça. Puis après, je me suis barré et je suis rentré chez moi. Il m'a fait très mal à ce moment-là. Il m’a fait très, très mal et j'ai décidé de couper les ponts. Et quelque part, je m'étais dit : mais ce n'est pas possible. C'est pas possible de me retrouver dans une situation avec quelqu'un qui non seulement me blesse, mais en plus quand je lui dis, se permet de se justifier comme ça, ce n'était pas possible. Et pendant 4 mois, on ne s’est plus parlé.
On a en soi quelque chose qui fait mal. On a comme si on avait un oursin dans l'estomac et si on essaye de le faire remonter, ça risque de piquer. Ça risque de faire mal tout du long. Mais si on ne le fait pas sortir, on ne guérira jamais. C'est compliqué de vivre ça, de vivre avec ça et en même temps, réussir à le sortir, c'est un exercice, c'est une épreuve qui nous permettra de guérir par la suite. D'abord, c'est une épreuve, c'est une épreuve à affronter qu'on n'a pas envie d'affronter.
Maïwenn : Pour Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste, tout le monde peut être concerné par la rancune car elle peut cibler potentiellement tous les gens avec qui on est relié. C’est, selon lui, une expérience qu’on a tous traversée. Mais comment expliquer alors qu’elle disparaisse chez certains et qu’elle demeure chez d’autres ? Selon Serge Hefez c’est parce que la confiance en l’autre est atteinte.
Serge Hefez : Les liens, c'est ce qui nous porte, c'est ce qui nous fait vivre, c'est ce qui nous nourrit. Donc, si on ne peut plus s'accrocher ou se tenir aux liens comme étant quelque chose qui nous soutient, le lien devient quelque chose de dangereux. Ça devient comme une corde qui, au lieu de vous rattraper parce qu'on tombe dans une montagne, c'est la corde qui vous étrangle. Alors c'est la même corde, mais elle a plus tout à fait le même, le même sens. Et c'est le lien à l'autre qui est menacé. Et même ça peut infiltrer tous les liens aux autres. Si on fait plus confiance à son conjoint, par exemple, est ce qu'on va continuer à faire confiance à ses amis, ses collègues ? C'est très pernicieux.
Maïwenn : Si on reprend le cas de Mathieu, c’est exactement ce qui lui est arrivé : Son ami Michel savait que le sujet de son poids était sensible, et il lui a quand même fait une remarque dessus.
Mathieu le reconnaît : il manque de confiance en lui. Et selon Serge Hefez, c'est un élément important à prendre en compte.
Serge Hefez : Par contre, il y a des natures qui sont beaucoup plus pessimistes, avec une moins bonne image d'elles-mêmes, voire une vision un peu persécutée du monde, une vision un peu parano du monde. Alors là, la rancune, elle vient très, très vite. Il suffit d'une petite remarque qui est faite à la légère, dont l'autre ne se rend même pas compte ou que l'autre ne vous prête pas suffisamment attention ou qu'il ne soit pas tout à fait de votre avis. Bref, il suffit de peu de chose à ce moment-là pour que la rancune s'installe.
Maïwenn : La rancune, c’est donc en vouloir à quelqu’un... On n’a pas forcément exprimé ce ressentiment à ce moment-là et on l’a mis dans une armoire. C’est en tout cas la métaphore qu’utilise Serge Hefez pour décrire la rancune. On remplit au fur et à mesure les tiroirs de cette armoire. On garde cette rancune, on se repasse l’histoire en boucle, on n’arrive pas à s’en défaire. Et vient alors une phase de macération, de rumination, qui peut avoir des conséquences sur la santé si les tiroirs ne sont pas vidés.
Serge Hefez : La rancune, elle, s'accumule encore une fois. Ces armoires, Ces tiroirs, et c'est ça qui sont à l'intérieur de nous et dans notre corps, et ça peut être très lourd. Chacun réagit après avec sa structure mentale. On peut développer des troubles psychosomatiques. On peut développer un ulcère, mais on peut aussi développer une dépression ou une anxiété extrêmement forte. L'accumulation de la rancune peut être à l'origine de troubles physiques, de troubles psychiques, ou les deux.
Maïwenn : Dans le cas de Mathieu, cette rancune qu’il a si souvent lui cause des troubles du sommeil. Il a du mal à dormir, il fait parfois des insomnies...
