Retranscription - Les cinq sens (2/5) : à quel point les odeurs nous imprègnent-elles ?
Brune Bottero : chaque semaine, nous pénétrons dans la jungle des émotions. Nous pensons, nous décortiquons, nous analysons.. mais surtout nous ressentons ! Et comme tout ce qui nous traverse passe par notre cerveau, mais aussi par notre corps, dans cette mini-série, nous allons voyager au cœur de nos cinq sens et de nos émotions.
Dans ce deuxième épisode, nous parlons de notre odorat et de la manière dont il peut faire surgir ou resurgir des émotions.
Il y a une odeur qui me provoque toujours beaucoup d’émotions, c’est celle du romarin. C’est une odeur plutôt verte, assez forte, un peu camphrée, presque épicée. Cette odeur, je l’associe à la Provence, la région où j’ai grandi. Dans la colline, le romarin sauvage pousse partout et très facilement. Il fleurit plusieurs fois dans l’année et ses fleurs sont petites, délicates, d’un bleu un peu violet. Quand on marche sur les sentiers de Provence au printemps, l’odeur du romarin est partout dans l’air.
Cette odeur me rend heureuse. Et nostalgique aussi, presque mélancolique. Lorsque je la sens, j’ai des images et des sensations d’enfance qui remontent. Comme si l’odeur seule de cette plante avait le pouvoir de me faire revivre des instants lointains, oubliés.
Mais comment ça marche, les odeurs ?
Comment quelque chose de si impalpable peut-il susciter une émotion aussi précise et aussi puissante ? Et quels sont les liens entre les odeurs et nos souvenirs ?
Je suis Brune Bottero, bienvenue dans Émotions.
Pour parler de notre rapport à l’odorat, j’ai interviewé à distance Moustafa Bensafi, directeur de recherche au Centre de recherche en neurosciences de Lyon. Il y étudie la perception olfactive.
Est ce que vous considérez que l'odorat est un sens un petit peu oublié par rapport aux autres sens ?
Moustafa Bensafi : effectivement, l'odorat n'est pas une modalité à laquelle on pense, à laquelle on attache de l'importance par rapport au sens de la vue ou au sens de l'ouïe. On vit dans un monde audiovisuel donc on est conscient que ces deux modalités sont extrêmement importantes. Pour l'odorat, on n'est pas conscient de toutes les fonctions, tout ce que l'odorat peut nous apporter dans notre quotidien. L'odorat, en réalité, il berce notre journée du matin au soir.
Brune : Moustafa Bensafi me décrit les trois fonctions de l’odorat.
Moustafa Bensafi : la première, c'est de nous alerter du danger qu'il peut y avoir dans l'environnement. Alors, qu'est ce que c'est que ces dangers ? Ça peut être un feu. Ça peut être un aliment avarié qu'il ne faut pas consommer, une odeur de gaz.
La deuxième fonction, c'est plutôt une fonction, je dirais, d'ordre émotionnel, hédonique, affective. Cette fonction est également en lien avec l'alimentation puisque quand on consomme un aliment, on va avoir des sensations somato-sensorielles. On va reconnaître la texture, par exemple, en bouche. On va avoir le piquant, la fraîcheur. On va avoir également des sensations d'ordre gustatif : salé, sucré, acide, amer. Mais au delà de tout ça, on a des sensations olfactives qui sont liées au fait que des molécules qui sont comprises dans l'aliment vont aller stimuler le système olfactif et donc nous permettre de reconnaître l'aliment, dire que c'est de la vanille, de la banane, mais également avec cette reconnaissance, est associée une forte composante hédonique, émotionnelle, qui est souvent associée avec une émotion positive, mais qui peut être également associée à du dégoût. Ça, c'était la deuxième fonction.
La troisième fonction, c'est une fonction d'ordre social puisque l'odorat est impliqué dans nos interactions avec les autres. Pour preuve, on a tous un shampoing qui est parfumé, un savon parfumé, ou alors on va porter un parfum particulier qu'on aime. On porte également une attention particulière aux odeurs d'autrui et également à notre odeur, voire à notre haleine. Ce traitement de notre odeur corporelle ou ce contrôle de notre odeur corporelle, il est là pour nous permettre de mieux gérer nos relations avec les autres.
