Retranscription - Enquête de la satisfaction
Cyrielle Bedu : “Tu n’es jamais contente”; “Apprends à apprécier ce que tu as”; “Tu es une vraie bête à soucis”. Est-ce qu’on vous a déjà dit ces phrases, ou des phrases de ce type ? Avez-vous déjà entendu vos parents, vos grands-parents vous reprocher de ne pas savoir apprécier la chance que vous avez, de ne jamais être satisfait ou satisfaite, de toujours vous comparer aux autres ? Si c’est le cas, cet épisode d’Émotions fait par Léa Chatauret va vous parler. Dans celui-ci elle explore un mal qu’elle connaît trop bien et qui lui gâche la vie : celui de ne jamais être satisfaite. Pourquoi est-ce si difficile pour elle de l’être alors qu’elle ne manque de rien ? Est-ce que c’est possible d’atteindre l’état de plénitude et de bonheur auquel elle aspire ?
Je m’appelle Cyrielle Bedu, bienvenue dans Émotions !
Générique
Léa Chatauret : sur le papier, on peut clairement dire que je suis plutôt gâtée par la vie. J’ai une santé de fer, un travail de monteuse de film qui me passionne la plupart du temps, des amis, une famille aimante, et un compagnon incroyable.
En plus de tout cela, il y a quelques mois, avant le premier confinement, j’ai accouché d’une petite fille. Un bébé adorable que nous avons désiré et accueilli avec bonheur.
Une semaine plus tard, c’était le début de l'épidémie du Covid. Comme tout le monde, j’ai été sidérée. Mais pour nous, le confinement était aussi l’occasion de se dédier entièrement à cette nouvelle arrivée dans notre cocon familial, d’autant que le rythme du monde extérieur était lui aussi comme ralenti. En fait, nous n’avions rien à faire et personne à voir. Pas d’intrusion familiale excessive, ni d’amis pressés de découvrir la merveille. Pas de frustrations de passer à côté de supers fêtes auxquelles nous aurions dû renoncer à cause de notre nouvelle vie de jeunes parents. Rien que le silence et ce petit être fragile à rencontrer, à découvrir et à chérir.
C’est à ce moment précis que j'ai alors réalisé que je ne savais pas trop si je pouvais me dire réellement satisfaite. Je suis plutôt joyeuse au quotidien mais si on me demande, j’ai toujours une bonne raison d’être un peu mécontente, de ne pas trouver que la vie est complètement comme elle devrait être. A la naissance de ma fille, je n’y ai pas coupé, j’avais du mal à me sentir satisfaite.
Je regardais du coin de l'œil mon conjoint, lui il était fou de joie d’être père, c’était pour lui comme évident de se réjouir, de donner des biberons, de rire avec elle, en fait j’étais stupéfaite par son optimisme naturel et je mesurais à quel point nous étions différents.
A bien y réfléchir, j’ai toujours fonctionné un peu comme ça, même enfant.
Petite j’adorai les activités physiques, tout y passait : accrobranche, parcours d’escalade, sommet à gravir... Du coup le jour de de mes 9 ans, pour me faire plaisir, ma grand-mère m’a organisé une super randonnée : 2 jours de marche légère et adaptée au rythme des enfants, à travers un circuit de montagne.
Au programme : nuit sous la tente, saucisses cuites au feu de bois et lecture d’histoires avant de dormir. Ça s'annonçait absolument fabuleux ! Mais après 30 minutes de marche, j’ai senti ma respiration se couper et ma gorge se serrer. J’étais pas bien. Je pensais à tout le chemin qui restait à parcourir et ça me semblait tout à coup interminable. Je pensais au nombre de pas à faire, au nombre d'heures à marcher… Et surtout, je pensais à toutes les autres activités que nous aurions pu faire ensemble, comme profiter de la balançoire, manger une glace, regarder un film…
Ma grand-mère était très en colère, elle qui avait organisé cette activité pour me satisfaire, mais moi je ne pouvais plus m'arrêter de pleurer. On a rebroussé chemin et une fois rentrée à la maison, et devant mes parents, ma grand mère a sévèrement conclu :
« Toi tu es vraiment une bête à soucis. Tu cherches toujours les problèmes ! ».
Je ne sais si ma grand-mère avait raison, mais aujourd’hui encore, une voix sournoise m’accompagne. Une voix qui vient me rappeler que les choses pourraient être autrement. Mais qu'est-ce qui fait au fond que je ne me sens jamais satisfaite ?
Pourquoi n'étais-je pas simplement satisfaite à la naissance de ma fille ? Comment faire pour atteindre cet état de plénitude ? Est-ce un état que l'on peut espérer atteindre, je veux dire dans nos sociétés occidentales, alors même que nos désirs sont innombrables ?
Ces questions m’ont fait penser à Anne-Sophie, une amie d’amie, qui m’avait dit un jour : « tu sais moi je suis une éternelle insatisfaite ». Alors, lorsqu’elle est venue boire le café chez moi, j’ai sauté sur l’occasion. Je lui ai demandé ce que cela voulait dire pour elle, être une éternelle insatisfaite.
Ambiance arrivée Anne-Sophie
Anne-Sophie : désolée on est complètement désorganisés ! (...) Mais on est là !
Claquement de la porte
Anne-Sophie : moi, je suis assez, oui assez insatisfaite, toujours. Je suis toujours en train de voir ce que je n'ai pas encore fait ou ce qui n'est pas encore arrivé, me dire : "ah ce que j'attendais n'est pas encore là". A la fin de la journée, je me rappelle toujours de ce qui n'a pas abouti.
