Retranscription - Les cinq sens (5/5) : le goût des émotions

Brune Bottero : chaque semaine, nous pénétrons dans la jungle des émotions. Nous pensons, nous décortiquons, nous analysons... mais surtout nous ressentons ! Et comme tout ce qui nous traverse passe par notre cerveau mais aussi par notre corps, dans cette mini-série, nous allons voyager au cœur de nos cinq sens et de nos émotions.

Dans ce dernier épisode, nous découvrons que les chemins du goût sont multiples et mystérieux.

Dans son roman Le coût de la vie, l’écrivaine Déborah Levy nous livre un récit poétique d’une période de sa vie de femme.
Un passage m’a particulièrement marquée. Elle y évoque sa mère, gravement malade, à qui elle rend visite chaque jour à l'hôpital. Au cours de cette agonie, sa mère ne peut ni manger ni boire, mais la narratrice découvre qu’il existe une marque particulière de glace à l’eau qu’elle peut, par miracle, avaler. Avant chaque visite, elle achète donc une glace chez son épicier, au citron vert, à la fraise ou à l’orange. 

Et puis un jour, dit-elle, le grand ordre des glaces a été bouleversé.

Chez l’épicier, il n’y a que des glaces au chewing-gum.

Après avoir fait un scandale dans le magasin, la narratrice finit quand même par acheter une glace au chewing-gum.

Deborah Levy écrit : Sur le trajet de l'hôpital, je me disais que c’était une catastrophe, et de fait, c’en était bien une puisque ces glaces étaient plus ou moins les seules choses qui maintenaient ma mère en vie jour après jour.

Ce qui me frappe dans ce passage, hormis la situation tragi-comique magnifiquement retranscrite par l’autrice, c’est cette impression assez universelle d’associer au goût une sorte de pouvoir surnaturel. C’est un peu ce qu’on entend dans l’expression “retrouver le goût de vivre”, ou “reprendre goût à la vie”, comme si le goût avait une fonction vitale presque magique, qui nous raccroche à l’essentiel. 

On dit souvent que les français ont tendance à constamment parler de ce qu’ils mangent. C’est très culturel, et je suis sûre que vous avez toutes et tous déjà fait l’expérience d’un repas convivial pendant lequel le seul sujet de conversation est la nourriture. Mais si les goûts, les aliments, les saveurs, sont si présents dans nos échanges, et dans nos pensées, c’est parce que nous savons à quel point ils sont vecteurs d’émotions, et nécessaires à notre bien-être.

Comment les émotions les plus intimes naissent-elle avec l'expérience gustative ? Y-a-t-il plusieurs façons de goûter ? Quel impact ce sens a-t-il sur nos émotions ?

Je suis Brune Bottero, bienvenue dans Émotions.

Générique

Jean Pichinoty a 43 ans et il habite à Marseille. Il m’a raconté son rapport personnel au goût, à distance, depuis son jardin, au milieu des chants d’oiseaux.

Jean a été graphiste, pendant une quinzaine d’années, puis libraire. C’est comme ça que je l’ai rencontré. Lorsque je travaillais dans le monde du livre, il m’est arrivé d’aller dans sa librairie, pour des rencontres professionnelles. A chaque fois, ces rencontres se terminaient par un repas partagé, au restaurant, ou cuisiné par Jean. D'ailleurs, rien qu'au nom de sa librairie qui s'appelait "La soupe de l'espace", on pressentait déjà son amour pour la nourriture.

Jean Pichinoty : je suis un dingue de l'artichaut. C'est dit. L'artichaut, c'est un truc... En plus, il y a un goût de noisette que je retrouve dans l'huître, dans certaines huîtres, c'est ça que j'aime bien.

L'artichaut, c'est un truc, je pourrais en manger toute l'année, vraiment.

Moi, j'adore les manger crus, ça prend du temps pas possible, ça te laisse une trace noire sur les dents, sur les gencives, sur les lèvres comme c'est pas permis, ça te laisse une espèce de d'âpreté partout. Mais j'ai un truc, j'adore ça. J'adore prendre le temps de le manger, c'est presque une cérémonie. Tu me dis qu'on va manger des artichauts, je dis c'est bon, banco on y va quoi ! C'est vraiment, c'est con hein mais, je peux les manger hyper nature et c'est un peu ma madeleine en fait.

