Retranscription - Faut-il envier les extraverti.e.s ?
Cyrielle Bedu : le dernier épisode d’Émotions était consacré à l’introversion, il s’appelle Le monde n’est-il pas fait pour les introverti.e.s ?. Après l’avoir réalisé, il m’a semblé évident qu’il fallait ensuite que je m’intéresse à l’autre camp, celui des extraverti.e.s, que la société aurait tendance à plus valoriser, comme vous l’avez appris dans le précédent épisode de cette mini-série.
Je parle de camp des extravertis parce que j’ai parfois eu l’impression lors de mes interviews qu’il y avait deux camps justement, deux camps qui se faisaient face, un peu comme deux équipes adverses lors d’un match de foot : l’équipe des introvertis et celle des extravertis. L’équipe des introvertis semblent avoir du ressentiment envers les extravertis qui seraient plus bavards et qui prendraient toute la place. Ça me fait un peu penser de façon exagérée aux clans dans les séries américaines, où au lycée, les gens populaires font de l’ombre aux personnes plus discrètes.
Mais pourquoi les extravertis, ces personnes si sociables, peu inhibées et davantage sensibles à l'approbation sociale agacent tant ? Est-ce que la société est plus conçue à leur image ? Sont-elles forcément à envier ? Pour le savoir, j’ai donné la parole à deux personnes qui se disent extravertie, pour avoir leur perception de l’image qu’elles renvoient aux autres et aussi pour comprendre leur extraversion.
Je m’appelle Cyrielle Bedu, bienvenue dans Émotions.
GÉNÉRIQUE
Cyrielle : autant vous dire qu’il m’a été difficile de trouver le témoignage de personnes extraverties. Ce n’est pas parce que les extravertis sont peu nombreux, peut-être que c’est parce que, de nos jours, de plus en plus de livres font l’éloge de la discrétion et mettent en avant la force insoupçonnée des introvertis. C’est un peu moins évident de se dire extraverti. Les gens ont peut-être peur de passer pour nombriliste, ou narcissique ? Ou ils ne se considèrent pas comme extraverti.
Esther Taillifet, elle, n’a en tout cas aucun mal à dire qu’elle est majoritairement extravertie. Elle insiste sur le terme majoritairement, parce qu’elle ne se dit pas entièrement extravertie comme certaines personnes, dont on parlera plus tard.
Esther Taillifet est coach et elle crée du contenu sur internet depuis 2012.
Esther Taillifet : j’ai su très vite, étant enfant, que j'étais une bavarde, que je n'avais pas ma langue dans ma poche, qu’on m'entendait, qu’on me voyait.. on me l'a beaucoup dit ! Très vite, j'ai su que je n'étais pas timide, voilà. Très vite je l'ai su, mais sans le mot extraversion.
Dans mon expérience, ça a été vu à la fois comme quelque chose de positif d'une certaine manière, mais aussi comme quelque chose de négatif. Il y a un aspect positif de.. voilà, je suis sociable, j'étais une enfant facile quoi. Quand j'allais chez quelqu'un, j'avais pas peur de parler etc... Mais étant enfant en tout cas et adolescente, en tant que femme, enfin moi, je le vis comme étant surtout lié au fait que j'étais une femme, on me disait que j'étais un peu "bossy".. autoritaire voilà. On m'a beaucoup dit que j'affirmais trop.. ce que je voulais, par rapport à mon frère, par exemple, ou que oui je prenais de la place.
On attendait de moi que je sois sage. C'était vraiment ça. On attendait de moi que je sois sage, que je sois calme, et je n'étais pas calme. J'avais envie de dire des choses, j'avais envie de réagir et j'ai des souvenirs comme ça étant enfant où les adultes sont en train de parler et j'ai envie de dire un truc et je me retiens et je ne peux pas, et j'ai l'impression que si je le fais bah on va me le reprocher en fait donc.. ouais le côté prendre pas mal de place on me l'a beaucoup reproché.