Je m'en suis rendu compte à pleins de moments de ma vie, mais le moment où ça m'a frappé, ça a été là au moment de mes 36 ans, puisque j'ai eu une copine au téléphone et elle me demandait voilà comment ça allait, ce que ça me faisait d'avoir 36 ans et je lui ai dit : “ouais, ben, tu vois, je me rends compte quand même que j'ai 36 ans et que je n'ai rien fait de ma vie quoi". Et elle s'est évidemment immédiatement moquée de moi. Et puis, du coup, j'ai commencé à lui dire : non, mais tu comprends. Je n'ai pas d'enfant, je n'ai jamais écrit de livre, je ne suis même pas connue... Enfin, j'ai rien réussi”. Et là, je me suis rendu compte à quel point j'étais incapable de revenir sur les choses que j'avais déjà faites ou sur les choses que j’avais “réussi dans ma vie” ou les choses sur lesquelles j'avais progressé et que j'étais tout le temps, tout le temps en train de me demander ce que je n'avais pas encore fait, tout ce ce que j'aurais pu faire et que j'avais en permanence l'impression d'avoir perdu mon temps ou rien achevé.
Léa : Anne-Sophie a l’air complètement certaine d’être une personne qu’on peut qualifier d 'insatisfaite mais je me demande est-ce quelque chose que l’on peut évaluer de manière tangible, je veux dire, scientifiquement ? Peut-on comptabiliser ce sentiment, l’évaluer ?
En neuropsychologie, la satisfaction se définit comme une absence de besoin à combler. Ce serait un état de plénitude en somme, où il n’y a plus aucune attente : pas d’envie qui tenaille le ventre, pas de petites préoccupations qui brouillent notre esprit, mais un sentiment de tranquillité absolue.
Et d’après la philosophe Laurence Devillairs, que je vous présenterai un peu plus tard dans l’épisode, en philosophie le bonheur serait en quelque sorte le prolongement de cet état c'est-à-dire la satisfaction de toutes nos satisfaction, de manière durable et pérenne.
Depuis une trentaine d'années, les économistes ont tenté de relever le défi de mesurer quantitativement ce sentiment de satisfaction et notamment grâce à des données subjectives recueillies auprès d’un panel d’individus.
L’une des choses difficiles avec l’étude économique de la satisfaction, c’est que les gens n’expriment pas tous leurs ressentis de la même manière. Donc des techniques assez sophistiquées sont utilisées pour interpréter les réponses et prendre en compte ce qu’on appelle : le biais de désirabilité. Par exemple, aux Etats-Unis une réponse qui dirait “très satisfait” équivaut à un “satisfait” en France. Est-ce que vous l’entendez le “Oh My God It’s amaaaaazing” typiquement ricain versus le “ouais ça va” un peu blasé à la Française ?
Une fois tous ces biais corrigés, une des conclusions que je trouve intrigante à ces enquêtes économiques est que nous aurions, à l’échelle de toute une vie, un niveau plus ou moins constant de satisfaction. Sur une échelle de 1 à 10 de la satisfaction, certains seraient plutôt à 5 comme moi et d’autres s'envolaient à 8 comme mon conjoint.
C’est ce que les scientifiques appellent un niveau homéostatique.
Concrètement, on a un niveau de base qui varie mais qui revient quasiment toujours à son niveau initial. Prenons le cas d'un événement heureux : une promotion professionnelle par exemple. Sur le moment ma satisfaction va durablement augmenter, mais au bout de quelques semaines ou quelques mois, ce sentiment de satisfaction s’estompera progressivement et je reviendrai à mon niveau initial, donc dans mon cas plutôt à 5. Et ce niveau initial, il est différent d’un individu à l’autre. Donc ces études économiques montrent que face aux mêmes difficultés, nous ne sommes pas égaux devant la satisfaction.
Pour en savoir plus sur ce sentiment de satisfaction, je suis allée voir la psychopraticienne Cécile Guéret. Elle ne travaille pas, comme en psychologie plus traditionnelle, sur les mécanismes de notre psyché, mais se concentre sur les relations que nous entretenons les uns avec les autres. Des relations qui par définition sont changeantes et parfois insatisfaisantes. Elle est aussi spécialiste des questions de relation amoureuse, de couple et de parentalité. Ce sont souvent des sphères d’insatisfaction, de mécontentement et aussi d’ajustement.
Pour elle, lorsqu'on s’interroge sur pourquoi certaines personnes sont plus satisfaites que d’autres, on interroge aussi ce que chacun investit derrière un événement.
Cécile Guéret ; je vais prendre un exemple très, très, très quotidien. Par exemple, on avait prévu de partir en week-end avec des amis, le week-end s'annule, par exemple, le confinement, pof, impossible de partir, le week-end s'annule.