Les conséquences de la rancune sur la santé physique et mentale ont été démontrées par des chercheurs. Aux États-Unis notamment, où depuis plusieurs années, Loren Toussaint, un professeur en psychologie au Luther College dans l’Iowa, mène des études sur cette question.
Il a notamment observé que les personnes qui gardaient de la rancune développaient plus de problèmes de santé que les autres.
Loren Toussaint (traduit de l’anglais) : L’amertume et ce qu’on appelle la rancune ou « avoir une dent contre des gens », ce sont des émotions qui rendent stressants, en colère, hostile parfois. Ces expériences ont des conséquences sur le plan biologique, elles entraînent une augmentation du rythme cardiaque, elles augmentent la pression artérielle, elles provoquent la sécrétion d’hormones qui sont normalement produites lors d’expériences stressantes. En petite quantité, ça n’a pas de conséquences, mais si notre corps est exposé plus longtemps et de façon plus chronique à ces hormones, il a plus de difficulté à les intégrer de façon adéquate et efficace. Donc ce type d’émotions, qui nous font garder de la rancune et de l’amertume envers des événements passés, ou envers des personnes qui nous ont fait du mal ou dit des choses, peuvent déclencher des mécanismes biologiques qui pourront faire de nous des personnes en colère, hostiles, stressées. Et ça, ça entraine une mauvaise santé mentale et physique, parce qu’on sait aujourd’hui que le stress est lié à toutes ces conséquences négatives.
Maïwenn : La rancune peut donc nous ronger de l’intérieur... Mais comment s’en débarrasser quand elle nous fait tant de mal ? Pour Serge Hefez, puisque la rancune vient d’un lien altéré avec l’autre, comme il nous le disait au début, il faut donc forcément repasser par l’autre pour s’en débarrasser.
Serge Hefez : Déjà, le fait que l'autre prenne conscience qu’il vous a fait du mal ou qu’il vous a donné le sentiment de vous trahir ou de pas vous soutenir, et bien ça permet de retisser le lien. Déjà, c'est à dire la façon dont l'autre va réagir à ça, c’est-à-dire s’il l’entend ou si même peut être il s'excuse aussi, ou s’il prend conscience de ce qui s'est passé. Et bien le lien qui s'est un peu effiloché, il peut se retricoter ou se refabriquer autour de ça. Par contre, si l'autre ne reconnaît rien, si l'autre n'est pas du tout à la mesure de ce que vous ressentez et bien à ce moment-là, ça peut permettre de prendre de la distance. C’est-à-dire, on se dit et bien l'autre il ne me convient pas comme j'ai envie qu'il soit, il n'est plus ce qu'il a été pour moi. Et donc, là aussi, ça permet de s'en dégager. Si, par contre, on n'exprime pas ce qui s'est passé, alors ça peut être encore une fois en parler directement avec l'autre pour ajuster le lien. Ça peut être en parler, par exemple, à d'autres amis ou des gens de confiance qui vont aussi réajuster les choses en disant : “tu dois pas voir les choses de cette façon” qui vont permettre de retravailler l'évènement, je dirais. La pire chose, c'est de le garder pour soi. C'est à dire ça s'accumule, ça s'accumule, ça s'accumule. Et si ça déborde, eh bien, on peut rentrer véritablement dans une dépression, par exemple, ou dans une très mauvaise image de soi ou dans un rapport extrêmement agressif aux autres.
Maïwenn : C’est ce qui est arrivé à Mathieu. Dans le cas de sa dispute avec Michel, cet ami dont il nous parlait en début d’épisode, Mathieu, était là aussi bien parti pour lui en vouloir longtemps. Mais les deux hommes font partie du même groupe d’amis, Mathieu a donc été amené à recroiser Michel en soirée plusieurs fois. Il ne lui a au départ pas adressé la parole. Il a fallu que le déclic vienne d’un autre ami pour qu’il se décide à se débarrasser de sa rancune.
Mathieu : On était au bar et on a un pote à nous qui me dit : “oui, tu dois quand même lui parler, etc. Tu vas voir, ça va s’arranger.” Enfin, je ne sais plus exactement ce qui me sort. Bon, je lui ai expliqué les choses, il s'est excusé, il me dit “OK, je suis désolé, on passe à autre chose”. Donc je n'ai pas eu l'impression d'un véritable repentir. On peut voir ça comme ça. Puis on s'est engueulé. Moi, j'ai gardé ça quand même dans un coin de ma tête, et on s'est engueulé encore quelques mois plus tard. Et je me suis dit : “Non, je suis trop fatigué, c'est trop prenant”. La rancune, c'est quelque chose de très prenant, c'est quelque chose de très énergivore. Donc je ne peux pas continuer à garder éternellement, éternellement, éternellement, éternellement, au bout d'un moment, ça me bouffe. C'est très, très stressant. On vit avec quelque chose dans un coin de notre tête. Tant que ce truc est dans un coin de nos têtes, on n'a pas de place pour autre chose. Donc j'ai fait “Ok, j'arrête d'y penser, j'arrête de regarder ça”. Au bout d'un moment, on se dit que c'est plus possible. Et à partir de là, on peut entamer la reconstruction.