Et en même temps, il y a plein de fois dans ma vie, en fait j'ai pas voulu prendre la place, mais on me la donne. Ça m'est arrivé dans des, tu sais des trucs simples comme tu fais un travail en groupe au lycée ou même dans le milieu professionnel où à un moment donné t'es sur un projet en groupe, et en fait, on va partir du principe que je vais être leader du projet alors que moi ce n'est pas là où je suis la meilleure et je pense qu'il y a quelqu'un d'autre dans le groupe qui serait meilleur, ou même moi j'ai pas envie, mais juste parce qu'à un moment donné je parle ou je donne mon avis, on va me donner cette place là. Et en fait j'ai l'impression qu’il y a une espèce de boucle de rétroaction sur : t'es un petit peu plus avenant que d'autres personnes et du coup, on va te donner plus de place et du coup, tu vas en prendre plus enfin... Moi il y a plein de fois où, en fait, je n'ai pas eu envie de prendre de la place. J'ai juste eu envie de dire le truc que je pensais et que les autres puissent le faire aussi.
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Cyrielle : ce que je comprends de ce que me dit Esther, c'est que pour elle, son extraversion se traduit par le fait de prendre de la place, de beaucoup parler... Et ce serait liée à sa façon d'appréhender les échanges.
Esther Taillifet : en fait, moi ma façon d'avoir de l'information, ma façon préférentielle d'apprendre, c'est en communiquant. C'est en étant en contact avec les autres et c'est comme ça que j'apprends. Et moi, j'adore rencontrer de nouvelles personnes, avoir des gens qui me parlent pendant des heures de leur vie, de ce qu'ils ont vécu, de ce qu'ils ont découvert et pour moi, ça passe par la parole et ça passe par le contact donc je suis quelqu'un d'assez avenante pour ça, et maintenant je le sais que, en fait c'est juste une autre façon de prendre de l'information.
Cyrielle : pour Esther, les extravertis comme elles ont besoin de communiquer pour se ressourcer. Ils se sentent galvanisé, revigoré, boosté par les échanges, ça les motive, ça leur donne de l'énergie.
Esther Taillifet : quand vous parlez à un extraverti, il va pouvoir rebondir à ce que vous dites, il va pouvoir créer sa pensée là, maintenant, il n'a pas besoin d'y réfléchir tout seul. Il va pouvoir brainstormer à plusieurs. Là où quelqu'un qui est introverti va avoir besoin d'écouter et de rassembler ses idées et potentiellement de les écrire. En tout cas, de le faire seul. Et un introverti quand il va être avec des personnes, ça va plutôt lui vider de son énergie plutôt que de lui en donner donc euh... Pour moi, la grosse différence, elle est là. Quand on se pose la question, je dirais: est-ce que quand vous venez de passer une après midi avec plein de monde, vous êtes remontés pour toute la semaine. Ou est-ce que vous êtes vidés pour toute la semaine ?
Cyrielle : j’ai parlé de cet aspect avec Martin Storme. Il est docteur en psychologie et enseignant-chercheur à l'IESEG, une école de commerce avec des antennes à Lille et à Paris.
Martin Storme : une personne qui est extravertie, qu'est ce qui la caractérise ? Elle voit les interactions sociales comme une source d'opportunités. Ça peut être l'opportunité de gonfler son estime de soi en étant le centre de l'attention.
Ça peut être l'opportunité de rencontrer des personnes intéressantes qui vont donner des perspectives de vie différentes. Donc, c'est normal qu'elles puisent leur énergie, qu'elles se ressourcent dans le fait d'être avec les autres. Et une personne qui est introvertie, en revanche, voit les choses complètement différemment. Parce que pour une personne introvertie, une interaction sociale, ce n'est pas spécialement une source d'opportunités. Du coup, ces personnes qui sont introvertis, elles doivent fournir un effort, l'effort de socialiser. Elles vont quand même faire un petit effort pour parler, etc. Mais ce n'est pas un effort qui est vraiment récompensé. Et quand on fournit un effort important et qu'on n'est pas récompensé, ça engendre du stress et de la fatigue.