Bon bah, pour certains, ils vont réussir à prendre les choses du bon côté, on pourrait dire : “bah voilà, on va pouvoir faire d'autres choses. Je vais pouvoir regarder toute cette série de documentaire que je n'ai pas eu le temps de regarder jusque-là”. Regarder peut-être un peu le côté positif de l'événement. Et puis d'autres au contraire que ça va faire sombrer, pour qui, ça va être extrêmement difficile. Mais c'est aussi parce qu'on ne met pas les mêmes enjeux derrière tel ou tel évènement. C'est dire que chacun, en fonction de notre histoire, en fonction de ce qui a de la valeur pour nous, de ce qui a du sens, et chacun en fonction du moment de vie dans lequel on est, ça n'a pas forcément la même valeur. Un week-end avec des copains ça ne va pas faire résonner les mêmes souffrances et ça ne va pas taper dans les mêmes failles en fonction de notre vie et le moment de notre vie aussi à chacun. Ce n’est pas la chose où ce n’est pas l'événement en soi, c'est tout ce que ça signifie pour nous qui est à détricoter et à considérer.
Léa : pour Cécile Guéret, il est question de ce que représente pour chacun d’entre nous l'événement ou la situation et c’est aussi ce que m’a raconté Anne-Sophie. Elle vit en couple avec son compagnon et ses enfants qu’il a eu d’une première union. Tous les deux ont un rapport à la satisfaction qui est très différent.
Anne Sophie : il y a une énorme incompréhension entre lui et moi dès qu'il s'agit globalement de passer du temps ensemble, notamment avec les enfants, du temps qui ne sert à rien. D'ailleurs, c'est un peu la même façon que moi, je n'arrive pas à jouer à un jeu de société parce que finalement ça ne produit rien ou ça n'avance à rien, lui, il arrive à jouer de la guitare ou à tambouriner sur la batterie sans aucun objectif, sans aucun résultat. C'est-à-dire que dès qu'il commence à jouer comme ça, à s'amuser un peu avec quelques accords, moi, j'arrive tout de suite avec ma névrose, de la pression à la créativité et je vais lui dire : "ah mais c'est formidable, attends peut-être que tu pourrais composer quelque chose. Transformer ça, en faire, tu vois, tu pourrais parler de tel ou tel sujet et faire une chanson drôle ou triste sur tel ou tel truc. Et je ne sais pas, peut-être un jour devenir célèbre, avoir une carrière de musicien". Et puis, lui en fait, il me regarde d'un oeil rond parce qu'il ne comprend pas du tout l'intérêt, lui en fait il est heureux comme ça, en jouant, en s'amusant et il ne voit pas du tout pourquoi est-ce que moi j'ai toujours besoin de vouloir viser plus haut, transformer la chose pour pour atteindre un quelconque résultat
Léa : quand j'entends Anne-Sophie me parler de son compagnon, je m'interroge sur ce qui fait que certaines personnes trouvent plus facilement de la satisfaction que d'autres. Est-ce qu'ils bénéficient d'un paramétrage particulier ? Il y a t’il des terreaux, des éducations propices à la satisfaction ?
Cécile Guéret : j'ai l'impression qu'il y a effectivement des traits de caractère de personnes qui sont facilement aptes à la satisfaction. Il peut y avoir aussi des cultures familiales, quand on grandit dans une famille où on se réjouit, on célèbre ce qui fait plaisir, on se le dit, on regarde comme ça le bon côté des choses, alors que d'autres cultures familiales auraient plutôt tendance à souligner ce qui est difficile, ce qui est pesant, c'est vrai que ça peut nous donner un peu une culture, une manière de regarder le monde.
Léa : cette idée de “culture de la satisfaction”, moi ça me parle.
Chez moi on était au minimum 5 autour de la table et pendant les repas de famille, c’était difficile de se faire entendre ou d’être écouté. On se moquait souvent de celui qui avait des bonnes nouvelles et on écoutait celui qui avait un problème. Et comme le dit Cécile Guéret il y a sans doute, dans ce besoin d’être entendu, une des explications de cette difficile satisfaction que certains peuvent ressentir.
De son côté, Anne-Sophie a reçu une éducation assez compétitive et exigeante où la réussite scolaire et professionnelle était une valeur fondamentale.
Anne-Sophie : moi, mon père, je pense qu’à la fois qu’il avait une exigence terriblement profonde, mais qu'en même temps lui-même, il avait conscience du fait que cette exigence était un peu maladive et qu'il ne fallait pas trop me la refiler.
C'est-à-dire que je sentais qu'il allait vouloir me donner des conseils de lecture avant tel ou tel examen ou avant… ou il allait être insatisfait du fait que j'aie pas assez lu ou pas assez exploré tel ou tel sujet ou il allait avoir peur que je devienne débile à force de regarder des séries à la télé.
J'avais l'impression que mon père avait terriblement peur que je me laisse aller et que je rate ma vie peut-être. Et en même temps, je pense qu'il avait aussi conscience du fait que lui, il s'était pourri la vie et il était en train de se pourrir l'existence à force d'être trop exigeant envers lui-même.
Et moi, j'ai l'impression qu’à la fois “il m'a refilé cette pathologie” dans le sens où j'ai une incapacité totale à me dire à un quelconque moment que c'est bien que j'ai réussi à faire si ou ça, que j'ai quand même un bon job, que j'ai réussi à faire telle ou telle chose dont je suis fière. Je suis incapble de revenir sur les choses que j’ai pu réussir.
Léa : pour Anne-Sophie, son insatisfaction viendrait en partie de son éducation. Mais d'autres facteurs façonnent notre rapport à la satisfaction. Des facteurs plus globaux, par exemple les contextes politique et économique dans lequel on vit.
Rémy Pawin est docteur en histoire contemporaine, professeur agrégé d'histoire géographie et auteur du livre Histoire du bonheur en France depuis 1945. Pour lui, le contexte économique ou politique dans lequel nous vivons joue objectivement un rôle sur notre sentiment de satisfaction.