Brune : il y a quelques mois, Jean a pris un grand virage professionnel, et a ouvert un restaurant et bar à huîtres à Marseille. Ça s'appelle Les Amateurs.

Jean Pichinoty : je pense que l'idée d'ouvrir un restaurant est vraiment venue de l'envie d'ouvrir quelque chose qui est vraiment relatif au lien social, c'est-à-dire que j'avais envie d'un lieu qui fédère les gens. La question gustative, c'était évidemment quelque chose de très important, c'est primordial, mais c'est quelque chose qui est venu plutôt après.

Ma démarche professionnelle était d'abord motivée par une démarche humaine.

Un restaurant, et plus particulièrement la géométrie bar à huîtres que j'ai ouverte, c'était un truc de vouloir amener quelque chose d'autre dans un lieu qui fédère des gens, qui rassemble, qui est un lieu de vie.

Brune : si Jean a ouvert un restaurant, c’est aussi parce qu’il trouve un grand plaisir gustatif et sensoriel à travailler les fruits de mer.

Jean Pichinoty : le premier truc que je fais, c'est quand j'arrive au restaurant et je prends mon banc d'écailler, j'ouvre et je regarde mes bourriches et je les goûte. Voilà.

Ce que je fais, c'est que je les ouvre. Je les vois. Enfin, les huîtres, c'est assez facile à vérifier parce que c'est un animal qui est vivant, qui réagit à chaque interaction, que ce soit une goutte de citron ou la lamelle d'un couteau qui va et qui va effleurer l'huître. Mais c'est surtout un gros kif que je me fais, en fait, de me faire un choc d'iode dès 9, 10 heures le matin, parce que c'est truffé de bonnes choses.

Très honnêtement, je prends peut être plus de plaisir à les ouvrir qu'à les manger, même si je me rends compte que j'ai choisi scrupuleusement les producteurs avec lesquels je voulais travailler et je sais, tu vois, parce qu'il y a des gens qui me disent ... Dans l'imagerie collective, l'huître et les fruits de mer, c'est quelque chose de plutôt plutôt chic et cher, on va dire, mais pas pour les personnes des anciennes générations pour qui, au contraire, les huîtres, les moules, les choses comme ça et les oursins, c'est des truc qu'ils trouvaient sur les bords de mer et qui coûtait vraiment pas très cher.

Je crois que c'est ça qui me plaît le plus quand, quand je mets mon tablier et que je m'apprête à en ouvrir quoi.


Brune : qu’on aime ou pas les fruits de mer, force est de constater que ce sont des aliments tout à fait uniques et étranges… Leur aspect visuel, leur texture, l’iode qui s’en dégage, leur culture...

Jean Pichinoty : là j'avais que des oursins de Galice, mais ils sont tellement chargés que, du coup, on a vraiment cette possibilité de voir là... Et en fait il y a tellement de nuances, d' oranges, de formes, de circonvolutions, de piquants que c'est assez enivrant. On n'a jamais l'impression de travailler les mêmes produits et pourtant, c'est toujours la même, la même espèce qu'on travaille.

Pour les huîtres, c'est un peu pareil, y a des huîtres que  je trouve absolument splendides et presque que j'admire parce que je trouve assez dingue que la nature soit capable de faire des choses aussi belles.

Pour le coup, je vais parler de sensations qui sont assez adultes parce qu'il y en a, des huîtres, quand je les ouvre ou même certains oursins quand je les ouvre. Il y a un truc quand même, je trouve, hyper sexuel, en fait. 

Il y a des formes, quand j'ouvre les spéciales de la maison G, suivant comment je l'ouvre en fait, j'arrive vraiment à décoller la partie du dessus qui vient se coller sur la chair inférieure, et c'est vrai, c'est assez sexuel, mais je trouve ça très beau. Là, c'est sexuel, au sens où ça me rappelle beaucoup certaines parties anatomiques féminines. Mais c'est joli, c'est délicat...