Cyrielle : j’ai demandé à Martin Storme de m’en dire plus sur ce qui caractérise l’extraversion. Est-ce qu’on peut être tout le temps extraverti, à chaque instant de la journée, à chaque interaction sociale ? Ou est-ce que c’est un trait de caractère que les extravertis n’ont que de temps en temps, quand ils sont en soirée par exemple ?
Martin Storme a commencé par me parler de Carl Gustav Jung, vous savez, c’est le psychiatre qui a inventé les concepts d’introversion et d’extraversion, dont je parlais dans le précédent épisode.
Martin Storme : historiquement, c'est vrai que c'est Carl Jung qui a parlé de ça en psychologie. Donc c'est vraiment une approche très différente, c'est une approche plutôt en type. Donc l'idée, c'est qu'il y a des types de personnalité, donc des classes très différenciées de personnes. Il y a la classe des introvertis, la classe des extravertis. Aujourd'hui, ce n'est pas un modèle qui est très accepté par la communauté scientifique. Maintenant, on a plutôt tendance à dire qu'en fait, il y a un continuum. Donc, il y a un trait qui est l'extraversion. Si on a pas du tout ce trait, on est introverti et si on l'a totalement, on est extraverti. Mais il y a toute une série de nuances. Entre les deux, on peut être moyennement extraverti, on peut être légèrement extraverti, on peut être très extraverti. Ce n'est pas un système dichotomique, c'est la différence, je dirais avec Jung. L’extraversion doit d'abord être pensée comme un état, un peu comme une humeur ou une émotion. Donc, de la même façon qu'on peut être dans un état émotionnel triste, on peut être dans un état comportemental extraverti. Donc un état extraverti, c'est quoi ? C'est un état qui est caractérisé par toute une série de comportements bien identifiés. Quand on est extraverti, on est bavard, on s'ouvre à l'autre, on est énergique.
Et ce qui va déclencher ces comportements typiques de l'extraversion, ce qui fait qu'on se met dans un état extraverti, c'est en fait les buts qu'on poursuit, et en particulier le but de socialiser pour l'extraversion. Donc, lorsqu'on veut socialiser en général, c'est plus efficace d'être bavard, de s'ouvrir à l'autre, d'être énergique plutôt que d'être silencieux, fermé sur soi ou apathique. Et donc, après la question, c'est : qu'est ce qui fait que le but de socialiser est activé ?
Le but de socialiser peut être activé par des caractéristiques de la situation dans laquelle on se trouve. Par exemple, si je suis dans un premier rendez-vous amoureux avec une personne que je connais mal, mon but, c'est de socialiser. Donc, je vais essayer de me mettre dans un état extraverti. En revanche, lorsque, par exemple, j'essaie d'apprendre par cœur un cours pour un examen, je suis à côté de quelqu'un qui vit avec moi, par exemple, mon but n'est pas du tout de socialiser à ce moment-là, mais c'est de me concentrer sur ma tâche et de travailler dur. Donc, ce que je vais faire, c'est que je vais mettre dans un état plutôt introverti.
Cyrielle : il y a donc un état d’extraversion qui peut être vécu par tous, même par les introvertis, et qui est l’état dans lequel on est quand on veut sociabiliser avec quelqu’un dans un but précis. Et il y a un trait de caractère extraverti, qu’a Esther Taillifet qui peut être activé par des caractéristiques de notre personnalité, par nos aptitudes, nos croyances, nos valeurs ou par notre éducation.
Martin Storme : par exemple, je peux avoir la croyance que c'est important de faire des nouvelles rencontres parce que, par exemple, je me dis que ça va ouvrir de nouvelles perspectives de vie, etc. Si j'ai cette croyance, je vais, dans la plupart des situations où ce sera possible, me comporter de façon extravertie afin de faciliter les rencontres.