Rémy Pawin : il y a une très forte corrélation entre le bien-être subjectif et les événements politiques où les événements historiques, que ce soit politiques, sanitaires. Donc, par exemple, les années d'élection, juste au moment des élections en général, il y a un sursaut. Ce qui témoigne du fait que c'est une variable qui est sensible à ce qu'on pourrait dire l'espoir ou l'optimisme. Et puis, en général, quelques mois plus tard, le sursaut décline. Le sursaut est plus ou moins fort selon qu'on est.. selon celui qui est élu, par exemple en 81, il y a un énorme sursaut parce qu'en fait, traditionnellement, les gens de gauche se disent moins satisfaits que les gens de droite. C'est comme ça pour plein de raisons. Et donc quand François Mitterrand est élu, tout d'un coup, ça fait un sursaut de satisfaction chez les gens de gauche. Les gens de droite ne sont en fait pas tant que ça effrayés donc, leur satisfaction ne baisse pas de manière dramatique. Et donc, on voit qu'il y a un pic dans les réponses des sondés au moment de François Mitterrand, qui déchantent en 83 avec le tournant de la rigueur. Pour la crise sanitaire, il y a certainement au contraire une chute.
En 2017, il y avait eu un pic au moment des gilets jaunes, il y a eu aussi une chute. Tout ça fait que c'est un indicateur qui est sensible à l'actualité.
Léa : j’avoue que ça me fait du bien d’entendre que le contexte dans lequel nous vivons joue un rôle dans notre sentiment de satisfaction : tout ne dépend pas de nous, de notre éducation ou de notre volonté.
J’ai cherché quelqu’un qui était né dans une époque différente de la mienne. Pour comprendre, pour comparer. Françoise est née pendant la seconde guerre mondiale et elle a un rapport très différent du mien à la satisfaction et à la quête de celle-ci. Elle est plus sereine que moi, et je pense que c’est le contexte dans lequel elle a grandi qui explique cela.
Françoise : moi, je suis née en 42. C'était déjà pas très facile, mais je me rendais compte qu'il y avait encore des tickets de rationnement et que bon la vie à la maison n'était pas très facile parce que mes parents étaient d'un milieu simple.
Maman était mère au foyer. On était trois enfants, mais à cette époque, elle s'est mise à coudre, à nous habiller, à tricoter. Elle s'occupait de la maison et des enfants, de mon frère, de ma sœur et moi. Je suis la dernière.
Mon père cultivait un jardin alors qu'il n'avait jamais fait ça et on l'aidait parfois pour les légumes à désherber, ce que l'on pouvait faire et ramasser. Alors, j'ai un souvenir des doryphores qui envahissaient les pommes de terre. Je peux vous dire que c'était une horreur, avec ma sœur, on devait aller chercher ces petites bestioles-là. Je détestais, ça sentait mauvais et on devait les mettre dans une boîte pour que les pauvres, naturellement, ne survivent pas. Et ça, c'est un souvenir que j'ai donc d'avoir mangé quand même pas mal de pommes de terre. Donc voilà le niveau de vie n’était plus le même. Avant la guerre mes parents avaient une voiture, bon bah après c'était le vélo. Fallait se mettre au vélo. C’était pas très gai je me souviens.
Mais bon, moi, j'ai jamais entendu mes parents se plaindre. À cette époque-là, on ne se posait pas la question de la satisfaction. On se satisfaisait de ce que l'on avait, de ce que l'on arrivait à trouver.
Léa : Françoise habite dans une ville des Hauts de France près de Lille. A l'âge de 18 ans, elle se marie avec un homme des environs sans se poser trop de questions.
Françoise : je vais dire de mon temps on était moins averti de toutes les choses de la vie, on va dire. Et donc voilà, un jour, un grand beau jeune homme m'a demandé de l'épouser et puis je me suis dit que peut-être, c'était bien. Voilà et je ne le détestais pas du tout, bien au contraire. En fait, je ne savais pas, je n'ai pas su ce que c'était vraiment que de tomber amoureuse.
J’ai eu mon premier fils, j'avais même pas 20 ans, donc voilà et à pas 21 ans j'avais un second bébé et le troisième est arrivé, mais huit ans après. Mais donc, pour les deux premiers enfants, voilà.
Mais la satisfaction amoureuse, ce n'était pas tellement au programme, en fait.
Léa : pendant toutes ces années, c’était un peu comme si son désir n’avait pas spécialement d’importance.
Mais plusieurs années plus tard, Françoise tombe très amoureuse d’un autre homme qui s’appelle Louis. Elle quitte alors son premier mari, le père de ses enfants.
Françoise : c'était plus, je ne sais pas comme.. vous savez comme on décrit le mariage est un devoir : “faut faire ceci, faut faire cela, faut être là, faut s'occuper des enfants”. Voilà, c'était ça. Le vrai bonheur ou les relations sexuelles, on n’en parlait pas et c'était au second plan. Enfin, je veux dire, on en parlait pas librement non plus, comme on en parle maintenant.
Léa : Françoise appartient à une génération pour laquelle la question de la satisfaction ne se posait pas, cela fait écho à ce que m’a expliqué l'historien Rémy Pawin. Pour lui, la notion de satisfaction ou de bonheur est une idée neuve, la génération de nos grands-parents ne posait pas la question dans les mêmes termes. Il analyse l’évolution de cette valeur en prenant comme objet d’études les films, les livres, la presse, les journaux intimes ou les sondages d'opinion. Pour lui, notre époque individualiste fait bien la part belle à la quête d’une satisfaction personnelle constante.