Brune : et comment vous expliquez que l'odorat et les émotions sont si profondément liés ?
Moustafa Bensafi : alors, je dirais qu'il y a deux raisons. Enfin, c'est pas des raisons, on va dire que c'est des constatations. Il y en a une qui est d'ordre anatomique. Anatomique, pourquoi ? Parce que si on voyage dans le système olfactif, et on est une petite molécule, on va rentrer dans la cavité nasale, ensuite, on va stimuler des récepteurs qui sont dans la cavité nasale et ces récepteurs sont situés au niveau des neurones olfactifs. C'est le premier étage du système olfactif. Ensuite, à partir de là, on parle plus de molécules, mais on parle plutôt d'influx nerveux, de transmission de l'information. On passe d'une information chimique à une information électrique qui est envoyée au reste du cerveau. Et le reste du cerveau, c'est quoi ? C'est une petite structure qui s'appelle le bulbe olfactif, qui est située juste après l'étage des neurones dans la cavité nasale, et ce bulbe est dans la boîte crânienne. Et à partir de là, à partir du bulbe olfactif, on envoie l'information vers des régions dites primaires de l'odorat comme le cortex piriforme (parce qu'il a une forme de poire) et également des régions comme l'amygdale.
L'amygdale, c'est une structure qui appartient au système olfactif, mais qui est également une structure impliquée dans les émotions en général. Et donc, là, on voit qu'il y a une superposition entre les régions de l'odorat et les régions des émotions.
Brune : l’amygdale est située dans le cerveau, elle a un peu la taille et la forme d’une amande. Cette structure est essentielle dans notre capacité à ressentir des émotions et à les percevoir chez les autres. Comme me l’apprend Moustafa Bensafi, le bulbe olfactif renvoie les informations liées aux odeurs dans la région de l’amygdale, donc celle des émotions. C’est une première preuve que le système olfactif et le système émotionnel sont extrêmement liés.
Moustafa Bensafi : et puis, la deuxième constatation. C'est qu'en fait, quand on perçoit une odeur, on va la percevoir pas de manière isolée. On va vraiment la percevoir de manière contextualisée, c'est-à-dire qu'on va percevoir l'odeur, mais on va également retenir le lieu, les personnes et également les émotions qui vont avec.
Et ces émotions, et bien, quand on va ressentir l'odeur, non seulement on va se souvenir, mais également ça va procurer chez nous un certain état affectif qui peut être très spécifique à la personne.
Brune : donc, si je reprends mon exemple personnel, lorsque je sens l’odeur du romarin, déjà, l’information passe par mon amygdale, donc dans la zone de mon cerveau dédiée aux émotions. Mais en plus de cette activation cérébrale, l’odeur du romarin va me plonger dans le contexte physique et émotionnel que j’associe inconsciemment à cette senteur.
Dans mon cas, l’odeur me transporte dans le jardin de mes grand-parents, au printemps. Je dois avoir quatre ans, et ma mamie cueille un brin de romarin, le frotte entre ses mains noueuses, et ouvre ses paumes en me disant “sens”. C’est un moment heureux, très précis dans mon esprit. Un moment pendant lequel je me sentais fière, comme si je partageais un secret avec ma grand-mère. C’est cette sensation exacte qui me revient : bonheur, fierté, secret. Mais aussi la conscience que cette sensation appartient au passé : mélancolie, nostalgie.
Je demande à Moustafa Bensafi si ce lien entre nostalgie et odorat s’observe scientifiquement.
Moustafa Bensafi : dans la littérature, on n'a pas suffisamment de données pour pouvoir conclure sur des émotions très spécifiques ou des états affectifs spécifiques comme la nostalgie.