Et donc, les gens diront de moi quelque chose comme : “C’est un extraverti”. Donc il y a une personnalité d’extraverti, dans ces cas-là, on parle d'extraversion non plus comme d'un état, mais comme d'un trait de personnalité. Donc, en fonction des valeurs qu'on a, des croyances qu'on a, des aptitudes qu'on a, on peut avoir une personnalité plus ou moins extravertie. Donc, en résumé, on peut parler de l'extraversion comme d'un état, un état comportemental. Mais on peut aussi en parler comme un trait de personnalité et alors ça recouvre un ensemble complexe de processus socio-cognitif - valeurs, croyances, aptitudes - qui font qu’on est plus souvent que les autres dans un état extraverti. Je crois qu’il n’y a pas un seul processus socio-cognitif qui amène à une personnalité extravertie. Pour le dire autrement, on peut être extraverti pour différentes raisons. Certains extravertis le sont parce qu'ils sont à l'aise lorsqu'ils socialisent. Donc, on peut imaginer que ces extravertis là, ils ont un haut niveau de confiance en eux dans les interactions sociales. Mais on peut aussi imaginer que certains extravertis le sont parce qu'ils croient que c'est mieux pour eux et sans pour autant se sentir à l'aise lorsqu'ils se comportent de façon extravertie. Donc, ils se disent : “Voilà, il faut que je le fasse”, mais ils n’ont pas forcément la capacité à le faire. Et donc, on peut imaginer que ces personnes qui se forcent à être extravertis sont des personnes qui se font un peu violence pour être extravertis. Peut être que ces personnes n'ont pas spécialement confiance en elles, même si elles en donnent l'impression.
Cyrielle : cela peut être le cas dans des cultures ou dans des environnements dans lesquels l’extraversion est survalorisée. Comme aux États-Unis par exemple, où le fait d’être à l’aise à l’oral et de toujours se mettre en avant est très apprécié. Mais cela peut aussi être le cas dans certaines entreprises, dans certaines écoles ou dans certaines familles.
Pierre Zaoui a justement grandi dans une famille où l’on parlait beaucoup, tout le temps. Il pense que c’est de là que vient son extraversion. Il est philosophe, professeur à l’université Paris Diderot et il a écrit le livre La discrétion ou l’art de disparaître.
Pierre Zaoui : je ne suis pas du tout quelqu'un de discret. C'était même.. ça avait beaucoup amusé mes amis quand j'ai écrit un livre sur la discrétion. Mais en revanche j'avais deux amis qui étaient extrêmement discrets et qui étaient assez admirables. Donc, ça part d'une expérience d'admiration. Moi je suis très extraverti. J'ai besoin de parler tout le temps. Je sais qu'il y a une souffrance, qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans ce désir absolument de tenir toujours le crachoir, d'être au centre de l'attention. Et je trouvais au contraire une beauté et une douceur chez les gens qui savent se tenir, qui savent se tenir un peu mieux. Ce n'est pas du tout un livre autobiographique, c'est un livre d'hommage, du vice à la vertu, on pourrait appeler ça comme ça.
Cyrielle : donc pour vous c'était une façon de les comprendre et de vous comprendre aussi, d'une certaine façon, ou de disséquer la discrétion c'est ça, en l'admirant ?
Pierre Zaoui : voilà. De la disséquer, de pas faire de la psychologie, de pas mettre des étiquettes sur les gens et de me rendre compte aussi que même pour quelqu’un comme moi, pathologiquement extraverti, parce qu’on a le sentiment qui, à mon avis, est totalement faux que les gens extravertis sont bien dans leur peau... et que les gens introvertis, au contraire, ne savent pas vivre, faire partager leurs émotions. Mais je crois que l'extraversion comme l'introversion ont des formes saines et des formes pathologiques.
J'étais plutôt du côté de la forme pathologique, de l'incapacité à ne pas se mettre en scène, donc d'avoir l'impression de disparaître quand il se tait.