Rémy Pawin : au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le bonheur, la satisfaction sont des valeurs encore très secondaires. Et puis, progressivement, les choses évoluent. Plusieurs paramètres, plusieurs faisceaux de causes permettent de l'expliquer. On a en négatif, finalement, la déprise de valeurs concurrentes : la gloire, la puissance, la religion, le devoir. “Le fait de faire son devoir pour faire son devoir” sont des valeurs de plus en plus battus en brèche et partiellement, voire totalement démonétisées. Donc du coup, il y a un vide.
Auparavant, on pensait que le jeu de la satisfaction était un jeu à somme nulle. Si j'ai été satisfait, c'est que je vous avais volé votre satisfaction C'est un peu comme le poker. Si vous gagnez, c'est que j'ai perdu. Et puis, progressivement, on s'est rendu compte qu'en fait, je pouvais être satisfait sans avoir volé la satisfaction à quelqu'un d'autre. Simplement, je pouvais me l'être construite. Moralement le jeu de la satisfaction n'est plus immoral, ça, c'est quelque chose d'important.
Léa : dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les valeurs de la satisfaction et de la recherche du bonheur prennent leur essor. L’un des tournants de ce changement s’opère dans les années 50. C’est à ce moment-là, que les marketeurs et les publicitaires comprennent qu’ils peuvent utiliser la satisfaction comme argument de vente.
Rémy Pawin : du coup, le bonheur est mis, déployé partout, sur tous les supports. Il suffit de voir les publicités. Le mot bonheur est extrêmement utilisé par les publicités. Le mot satisfaction également. Et donc il y a un effet d'affichage.
Tandis qu'avant, au contraire, la morale dominante était là en train d'inciter les gens à ne pas consommer, à épargner, à repousser la jouissance au moment opportun et à préférer le travail et l'action productive. Désormais, on lui conseille de préférer la consommation, la jouissance ici et maintenant. Et du coup, tout ça, ça participe d'un phénomène de valorisation et d'ascension du bonheur.
Léa : selon Rémy Pawin, la satisfaction et le bonheur sont carrément devenus des arguments commerciaux. Le dernier pantalon à la mode ou le dernier coaching augmenterait durablement notre satisfaction et notre sentiment de bien-être ! Vous le voyez le : “achetez ceci, abonnez-vous à cela, testez la dernière nouveauté, et vous serez plus beau, mieux dans votre peau, plus détendu, etc…”. Nous vivons dans une société de consommation qui réactive constamment nos désirs en nous proposant toujours plus d’objets de consommation.
L’injonction à la satisfaction crée une pression sur les individus : on est jamais certain d’avoir atteint l’idéal de satisfaction. Les manuels de développement personnel jalonnent les librairies comme si aujourd'hui plus qu’hier nous avions besoin d’apprendre à nous satisfaire de nos vies. J’ai pensé à ce que m’avait dit Anne-Sophie sur son impression que c’est la société elle-même qui, à force de nous pousser à être satisfait, nous rend finalement insatisfaits.
Anne-Sophie : moi, j'ai l'impression à la fois d'avoir été marquée par une famille “obsédée” par la réussite sociale et intellectuelle, par l'idée de faire des études, d'avoir un bon job, voire d'avoir une carrière exceptionnelle, et en même temps d'être aussi travaillée par une exigence plus large de la société qui ne concerne pas que moi, qui concerne tout le monde, qui est vraiment cette idée selon laquelle on doit tous se dépasser chaque année, faire mieux que l'année d'avant, éventuellement changer de job tous les six mois, tous les ans, toutes les semaines peut-être, et être en permanence en train d'essayer de nouvelles choses, en train de devenir toujours plus que ce que l'on est. Et en même temps on n'a même pas le droit d'assumer le fait qu'on soit déprimé, d'être nul. On doit aussi en permanence s'afficher sur les réseaux sociaux ou dans notre vie. On est censé aussi faire la promotion de soi-même, expliquer à tout le monde à quel point c'est génial, à quel point on a fait ceci ou cela cette année, à quel point ça s'est ultra bien passé, alors qu'en réalité, tous les soirs, on s'endort en se disant qu'on est une merde.
Léa : en entendant Anne-Sophie, j’ai d’abord ri et puis je me suis sentie triste et fatiguée. Sans doute parce que c’est épuisant cette pression à la réussite, c'est épuisant de devoir être tout le temps au top. Et puis de toute façon on n’est jamais sûr d’avoir atteint notre objectif, ni si cet objectif est atteignable.
Cécile Guéret, la psychopraticienne que vous avez entendue plus tôt m’a parlé du travail du psychologue et philosophe Carlo Strenger. Il est auteur de La peur de l'insignifiance nous rend fous. Dans ce livre, il dit que nos critères de satisfaction sont déterminés en grande partie par les réseaux sociaux.