Maïwenn : Cette reconstruction, c’est un processus qui a pris du temps à Mathieu. Il lui aura fallu tout un cheminement de plusieurs mois avant d’y arriver. Mais Mathieu était amené à revoir Michel, leur amitié datait de plus de 10 ans, ce qui a, dans son cas, facilité le pardon. Le pardon. Cela peut avoir des vertus en matière de santé physique et psychique… et cela peut aider à se débarrasser de sa rancune.
Lors de ses recherches, Loren Toussaint, le professeur en psychologie du Luther College, s’est en effet rendu compte que les gens qui avaient une meilleure propension à pardonner parvenaient à diminuer leur rancune. Selon lui, il y a des cas par contre où l’expérience qui provoque la rancune est tellement traumatisante, que le pardon n’est même pas envisageable. La rancune s’exprime alors dans sa version la plus extrême : elle est tellement forte qu’elle peut se transformer en colère voire en haine. C’est ce qui est arrivé à Philippe Guéméné, un père de famille qui vit près de Rennes. Le 7 juillet 2018, son fils Dorian a été frappé jusqu’à la mort à la sortie d’une boîte de nuit. Même si les meurtriers présumés de son fils sont condamnés par la justice, Philippe Guéméné en voudra toute sa vie à ceux qui l’ont privé de son fils.
Philippe Guéméné : Toute ma vie, je leur en voudrais, toute ma vie. Je ne leur pardonnerai jamais. Je ne leur pardonnerai jamais de m'avoir enlevé mon fils, il avait 24 ans. Il nous manque vous voyez. On se sent toujours mal. On a toujours quelque chose qui manque et qui nous manquera tout le temps. C'est inévitable.
Maïwenn : Dans son cas, ce qui pourrait l’aider à supporter sa rancune c’est que justice soit faite, et que les meurtriers présumés de son fils soit condamnés.
Philippe Guéméné : Ça nous aidera certainement oui, si on a une peine qui soit adéquate par rapport à ce qu'ils ont fait et éventuellement, ça peut nous aider à faire une partie du deuil. Ça ne nous fera pas revenir notre fils, on y pense toujours. Pour l'instant, on a du mal à dire qu'il ne reviendra plus. Peut être que le procès nous aidera par rapport à ça, justement.
Maïwenn : Lorsque la rancune est si forte et qu’elle se transforme en colère immuable, le désir de vengeance peut rapidement apparaître. Philippe Guéméné le reconnaît, il a d’abord pensé à se venger, à faire payer le mal qu’on lui a fait en lui enlevant son fils, avant de finalement réussir à s’en détacher avec du recul.
Selon le psychiatre Serge Hefez, la vengeance reste la plupart du temps à l’état de désir. Souvent, on se refait plutôt le film dans la tête. Dans ce cas-là, la rancune s’auto-entretient.
Serge Hefez : «Elle peut activer des ruminations, des espèces, de scénarios imaginaires dans lesquels on exprime les choses ou dans lesquelles on se venge etc. Mais elle n'appelle pas toujours des actes de vengeance à proprement parler, mais ça peut aller jusque-là. Moi, j'ai vu encore récemment une femme qui, quand elle a appris qu'elle a été trompée, elle est allée crever les pneus de son amant, par exemple. Mais en tout cas, les scénarios intérieurs de vengeance y sont très présents et participent de cette rumination. Parce que ça veut dire qu'on joue dans l'imaginaire des scènes, qu'on ne joue pas dans la réalité et donc a beaucoup de mal à s'en détacher en fait »
Maïwenn : Ça devient plus dangereux quand la rancune vise non pas une personne mais un groupe dans son ensemble. C’est la nuance entre la rancune et la rancœur. La rancune est plus ciblée : on en veut à quelqu’un pour quelque chose de précis. Alors que la rancœur est un sentiment plus diffus : on éprouve alors du mal être, on en veut aux autres en général, sans distinction et on ne sait pas vers qui diriger son malaise. Il est donc plus dur de se débarrasser de la rancoeur que de la rancune, selon Serge Hefez.