Ordinairement, le sens commun voit l'extraverti, comme quelqu'un qui va bien, et l'introverti comme quelqu'un qui est malheureux, qui n'ose pas, qui se sent pas autorisé. Et on pourrait voir les choses dans le sens inverse. Et qu'au fond, l'introverti, celui qui ne parle pas, il peut ne parler, et là quand je vous parlais de ses amis au départ, la grande chose admirable c'est qu'ils ne disaient pas rien, mais je crois qu'il parlait et c'était ça qui était admirable c'était pour dire quelque chose d'intéressant, et même quand il y a un effet de soulignement, de ponctuation. Parce que dans la grande logorrhée verbale, je viens d'une famille purement logorrhéique où c'est une manière de.. pour ne pas dire les choses. Il y a les familles silencieuses et les familles qui parlent tout le temps. Les familles qui parlent tout le temps n'en disent pas plus que les familles silencieuses, parce que c'est une manière de tout dire un peu important et noyer dans le flux verbal. Donc souvent, c'est deux manières pathologiques de ne pas parler.
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Ce qui est pénible, c'est l'extraversion permanente, c'est les grandes gueules. C'est ceux qui ont besoin continuellement d'être toujours premier. Et là dedans, je ne sais pas, après il faudrait psychanalytiquement, faudrait aller voir, mais il y a sans doute une peur et la terreur d'une perte quand même.
Il y a une terreur dans l'extraversion, que le lien se dissolve, que le lien se casse et donc on est obligé de le renourrir. On est obligé de garder perpétuellement l'attention de l'autre parce que si on n'a pas l'attention de l'autre, on a l'impression qu'on tombe dans un gouffre. C'est-à-dire qu'on ne se soutient... Pour moi, c'est lié, l'extraversion, à des formes "d'abandonnite"; de peur de l'abandon, ou de liens "non-secure" et d'avoir peur que l'autre s'en aille. C'est une manière de se l'attacher.
Cyrielle : est-ce que c’est pour ça que les extravertis agacent souvent ? Est-ce à cause de leur côté grande gueule dont parle Pierre Zaoui, ou à cause de cette lutte pour être au centre de l’attention, pour être le ou la première.
Esther Taillifet, qui ne se considère pas comme pathologiquement extravertie, à l’inverse de Pierre Zaoui, a en tout cas beaucoup souffert de cette image.
Esther Taillifet : il y a un côté un peu.. pas très intello, en fait.
Et du coup, je n'aimais pas ça et je me disais si je suis une intello, je dois lire des livres et rester dans les coins et dire mon avis seulement quand on me le demande. Et j'ai essayé de coller à ça et ça ne me correspondait absolument pas quoi.
Donc, le fait de comprendre en grandissant que dans l'inconscient collectif, quelqu'un qui parle beaucoup, qui parle beaucoup de lui, qui prend beaucoup de place, bah en fait, ce n'est pas quelqu'un de classe quoi, c'est quelqu'un un peu potache. C'est quelqu'un un peu.. un personnage pas très profond voilà, un peu superficiel.
Pendant longtemps en fait, je pensais que c'était un problème et que c'était ouais un gage de superficialité finalement d'être extravertie.
Cyrielle : pour coller à une image plus “intello” comme elle le dit, mais aussi pour prendre moins de place, Esther a même commencé à se lancer des défis, pour être plus souvent dans un état introverti.
Esther Taillifet : je me donnais des défis, genre ce soir je vais en soirée et puis en fait, je vais me taire. J'avais souvent ce sentiment quand je revenais de soirée avec des gens que : "Ohlala j'ai trop parlé, je les ai soulé. J'ai trop parlé, j'ai parlé que de moi, ah mon Dieu c'est affreux", parce qu'il y a vraiment ce truc qu'on te renvoie, le fait que tu parles de toi. Et tu ne fais pas exprès, et en fait tu te rends même pas compte que tu parles de toi.
T'as l'impression de parler des autres et je trouve d'ailleurs souvent que c'est même un reproche un peu injuste parce qu'en pratique, quand tu poses la question à un introverti, il va te faire des réponses fermées quoi. Tu vas dire : "Parle moi de toi", et puis il va te faire... ou : "T'as aimé la musique ce soir?”, il va dire : "Oui".
Alors qu'un extraverti va dire : "Oui, mais euh machin, mais si, mais là", puis il va te raconter, puis au final, au bout de 2 secondes, il te parle de son voyage en Thaïlande, tu vois. Et du coup, je trouve ça souvent un peu injuste, donc j'ai souvent ressenti ce sentiment d'injustice de me dire qu’on me dit que je prends de la place, et en même temps, bah les autres ne la prennent pas, et quand j'essaie de leur donner, ils ne la prennent pas.