Cécile Guéret : c’est une histoire de reconnaissance, mais là où c'est terrible, c'est une reconnaissance qui est totalement déconnectée de ce qui a du sens, ce qui a de la valeur humainement. C'est-à-dire que ce n'est pas de la reconnaissance dans le sens de qui on est en tant que personne. Au delà de l'effet qu'on peut avoir bénéfique dans nos relations sur le monde, comment on oeuvre pour un monde meilleur, mais c'est de la reconnaissance avec des indicateurs qui sont d'une grande versatilité puisque c'est un nombre de clics, de like, et que finalement, ça c'est déconnecté, on pourrait dire de la vie réelle. On n'est jamais sûr d'avoir réussi. On n'est jamais sûr, finalement, de parvenir à rester dans la lumière et qu'on a tout le temps la crainte. On a tout le temps le risque d'être renvoyé à ce qu'il appelle “notre insignifiance”, c'est-à-dire, d'une certaine manière, la sensation de ne pas être aimable, de ne pas avoir le droit d'être considéré presque de ne même pas avoir le droit d'exister en tant qu'humain parmi les autres humains.
Léa : cette quête irraisonnée de reconnaissance, c’est ce qui, selon Cécile Guéret, crée l’insatisfaction: on ne doit montrer que les aspects reluisants de nous même. Pour Rémy Pawin il y a même une obligation à se montrer satisfait.
Rémy Pawin : et d'ailleurs, s'il il y a une forme de double peine à ne pas se sentir satisfait, c'est-à-dire que non seulement on n'est pas satisfaits, mais en plus on est coupable, c'est à dire qu'on n'a pas respecté l'impératif de satisfaction donc on est coupable de ne pas l'être.
Donc, si vous vous me posez la question, est-ce que je suis satisfait aujourd'hui ? Si en fait, je ne me sens pas très bien. Je vais quand même déjà être tenu de vous dire que si ça va, un peu comme dans l'échange, la base de l'interaction sociale, c'est "salut, ça va ? Ça va", et on a tendance à dire "ça va". Et donc, si je vous réponds que ça ne va pas ou que je suis à deux ou trois dans l’échelle de la satisfaction, moi, je vais me sentir mal et en plus, je vais me sentir nul.
Léa : une société qui nous pousse à avoir l’air satisfait en permanence crée en elle-même de l’insatisfaction. Pour la philosophe Laurence Devillairs agrégée, maître de conférence et autrice d’Un bonheur sans mesure, la solution face à notre frustration, à cette impossible satisfaction, résiderait dans notre capacité à accepter qu’une part de nos désirs ne pourra peut-être jamais être comblée.
Laurence Devillairs : la satisfaction, c'est précieux dans le sens où, effectivement, il y a cette émotion. ces deux émotions de comblement et de réussite. Mais en même temps, ce que je vous confierais, c'est que je me demande si, si nos désirs peuvent vraiment être satisfaits et que vivre, c'est d'une certaine façon consentir peut-être à cela. Et ce que va montrer Hobbes, c’est qu’en réalité ce qu’on veut c’est pas être satisfait, ce qu’on veut c’est continuer à désirer.
Léa : Thomas Hobbes dont parle Laurence Devillairs est un philosophe Anglais du 16ème siècle.
Laurence Devillairs : donc, quand je dis : je veux faire le Vendée Globe, ou je veux habiter en Corse, je sais pas plein d'autres désirs, on en a tous tout un petit paquet. Ce n'est pas tant la satisfaction de ce désir que je veux. C'est si jamais ce désir est satisfait, pouvoir continuer à désirer. Parce qu'effectivement, quand j'aurai fait le Vendée Globe, mais j'aurai peut-être envie d'aller au pôle Nord.
Et donc, Hobbes dit : nous voulons nous assurer le pouvoir de continuer à désirer. Et il s'objecte à lui-même: Non pas parce qu’on serait jamais satisfait, mais si on peut être satisfait, mais la satisfaction ne met pas fin au désir, elle me donne la preuve que je peux continuer à désirer et c'est ça que je veux.
Léa : donc pour Laurence Devillairs ce qui est important ce n’est pas de combler tous nos désirs mais de pouvoir continuer à désirer. Demeurer insatisfait nous permettrait donc de continuer à avancer.
J’ai grandi dans une famille juive laïque. Chez moi, on ne savait rien de la religion, mais on admirait la culture juive, on cherchait à la transmettre sans savoir vraiment de quoi il en retournait.
J’ai hérité de cette éducation un profond respect pour ceux qui étudient le texte, ceux qui “connaissent” l’histoire en quelque sorte. C’est le cas de Delphine Horvilleur, rabbine de France.
Dans la tradition rabbinique selon elle, c’est une certaine insatisfaction qui conduit à un retour perpétuel au texte, à une volonté de ne jamais se contenter d’une vision. Au fil de ces ouvrages, elle dépeint le religieux comme un insatisfait, qui questionne sans cesse le texte pour mieux le comprendre, pour le voir sous un nouveau jour.
Questionner ce qui ne nous comble pas entièrement serait ainsi le moyen de redécouvrir la situation par une lecture différente, d’ouvrir de nouvelles portes et de découvrir des horizons insoupçonnés.
Pour aller plus loin, j’ai demandé à Cécile Guéret, psychopraticienne que vous avez entendue plus tôt, de me donner son avis sur la question dans le champ de son domaine d’expertise. Je lui ai demandé à quel moment l’insatisfaction devient un moteur pour se questionner soi-même, j’avais dans la tête l’image de ce religieux qui retourne à son texte pour le revisiter.
Cécile Guéret : c'est souvent le moment effectivement qui nous fait arriver en thérapie. On sait, on a pu vivre avec ce qui était difficile ou en tout cas bon, on arrivait à cohabiter avec nos difficultés, nos souffrances. Et puis, tout à coup, c'est plus supportable, il y a de l'insupportable qui nous fait demander du soutien. Aller en thérapie.