 Je ne veux pas faire des rapprochements maladroits entre les fruits de mer et... mais il y a peut-être un peu de ça quand même ! 

Brune : vous avez remarqué ? Quand Jean parle de son goût, il évoque tout de suite des images, des couleurs, des gestes… 

Jean Pichinoty : quand j'étais gamin, que je voyais ma mère cuisiner et que j'entendais ma soeur qui disait ça sent bon, je comprenais qu'elle dise “ça sent bon” parce que je comprenais que les gens aient ce sens là. Et moi, je disais tout le temps "ça a l'air bon". Je pense que les gens, ma mère, par exemple, n'avaient jamais fait gaffe au fait que je dise ça.

Mes parents se sont rendu compte très tardivement que j'avais pas d'odorat, moi, je m'en suis rendu compte très tôt quand j'ai regardé les Tex Avery. Pourquoi? Parce que ,c'est ce que j'adore dans les Tex Avery, au delà du gag, toutes les 3, 4 secondes (je pense que c'est vraiment un truc genre toutes les 3 4 secondes les gags dans les Tex Avery c'est un truc de dingue). Et ce que j'aimais beaucoup, c'était quand le loup, par exemple, était embarqué par les volutes de fumée dans la cuisine et je voyais ça, je me dis Mais qu'est-ce qu'il fait quoi ??? Je voyais un truc surnaturel. Et j'ai mis longtemps à comprendre, puisque les Tex Avery, quand tu regardes à  3, 4 ans, tu rigoles parce que c'est un gag, mais il y avait un évènement un peu surnaturel... Je me dis mais qu'est ce que c'est? Qu'est ce qu’il fait? Pourquoi il vole? Voilà, ça résume un peu, un peu l'état de pas de... pas forcément l'incompréhension, ni de solitude... Mais je me dis "Bon, ben moi, c'est pas ça, quoi. Moi, je ne pourrais jamais vivre un truc pareil, même dans mes rêves les plus dingues, ça n'arrivera pas".

Brune : Jean est anosmique. Ça signifie qu’il n’a pas d’odorat, qu’il ne sent aucune odeur. Il est né comme ça. Il me raconte que lorsqu’il l’annonce beaucoup de gens lui disent qu’il a de la chance, car il ne sent pas les mauvaises odeurs, ce qui a le don de beaucoup l’énerver. Car bien évidemment, c’est un peu plus subtil que ça. Effectivement, l’odorat et le goût sont deux sens profondément liés. L’anosmie implique donc un goût modifié, car on ne peut pas associer à ce que l’on mange l’odeur qui l’accompagne. En revanche, l’absence d’odorat ne signifie pas l’absence de goût. Le sucré et le salé se distinguent très nettement, de même que les textures et les particularités gustatives telles que l’iode, par exemple. 

Jean Pichinoty : à mon égard, je ne sais pas ce que ça change parce que, je te dis, je ne sais pas ce qui me manque. Il y a beaucoup de gens qui... Enfin, beaucoup de gens... Ma mère surtout, qui me dit assez souvent "mon Dieu, mais t'es sûr, tu ne voudrais pas faire quelque chose pour voir si tu peux pas essayer de la retrouver, de la recouvrir ?" Je dis mais non Maman, j'ai pas envie parce qu'imagine que je la reperde, c'est terrible, quoi, j'ai absolument pas envie de ça.

J'ai quand même cette espèce de forme de complexe parce que... Le goût est là, mais tout le système des rétro olfaction ne fait pas du tout partie de mon écosystème. Toutes les saveurs olfactives que les gens peuvent avoir et qui vont déployer les saveurs gustatives derrière l'interaction qu'il va y avoir entre elles, tout ça, je ne l'ai pas.

Du coup, je mets un point d'honneur à ce que les plats qu'on va présenter soient visuellement hyper appétants, donnent envie. Et parce qu'en plus, quand les gens découvraient mon anosmie, que je leur parlais de ça et qu'ils me disaient "Mais comment tu peux cuisiner lorsque t'as pas d'odorat ?" Je disais mais en fait j'ai des yeux, un oignon cramé, ça se repère quand même.  Il y a des choses qu'on voit. Voilà.