Cyrielle : Esther Taillifet prend sur elle parfois, pour moins parler et se mettre moins au centre. Elle ne gomme pas sa personnalité extravertie, elle l’attenue simplement par moment, elle met de l’eau dans son vin, elle fait des efforts. À l’inverse, certains introvertis font eux aussi des efforts dans certaines situations, pour être plus dans l’extraversion et sociabiliser, même quand ils aimeraient plutôt écouter et observer.
Mais cette capacité à s’adapter, à changer ponctuellement sa façon d’être, pour permettre des interactions sociales plus équilibrées, tout le monde ne l’a pas. C’est ce que m’a expliqué Martin Storme.
Martin Storme : tout le monde peut réguler dans une certaine mesure l'état d'extraversion dans lequel il se trouve en fonction de la situation. Mais bien sûr, il y a certaines personnes qui sont meilleures que d'autres pour réguler leurs états comportementaux et pour les personnes extraverties qui parviennent bien à réguler leur état comportemental, c'est pas forcément un problème de devoir parfois se taire pour laisser de l'espace à l'autre, mais pour les personnes extraverties qui parviennent pas bien à réguler leur état comportemental, donc là, on dit que c'est des personnes qui ont une personnalité rigides, pour ces personnes, c'est difficile de pas se comporter de façon extravertie et je pense que c'est seulement pour ces personnes qu'être en retrait, ça peut être stressant, fatigant parce qu'en fait, elles fournissent un effort en se taisant, en étant introverti contre leur nature qui n'est pas forcément récompensée.
Imaginons que je suis dans le train et que j'ai envie de bavarder pour passer le temps. Si un extraverti s’assit à côté de moi, je serais content qu'il me parle. Mais en revanche, si je suis dans le train et que j'ai envie de lire un livre pour passer le temps, j'aurais tendance à espérer que l’extraverti qui s'est assis à côté de moi, va se taire rapidement.
Un extraverti qui est capable de réguler son état d''extraversion, il devrait comprendre qu'il faut se taire quand il voit que je sors mon livre. Un extraverti qui est rigide, il continuera à me parler, même s'il voit que je suis complètement plongé dans mon lit dans mon livre.
Et au final, je pense que plus les gens extravertis, ce qui nous énerve, ce sont les gens qui ne savent pas réguler leurs états comportementaux. C'est laisser les gens qui savent pas comprendre. Là, il faut que tu te taises. Et d'ailleurs, la preuve, c'est qu'on peut tout à fait imaginer qu'une personne introvertie, qui est rigide, introvertie, nous énerve aussi parce qu'il existe des situations dans lesquelles le but, c'est de socialiser. Et on a parfois envie de dire à la personne qui est introvertie, rigide, de faire un effort pour parler un peu.
Donc, je pense que vraiment, l'extraversion en soi, c'est une chose. Mais ce qui est le plus important dans la personnalité, c'est la flexibilité de la personnalité. C'est la flexibilité qu'on a dans le fait de se mettre dans un état comportemental ou un autre en fonction de ce qu'il faut faire dans la situation.
Après, si on est vraiment très rigide ou au contraire très flexible, on peut imaginer que ça devient pathologique. Quelqu'un qui serait complètement, qui changerait d'État comportemental toutes les cinq secondes, ça ne serait pas très fonctionnel, mais quelqu'un qui serait complètement rigide dans toutes les situations, qui serait toujours extraverti, ça ne serait pas non plus très fonctionnel. Donc, c'est dans l'extrême qu'il y a peut être une forme de pathologie.
Pierre Zaoui : ces deux types de modalités psychiques, il n'y en a aucune qui marche bien. Ces deux mécanismes de défense au départ, face à une pulsion qui est douloureuse et qu'on ne peut pas satisfaire dans le réel. Dans tous les cas, il ne faut pas chercher de solution idéale. Mais il me semble que la maladie commence quand on est collé à un seul type de mécanisme, et qu'on vit à peu près bien quand on sait tous les manipuler.