C'est ça qui est très intéressant. Je trouve que c'est que c'est ce moment de mise en mouvement.
Je crois que l'insatisfaction, elle, peut créer du mouvement au moment, d'une certaine manière où elle fait souffrance.
Léa : Cécile Guéret voit donc l’insatisfaction comme une sorte de jauge, de régulateur, de baromètre intérieur pour questionner le monde et soi-même.
Avec l’arrivée de ma fille, j’ai aussi été amenée à me réinventer. Un enfant qui débarque dans sa vie, c’est beaucoup moins de temps disponible, beaucoup plus de fatigue et beaucoup plus de sources de frustrations, donc d’insatisfaction. Mais à l'image de ce religieux, je me réinvente : un peu différente de ce que je pensais être, et j’essaye de me réconcilier avec cette insatisfaction, parfois chronique, car elle fait partie de la nature humaine comme me le dira Laurence Devillairs.
Laurence Devillairs : tout d'un coup, vous voyez il y a comme une dilatation, la vie est plus grande. Mais en même temps, on se dit : “bah, c'est ça qu'il faudrait faire. C'est comme ça qu'il faudrait vivre”. Pour moi, c'est ça l'intranquillité positive. C'est ce qui nous fait chercher la vraie vie au sein de la vie.
C'est-à-dire qu'il y a en nous quelque chose qui fait qu'on ne peut pas faire du surplace, qu'on est pas né pour piétiner, qu'il y a en nous un moteur, Leibniz parle de démangeaisons, de petites démangeaisons qui fait qu'on est fondamentalement intranquilles, inquiets, qu'il y a quand même au même au cœur d'une joie ou d'un bonheur, il y a l'idée que oui, on a besoin de plus grand que ce qu'on vit, qu’il y a peut-être dans la vie plus de vie que ce qu'on imagine. Alors je vais employer un grand mot, mais je pense qu'il y a une transcendance dans la vie c’est-à-dire que dans la vie il y a toujours plus que ce qu'on imagine. Ce n'est pas uniquement la routine des jours. C'est pas uniquement le côté terne parfois de nos vies. C'est pas, c'est pas uniquement le désespoir qui a quelque chose dans la vie, qui est plus que la vie.
Léa : selon la philosophe Laurence Devillairs, la recherche de satisfaction, cette quête perpétuelle pourrait donc être un moteur voire une possibilité pour chercher “la vraie vie”.
C’est un peu ce qui s’est passé pour Françoise quand elle a rencontré Louis, son deuxième mari.
Quelques années plus tard malheureusement ce dernier est décédé. Selon elle c’est à ce moment-là que son rapport à la satisfaction a définitivement basculé.
Françoise : c'est à ce moment-là où il y a certaines personnes qui m'ont dit : “on ne te reconnaît pas” parce que je n'étais pas comme ça parce que j'étais, pour ne pas dire de vilain mot : je n'étais pas toujours facile à vivre avant. Et là, je me suis dit au bon "voilà, allez".
Avant, par exemple, je voulais avoir raison. Oh là, là, c'était important. Maintenant, je m'en fiche. (Rires) Je me disais : “oui peut-être, j'aurais pu avoir raison”. Mais avant, j'aurais défendu mes opinions.
Un exemple tout bête. Un jour, j'ai prêté ma voiture à mon fils, à mon dernier fils, il revient et me dit j'ai eu un accident avec ta voiture. J'ai dit : “ah bon ? Bon, un accident”. Ben je lui dit : “ben t'es là”. Il m'a dit : “ben oui, mais quand même quoi”, « oh ! », j’ai dit : « oh ben ». Il m’a dit : “c'est tout ce que ça te fait ?”, « bah oui”. D'abord parce que ce n'était que matériel. Et puis, il était là, quoi.
Léa : avec la perte de Louis, son deuxième mari, Françoise est dans un moment très difficile de sa vie. Et c’est justement à ce moment-là qu’on propose à Françoise de se présenter aux élections pour devenir mairesse. Peut-être pour l’aider à combler un peu le vide de l’absence, elle s’investit dans sa ville, cherche à trouver des solutions collectives parfois avec difficultés, mais c’est là qu’elle découvre, de manière inattendue, une grande satisfaction.
Et si c’était ça la satisfaction ? Je veux dire que, contrairement à ce que nous disent les manuels de développement personnel qui insiste souvent sur la part individuelle, il y aurait peut-être quelque chose qui se passe dans et avec le lien, que l’on crée avec l’autre ?
Applaudissements
Anne-Sophie : bonsoir, j’espère que vous applaudirez à la fin aussi parce que bon… (Rires)
Léa : il y a un an, Anne Sophie s'est décidée à faire pour la première fois du stand-up, un vieux rêve d’enfant qui la titillait depuis longtemps. Une expérience avec les autres dans le présent.
C’était un spectacle collectif, créé par une amie à elle, qui avait comme thème la créativité, et Anne-Sophie a décidé d’y participer en faisant un seule-en-scène humoristique sur, justement, son incapacité à créer.
Ambiance
Anne-Sophie : en fait, quand on se retrouve à créer un spectacle sur l'incapacité de créer, on se rend compte que ça entre en résonance avec les préoccupations de la salle. En fait, c'est-à-dire des gens qui sont là, assis à écouter et qui ont l'air de ressentir la même chose puisqu'ils rient parfois même à gorge déployée.