Néanmoins, ce que l'on peut dire, c'est que par rapport à d'autres modalités sensorielles, les souvenirs olfactifs, ils résistent au passage du temps. Je m'explique : si vous faites une petite expérience très simple, vous demandez à des personnes de visualiser des tableaux, des peintures. Et puis, tout de suite après, vous faites un test de reconnaissance, vous présentez les peintures que vous aviez présentées avant, plus des nouvelles. Généralement, les gens vont avoir cent pour cent de réussite. Mais si vous faites ce test une semaine plus tard, ils sont au niveau de chance, 50 pour cent.
Si vous faites la même chose avec des odeurs, à court terme, on est plutôt à 60, 70 pour cent et sur le long terme, on est à 65, 70 pour cent, mais pas à 50 au niveau de chance. C'est-à-dire que le souvenir qu'on avait de manière immédiate, il a résisté au passage du temps. Pourquoi ? Parce que quand on sent une odeur, on ne va pas sentir que l'odeur, on ne va pas se souvenir que de l'odeur. On va vraiment imprégner tout le contexte. Les personnes, les lieux, les émotions.
Brune : ça signifie alors que l’odeur du romarin sentie à mes quatre ans m’a permis d’immortaliser dans mon esprit tout le contexte qui l’entoure : le jardin, ma mamie, la fierté.
Je me demande ce qu’il en est pour l’odeur des gens, et particulièrement des gens qu’on aime. Je me souviens d’une vidéo vue il y a plusieurs années. On y voit des enfants qui, les yeux bandés, doivent retrouver leur mère, en se fiant à l’odorat et au toucher. Les mères attendent, silencieuses, anxieuses même. Les enfants se nichent dans leurs cous, respirent leurs parfums. Et tous retrouvent leur mère, aucun ne se trompe.
C’est un lien connu. L’attachement entre le parent et l’enfant est particulièrement sensoriel, et passe, entre autres, par l’odorat. Je demande à Moustafa Bensafi comment ce lien se construit à la naissance.
Moustafa Bensafi : alors, l'odorat est très impliqué dans les relations mère/enfant, notamment dans ce qu'on peut appeler l'attachement. Il y a beaucoup d'études qui sont menées dans ce domaine et on peut même aller encore plus loin. L'odorat n'a pas une fonction qu'à partir de la naissance. Il y a des études qui ont montré, par exemple, que si vous demandez à des femmes enceintes de consommer une alimentation à base d'anis, par exemple, au 8ème mois de grossesse.
Et puis, vous prenez un groupe contrôle quand même, vous leur demandez de consommer des choses, mais sans anis. Si, à la naissance, vous testez les nouveaux nés des deux groupes, ce que vous allez constater, c'est que les nouveaux nés dont la maman avait consommé de l'anis préfèrent l'odeur d'anis, par rapport aux nouveau nés dont la maman n'avait pas consommé d'anis. Cette relation entre la mère et l'enfant, elle, est observée même in utero en réalité. In utero, on va avoir une formation de préférence.
Brune : l’odorat joue donc un rôle primordial dans l’émotion, mais aussi dans l’attachement humain, et dans le lien social. Mais que se passe-t-il lorsque ce sens fait défaut, comme on l’observe massivement avec les pertes d’odorat, qu’on appelle les anosmies, liées aux symptômes du coronavirus ?
L’anosmie, pour la perte totale de l’odorat, ou l’hyposmie, pour la perte partielle, ont des conséquences sur les trois fonctions de ce sens. Pour la fonction d’alerte, ça implique par exemple plus d’accidents domestiques dus à la non-détection d’odeurs comme le gaz ou la fumée. Pour la fonction hédonique, c’est par exemple le fait de ne plus ressentir la richesse des aliments que l’on consomme, et donc le plaisir gustatif.
Moustafa Bensafi : pour la troisième fonction sociale, et bien l'interaction sociale, elle, est complètement modifiée. Elle peut même être source d'anxiété et de stress. Les personnes déclarent, quand elles perdent l'odorat, qu'elles se douchent plus, par exemple, qu'elles se parfument plus ou alors qu'elles abandonnent. Si vous voulez, tout ça mis bout à bout, ça induit du stress, de l'anxiété. À tel point que chez un tiers des patients qui perdent l'odorat, on va avoir des symptômes typiques de la dépression. On peut même appeler ça de la dépression. Il y a environ un tiers des patients qui développent une dépression après avoir pris conscience de leur déficit olfactif.