Serge Hefez : La rancœur, c'est plus compliqué parce qu'on ne sait pas très bien à quoi l'attribuer. Alors on sait qu'on se sent mal. On sait qu'on a des sentiments négatifs. On sait qu’on en veut à la terre entière mais pas à une personne en particulier. On a le sentiment de ne pas avoir été suffisamment reconnu ou suffisamment aimé, parfois à raison. Ce n'est pas forcément des visions délirantes des choses, mais en tout cas, on ne sait pas très bien à quoi l'attribuer. Et donc, ça demande un vrai travail de réflexion et de prise de conscience de ce qui se passe à l'intérieur de soi. Ça demande à, au lieu de revisiter un évènement finalement, qui a été un peu traumatique, ça demande à revisiter des tas de pans de son histoire. Donc, effectivement, c'est plus compliqué, je pense, de se débarrasser de la rancœur, de la rancune
Maïwenn : La rancœur peut parfois se construire à travers l’affrontement de deux groupes ennemis. On en veut à un groupe de personnes en entier pour une histoire commune. C’est un thème sur lequel a travaillé Laetitia Bucaille, professeur de sociologie à l’Inalco, l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales basé à Paris. En 2010, elle a publié le livre «Le Pardon et la Rancœur : Algérie-France, Afrique du sud : peut-on enterrer la guerre ?» Selon elle, dans ces deux cas précis, ce sont les élites au pouvoir qui ont joué un rôle dans la construction de modèles tournés soit vers le pardon, soit vers la rancœur.
Laetitia Bucaille : En fait effectivement en Afrique du Sud, les élites politiques ont fait un gros travail pour promouvoir le travail de pardon et la réconciliation, qui ont fonctionnés de manière imparfaite bien sûr mais ils ont promus ce programme de refonder une nation et donc d’inciter les uns et les autres à se pardonner. Et il y a eu bien sur le travail considérable accompli par cette commission, Vérité et Réconciliation, qui n’a pas forcément organisé des échanges de pardon mais qui a incité au rapprochement entre les partis. Et en tout cas une chose très importante effectivement c’est qu’on a parlé d’un grand nombre de choses, de crimes, qui avaient été perpétrés sous l'apartheid et on a pu les évoquer et s’il n’ont pas été, s’ils n’ont pas été forcément jugés pour la plupart, ils ont été exposés. Entre la France et l’Algérie rien de tel ne s’est produit. Il n'y a pas eu du tout ni du travail d'une commission, ni de travail d'une instance judiciaire quelconque. Donc, ce sont plutôt des mémoires individuelles, des mémoires collectives autour de groupes, du côté français. La configuration ne se décline pas de la même façon du côté français et du côté algérien. Du côté français, le groupe que j'ai étudié il s’agit de l’OAS, l'Organisation armée secrète, qui s'est opposée à l'indépendance de l'Algérie, qui s'est formée dans les dernières années de la guerre, a lutté contre à la fois contre le FLN, mais aussi contre la France, contre la police, contre les libéraux. Donc, ce groupe qui a doublement perdu à la fois contre les Algériens et contre la France, qui a été réprimée par la France républicaine, se retrouve dans cette situation de double défaite. Et puis, dans cette double défaite qui est un petit peu compliquée à accepter pour eux parce que finalement, ils se sont battus au nom de la France, au nom d'une idée de la France qu'ils avaient et finalement, cette France les condamne. Donc il y a une espèce d'impossibilité ou de difficulté à expliquer sa trajectoire politique qui nourrit le ressentiment, qui nourrit l'amertume, le discours, un discours de rancœur contre l'Algérie indépendante, mais surtout contre la France de De Gaulle, contre l'Etat français.
Maïwenn : Lors ses recherches en Afrique du sud, pays où le modèle du pardon a selon elle été favorisé par les élites au pouvoir, Laetitia Bucaille a rencontré une femme qui a décidé de pardonner contre toute attente à l’un des responsables de la mort de sa fille. Il s’agissait d’une Afrikaner, une femme blanche descendante des colons européens. Et dans son cas, la rancoeur contre tout un groupe de personnes a alors disparu au profit du pardon...