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Il me semble que le problème principal de nos sociétés, c'est des interrupteurs. On manque d'interrupteurs. Et interrompre ce n'est pas dissoudre, ce n'est pas nier, ce n’est pas violenter, c'est simplement dire : "Ça va". On pose son ego de côté, pour un moment, pour un spectacle, un dîner, une rencontre avec quelqu'un, on écoute au lieu de vouloir parler et un peu comme un vieux enlève son dentier avant de s'endormir, ça ne veut pas dire qu'il ne le remettra par au matin. Mais voilà, c'est à la fois du repos et de la respiration. Qu’est-ce qui rend un extraverti insupportable ? C’est pas au fond qu’il parle fort, qu’il rit fort, qu’il se manifeste.. parce que ça peut être joyeux et vivant, c’est qu’il ne s’est pas s’arrêter. C'était la grande question d'Aristote. Il faut savoir s'arrêter. Et l'extraverti passe de la générosité à la tyrannie quand, justement, il ne s'arrête pas.
Cyrielle : le fait qu’Esther Taillifet puisse réguler son extraversion lui permet donc d’interagir plus facilement avec des personnes introvertis, plus même qu’avec des personnes extraverties. Elle s’est même rendu compte dernièrement qu’elle n’avait été en couple jusqu’à présent qu’avec des introvertis.
Esther Taillifet : je crois que c'est arrivé une seule fois et pas longtemps que je sois avec un extraverti. Et c'est en étant avec un extraverti que je me suis dit : "Ah oui, je sais pourquoi pas je suis pas avec des gens extravertis (rire) en fait. On ne s'écoute pas.. en fait”. Et j'ai remarqué dans les couples, même autour de moi, que c'est très souvent qu'il y a une association introverti et extraverti parce qu’il y a deux modes de communication qui se complètent finalement assez bien. Si t'es deux extravertis tu peux très vite te couper la parole et pas t'écouter. Et si t'es deux introvertis, tu peux très vite ne jamais aborder les sujets qui nécessitent d'être abordés, et ne pas se parler. Donc, j'ai l'impression qu'en pratique, ça marche bien.
Donc je pense que c'est important qu'on sache que l'autre type existe et qu'on ne soit pas aussi dans la dévalorisation ou la glorification d'un type. J'ai eu l'impression que pendant longtemps on glorifiait l'extraversion et que maintenant, c'est plutôt le tour de l'introversion, ce qui est de bonne guerre j'ai envie de dire (rires), mais qu’il y a vraiment ce truc de... enfin cette caricature de l'homme qui prend beaucoup de place, qui est extraverti, la femme qui est sympa et à l'écoute et qui est introvertie, là ou en fait.. bah c'est pas le cas.
Donc, essayer de comprendre les fonctionnements des deux, ce sera nécessaire, et si on le fait, je pense qu'il y a beaucoup à avoir, je pense ne serait ce qu'au sein d'une équipe, au sein d'une famille, de se rendre compte qu'il y a différentes tempéraments, il y a beaucoup à partager, à s'apprendre.
Et maintenant que je connais mon extraversion et que je sais qu'il y a beaucoup de personnes qui sont introverties dans mon travail typiquement, je vais volontairement aller voir les introvertis leur dire : "Toi, qu'est ce que tu en penses ? Dis moi", leur donner la parole pour laisser la place. Mais de mon expérience en fait, il y a beaucoup d'introvertis qui sont en fait beaucoup plus pertinents sur des postes de leader ou des postes décisionnels, ou des.. fin là je pense au travail, mais même l'organisation des vacances en fait, moi je pense à mes dernières vacances avec des amis.. c'est finalement un introverti qui s'est occupé de l'organisation de l'hôtel, du train et tout ça, et en fait, vu qu'il est posé et qu’il réfléchit seul et qu'il n'est pas influencé par 12.000 personnes à prendre des décisions trop vite, bah en fait, très souvent c'est des personnes qui sont plus.. peuvent être plus calmes en fait dans leur prise de décision. Alors là, je renforce l'idée qu'un extraverti part un peu dans tous les sens mais, disons que le fonctionnement naturel d’un extraverti, oui, ça va être de plus partir dans tous les sens qu'un introverti.