Cette perte olfactive est elle a été mise en lumière, par exemple, par la covid 19. Puisque dans la covid 19, 50 pour cent des personnes testées positives à la covid ont perdu l'odorat. Beaucoup le récupèrent, certains le récupéreront un peu moins ou pas du tout au bout de quelques mois ou années.
Mais néanmoins, ça a permis in fine de montrer que ce sens, l'odorat, il est loin d'être inutile. Et sa relation avec l'émotion, elle est tellement forte que beaucoup de personnes qu'ils le perdent peuvent être dans un désespoir assez profond à un moment, puisque quand on a 30 ans et qu'on se dit je vais plus goûter les aliments de la même manière et qu'on avait un attachement à bien manger, bien cuisiner, c'est pas drôle.
Brune : ce qui pourrait sembler une des conséquences les “moins graves” du coronavirus peut donc en fait avoir des répercussions importantes sur notre état émotionnel, notre humeur, et même notre santé mentale. Moustafa Bensafi m’explique toutefois qu’il existe, pour les cas d’anosmie post-virale (c’est à dire comme symptôme d’un virus tel que le covid), des moyens de petit à petit réapprendre à sentir. L’idée est de s’exposer à des stimuli odorants, en pratiquant par exemple des activités culinaires, ou en faisant du jardinage. La proximité olfactive avec des aliments, des fleurs, leur manipulation, peut donner de très bons résultats sur le long terme.
Moustafa Bensafi : et donc, en fait, en cuisinant avec l'idée de stimuler ces systèmes, ça peut potentiellement également réveiller le système olfactif parce qu’on va manipuler des aliments. On va stimuler son système olfactif et donc on va s'entraîner. Donc voilà, ça, c'est une des possibilités. Et puis, le rêve, ce serait une prothèse olfactive, quelque chose de discret, comme des lunettes ou comme un appareil auditif. Mais on en est encore loin aujourd'hui. Mais pourquoi pas ?
Brune : en interviewant Moustafa Bensafi, j’ai appris que les odeurs qui nous entourent forment une sorte d’usine à souvenirs. Notre odorat a le pouvoir de nous faire voyager dans le temps et dans nos émotions, mais aussi de construire une partie de nos liens sociaux, et donc de nous définir en tant qu’êtres humains sensibles et connectés les uns aux autres.
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Pour cet épisode, j’ai interviewé Moustafa Bensafi, directeur de recherche au Centre de recherche en neurosciences de Lyon. Il est l’auteur de l’ouvrage “Cerveau et odorat, comment (ré)éduquer son nez”, publié par EDP Sciences.
La semaine prochaine, nous continuerons à raconter comment nos émotions et nos sens sont profondément liés, avec un épisode sur l’ouïe. Sarah, violoniste, nous fera entendre en musique les émotions multiples qui la traversent et l’animent à l’écoute et à l’interprétation d’un quatuor à cordes de Beethoven…
Maud Benakcha est la chargée de production d'Émotions. Cet épisode a été réalisé par Marine Quéméré, mixé par Jean-Baptiste Aubonnet, qui a également fait la prise de son, et Nicolas de Gélis a composé le générique d’Émotions. La composition musicale a été créée par Marine Quéméré et Nicolas Vair.
Ce podcast est également rendu possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditoriale, Marion Girard responsable de production, Mélissa Bounoua directrice des productions et Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale.
Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous aimez écouter vos podcasts : Apple Podcast, Google Podcast, Soundcloud ou Spotify.
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Si pour vous aussi les odeurs évoquent des souvenirs dont vous êtes peut-être nostalgiques, je vous conseille d'écouter ou de réécouter l'épisode d'Émotions sur la nostalgie réalisé par la journaliste Sarah-Lou Lepers.
Et puis, il y a aussi tous nos autres podcasts : Travail (en cours), Passages, Injustices, Fracas, Une Autre Histoire, ENTRE ou Le Book Club.
Bonne écoute/lecture et à bientôt !