Et en réalité, ça, c'est ça qui vous ramène sur terre. En fait, t'as pas de but extérieur à toi, t'es là, mais en fait, c'est ce moment-là. En fait, c'est de la présence pure et donc en réalité, c'est le fait que justement, tu sois-là, tu arrêtes de te projeter vers un but extérieur et que tu sois totalement là en train de ressentir ce que ressentent les gens qui sont en face de toi. C’est ça qui fait que justement tu n’es plus insatisfait parce que tu n’es plus en train de te demander ce que tu devrais réussir ou atteindre.
Léa : ce que dit Anne-Sophie de cet engagement avec les autres quand elle est montée sur scène, c'est une chose que j’ai moi aussi ressenti : quand je suis dans un échange positif/constructif avec quelqu’un, vous savez lorsqu’une idée nous vient lors d’une discussion stimulante sans qu’on s’y attende, lorsque je me laisse surprendre/détourner par une rencontre, c’est là que je suis satisfaite… C’est sans doute ce que ressentait mon compagnon lorsqu’il se réjouissait il y a quelques mois de simplement passer du temps en famille !
Et oser le lien avec l’autre, l’engagement dans la relation c’est aussi ce que décrit la psychopraticienne Cécile Guéret.
Cécile Guéret : mais je crois qu’il y a des moments dans la vie, alors c’est peut-être des moments de grâce, d’éternité, en tout cas des moments rares.. et c’est aussi peut-être ce qui fait leur beauté. Et il y a des moments dans la vie, dans la relation à l’autre où on se sent pleinement exister, où l’autre existe pleinement aussi, où on coexiste ensemble et ce moment-là où on est dans la pleine reconnaissance de l'autre et la pleine existence soi-même dans la relation à l’autre, il me semble que c’est un vrai moment de satisfaction, un moment de pleine satisfaction.
Léa : alors que se terminait cet épisode, un exemple de ce que dit Cécile Guéret s’est présenté à moi. Je suis monteuse, je travaille donc avec des réalisateurs et réalisatrices à faire leur film à partir des images qui ont été tournées. C’est un processus long et intense, souvent 3 à 4 mois de montage sont nécessaires pour un long-métrage.
L’autre jour, nous avions un désaccord avec la réalisatrice avec laquelle je travaille. Nous avons longtemps débattu et en fin de journée nous sommes arrivées à un compromis, un résultat satisfaisant. Je crois qu’elle comme moi, nous nous sommes senties écoutées et qu’il y avait le bénéfice de notre échange dans la solution finalement adoptée. Nous avons partagé un moment où nous étions véritablement ensemble, et en même temps chacune pleinement nous-mêmes.
J’ai pensé à la philosophe Laurence Devillairs qui parle de grande satisfaction et de petite satisfaction.
Laurence Devillairs : je pense qu'il y a des satisfactions qui sont des satisfactions de type réussite, c'est-à-dire je voulais telles choses je l’ai. Vous voyez donc c'est la case à cocher, mais je pense qu'il y a aussi des grandes satisfactions qu'il faut cultiver...
Léa : une réussite, c’est un peu ce qui aurait pu se passer dans mon expérience de monteuse si j’avais obtenu gain de cause contre la réalisatrice, et ça m’aurait sans doute procuré une petite satisfaction. Mais trouver une solution où chacun est entendu à sa juste place, où chacun se réajuste, où chacun est un peu transformé par l'autre, c'est une grande satisfaction.
Laurence Devillairs : voyez, ce n'est pas juste une réussite, c'est une victoire. C'est autre chose, la victoire.
La victoire, c'est plus grand que la réussite. On n'était pas juste la bonne personne au bon moment et on a su faire, on a ouvert des horizons. C'est ça, la victoire. Et je pense qu'il vaut mieux cultiver des victoires que des réussites. C’est bien d’avoir des besoins à combler et des petites satisfactions, mais il faut cultiver les grandes.
Léa : je ne sais pas si je serai un jour pleinement satisfaite. Mais je reste à la recherche de grandes satisfactions et de belles victoires. Je ne sais pas s’il est souhaitable qu’un jour je décrète que tout est absolument satisfaisant dans ma vie. Mais j’essaye de me souvenir que tout ne dépend pas uniquement de moi, de ma volonté, de mes propres efforts pour voir le verre à moitié plein… Et je comprends que c’est sans doute un sentiment, comme le dit Cécile Guéret, qui se construit pas à pas dans la relation avec les autres. Finalement, c’est aussi ce que je commence à découvrir dans ce lien qui se construit doucement avec ma fille.
Générique de fin
Cyrielle Bedu : vous venez de lire Émotions, un podcast de Louie Media.
Léa Chatauret a fait cet épisode sur la satisfaction. Merci à ses interlocutrices et ses interlocuteurs de lui avoir accordé de leur temps.
J’étais en charge de la production et de l’édition de cet épisode. La réalisation est de Marine Quéméré, la musique est de Nicolas Vair et celle du générique de Nicolas De Gélis. Maud Benakcha s’est occupée de l’enregistrement et Florence Epandi de son montage. Jean-Baptiste Aubonnet a fait le mixage.
Ce podcast est également rendu possible grâce à Marion Girard, responsable de productions, Maureen Wilson, responsable éditoriale, Mélissa Bounoua directrice des productions et Charlotte Pudlowski directrice éditoriale.
Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous avez l’habitude d’écouter vos podcasts.
À très vite !