Laetitia Bucaille : C'est une femme afrikaner qui a perdu sa fille lors d'un attentat organisé par le Panafricanist Congress qui a eu lieu début des années 1990. Et elle a rencontré le commanditaire de cet attentat, auquel elle a décidé de pardonner effectivement, sans que celui-ci demande pardon. D'ailleurs, c'est quelque chose qui se passe souvent dans l'autre sens, c'est à dire que souvent, c'étaient des hommes blancs qui devaient faire face à des femmes noires. Là, c'est le contraire. Pour cette femme afrikaner, elle a décidé de pardonner à cet homme qui ne lui a pas demandé pardon. Elle dit que dans sa gestuelle, dans son body language, elle avait senti que lui demander pardon, c'est quand même une question d'interprétation, non seulement elle lui a pardonné, mais elle a établi avec lui une fondation au nom de sa fille mais qui oeuvre en faveur du village dont est originaire cet homme. Parce qu’ils ont parlé ensemble, bien sûr, cet homme a expliqué son parcours, la situation de pauvreté dans laquelle se trouvait son village, etc. C'est effectivement assez particulier.
Maïwenn : Dans le cas de cette femme, la rancoeur, contre le groupe à l’origine de la mort de sa fille, s’est donc transformé en rancune envers un homme. Puis en pardon. A travers l’exemple de cette femme sud-africaine, on comprend donc qu’on peut parfois se débarrasser de sa rancune, même quand l’autre n’est pas prêt à faciliter cette démarche.
Mais comment faire pour se débarrasser de sa rancune quand celui à qui on en veut n’est plus là ? Quand on se retrouve seul·e avec ?
Mathieu garde encore aujourd’hui en lui de la rancune envers des camarades de classe qu’il ne reverra pas. Il aurait pu ne jamais se dépêtrer de cette émotion, mais il a appris à tourner la page sans en passer par un lien avec l’autre.
Mathieu : J'ai été harcelé, par exemple à l'école, au lycée. Et les élèves qui m'ont fait ça, je ne pourrais plus les revoir. À moins de les rechercher et je n’ai même plus les noms de ces personnes, je ne pourrais plus jamais les revoir. Et ce tempérament rancunier, dont j'ai du mal à me débarrasser, je ne peux pas attendre de réparation de la part de ces personnes-là. Je ne peux pas. Elles ne sont plus là. Elles ont plus la possibilité de s'excuser, de reconnaître et qu'on aille de l'avant, il y a des choses comme ça qu'on ne peut plus faire. Y’aura pas toujours du répondant de la part de l'autre en face et que c'est pas pour l'autre qu’il faut pardonner, c'est pour nous.
Maïwenn : Mathieu lui a donc réussi à se débarrasser de sa rancune, grâce à un lourd travail qu’il a fait sur lui-même. Il a pardonné à des amis avec qui il a pu discuter, comme Michel, mais aussi à des gens qui ne lui ont pas demandé pardon, comme ses anciens camarades de classe. Pour ne pas alimenter sa rancune, Mathieu s’est nourrit de choses qu’il dit constructives, comme de la musique et d’art dont il est passionné, et sur lesquels il s’est concentré pour passer à autre chose.
Accorder le pardon, surtout à des gens qui ne nous l’ont pas demandé, n’est pas travail qu’on doit forcément faire seul, il peut parfois être utile de s’adresser à des professionnels, dans le cadre de thérapies.
Dans tous les cas, l’idée est de s'alléger pour ne pas se laisser apesantir par la rancune ou la rancoeur. Pour pouvoir avancer toujours plus dans sa vie...
GÉNÉRIQUE DE FIN
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Maïwenn Bordron a réalisé cet épisode sur la rancune. J’en étais à la rédaction en chef, Maureen Wilson était responsable éditoriale. Nicolas Vair a assuré la création sonore et la musique de cet épisode. Bernard Natier s’est occupé de l’enregistrement, Jean-Baptiste Aubonnet du mixage. Jean Mallard a réalisé l’illustration et Nicolas de Gélis a composé la musique du générique d'Émotions.
Merci à tous nos interlocuteurs et à toutes nos interlocutrices de nous avoir accordé de leur temps, vous pourrez retrouver leurs œuvres et leurs références sur notre site: LouieMedia.com
Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous avez l’habitude d’écouter vos podcasts: iTunes, Google podcast, Soundcloud, Spotify ou Youtube. Vous pouvez aussi nous laisser des étoiles et nous laisser des commentaires. Si ça vous a plu, parlez de l’émission autour de vous !
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