C'est important parce que quand on cuisine, l'odeur est quelque chose d'hyper suggestif. En plus, dans les circonstances actuelles, on fait de la restauration du midi, on fait des plats à emporter. Je bosse avec un chef qui a fait une école de haute gastronomie, qui a bossé avec quelqu'un de triplement étoilé, qui a connu les brigades, qui a une exigence culinaire qui est très, très forte. Et dans la présentation, c'est le seul moyen, le seul levier qu'on a en fait. Les gens ne sont pas là, ils ne peuvent pas rentrer dans un restaurant, donc on a mis le paquet. Et c'était aussi ce qui me plaisait de pouvoir présenter des produits. Quand je prends les plats en photo, j'ai un plaisir immense à les prendre en photo parce qu'au-delà du fait que ça soit visuellement magnifique, je sais que c'est délicieux.

Ce qui me plaît le plus en fait là dedans, c'est que quand je cuisine, je suis obligé de cuisiner un peu à l'instinct. Parce que n'ayant pas de base déjà professionnelle et n'ayant pas de base olfactive pour m'aiguiller là-dedans, j'y vais à l'instinct. J'ai la mémoire des choses, je sais ce que goûtent beaucoup d'épices, mais j'y vais vraiment à l'instinct.

J'ai pas la prétention de dire que j'ai d'autres sens qui sont développés, qui sont plus développés, parce que ça voudrait dire qu'en gros, j'ai une espèce de suspens, tu vois, qu'ils sont plus développés que d'autres personnes. Mais je sais, je sais par définition que l'anosmie m'a poussé, en fait, malgré moi ou volontairement ou inconsciemment, je n'en sais rien, tu vois, mais a développé ça, d'autres sens.

Le sens chez moi qui est le plus développé c'est plutôt l'ouïe, parce que depuis gamin, j'enregistrais des sons, il y a un truc, un truc assez organique là dedans et ça me fascine. Les voix des gens. Je suis hyper, hyper perméable aux voix des gens et je les retiens tout le temps.

Générique 

Brune : si les saveurs et les odeurs sont profondément liées, l’histoire de Jean nous prouve que le goût est un sens qui se cultive et se travaille. 

Parfois, plus que la saveur même d’un plat, ce qui va nous marquer, ce sera ses nuances de couleur, la sonorité de son nom, le plaisir qu’on a eu à le préparer, ou le rire de la personne avec laquelle on le déguste.

Chacun de nos cinq sens est imbriqué avec les autres, car notre corps tout entier, de par sa capacité à sentir et ressentir, transforme les expériences en émotions.

Vous venez d’écouter Émotions, un podcast de Louie Media.


Merci à Jean pour son témoignage et sa disponibilité.

C’était le dernier épisode de la mini-série sur les cinq sens et les émotions. Si vous n’avez pas écouté les autres, je vous conseille de les découvrir pour mieux comprendre comment les odeurs peuvent nous rendre nostalgiques, comment une œuvre d’art peut faire pleurer, comment la musique peut raconter une histoire ou pourquoi nous avons besoin d’être touché.e.s.

Maud Benakcha était chargée de production. Cet épisode a été réalisé par Marine Quéméré, mixé par Jean-Baptiste Aubonnet, qui a également fait la prise de son, et Nicolas de Gélis a composé le générique d’Émotions. La composition musicale a été créée par Marine Quéméré et Nicolas Vair.

Ce podcast est également rendu possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditoriale, Marion Girard responsable de production, Mélissa Bounoua directrice des productions et Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale

Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous aimez écouter vos podcasts : Apple Podcast, Google Podcast, Soundcloud ou Spotify. 

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Si cet épisode vous a mis en appétit, et que vous vous interrogez sur  le lien entre vos habitudes alimentaires et vos émotions, je vous conseille d’écouter ou de réécouter “Est-ce grave de manger ses émotions”, l’épisode réalisé par Cyrielle Bedu et Laurianne Melierre.

Et puis, il y a aussi tous nos autres podcasts : Travail (en cours), Passages, Injustices, Fracas, Une Autre Histoire, ENTRE ou Le Book Club.