En gros je suis mitigée sur cette notion de : il faut absolument être extravertie pour être leader. Je pense juste qu'en pratique, c'est souvent ce qui se passe, juste parce que ce genre de moment en fait où on décide qui va être leader dans le groupe, ça se fait en un claquement de doigt, ça se base sur une personne qui dit : "Oh bah oui, moi, ça me dérange pas !", ou une phrase. Et en fait si l'introverti a mis deux secondes de réflexion avant de parler, bah ça y est c'est décidé en fait, ça se passe très vite. Donc, je pense qu'en pratique, c'est surtout pour ça que ce sont des extravertis qui sont leader, pas tellement parce que c'est forcément les personnes les plus pertinentes.
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C'est très courant pour un extraverti de.. finalement passer toute sa journée au contact de personnes, que ce soit au travail, dans la vie personnelle, de pas se poser enfin.. un extraverti va très facilement après le boulot, aller directement boire un verre avec quelqu'un, là ou un introverti va peut être passer chez lui, prendre du temps pour être seul.. et du coup, en tant qu'extraverti, on peut très facilement dans notre vie ne jamais avoir de temps seul en fait. Ne jamais avoir de temps pour se poser et juste être avec soi. Et ça, cumuler sur les années en fait, juste lié à ce mode de fonctionnement, ça finit par faire qu’un extraverti aura naturellement tendance à moins se connaître parce qu'il a juste passé moins de temps avec lui-même, c'est aussi simple que ça. Pour connaître quelqu'un faut juste passer du temps avec, et pour soi ça marche aussi quoi, ça fonctionne exactement de la même manière. Donc je trouve que c'est beaucoup plus difficile en tant que extraverti, finalement, de prendre le temps d'apprendre à se connaître parce que c'est un vrai travail qui doit être conscient. Là où un introverti finalement dans son mode de fonctionnement, il est obligé de faire le point avec lui-même et se dire : “Tiens, qu'est ce que je pense de la conversation ? Est-ce que je suis d'accord, est-ce que je ne suis pas d'accord ? Qu'est-ce que je garde ? Qu'est-ce que je garde pas ?”, alors qu'un extraverti n'aura pas ce besoin naturellement de faire ça.
Donc, moi c'est une difficulté que j'ai rencontrée, personnellement, et que je vois d'autres extravertis rencontrer, c'est que le fait d'être trop vers l'extérieur, tu te laisses influencer finalement, beaucoup par le monde extérieur, sans toi te recentrer et te dire en fait : "Qu'est ce que j'en pense, et dans quelle direction moi je veux aller ?".
Cyrielle : ce sont ces interactions avec des personnes introverties qui ont permis à Esther Taillifet de se faire cette réflexion. C’est au contact d’autres gens, qui ont un tempérament différent du sien, qu’elle en a appris davantage sur elle-même.
Ça peut paraître un peu bateau, mais peut-être qu’au lieu de cette guerre des camps, entre introvertie et extravertie, on devrait être plus flexibles pour ceux qui le peuvent, moins rigides, faire plus d’efforts pour comprendre l’autre et faire en sorte que la société s’adapte aussi dans ce sens. Pour qu’un trait de caractère ne soit pas plus valorisé que l’autre, même dans les lycées montrés dans les séries américaines.
GÉNÉRIQUE FIN
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Merci à notre interlocutrice et à nos interlocuteurs de nous avoir accordé de leur temps.
Lucile Rousseau-Garcia et Florence de Talhouët ont participé à la conception de cet épisode. Jean-Baptiste Aubonnet s’est occupé de l’enregistrement et du mixage. La composition musicale est de Nicolas Vair. Elle a été remixée par Charles De Cillia, qui s’est aussi occupé de la réalisation. Nicolas de Gélis a lui composé le générique d’Émotions.
Ce podcast est aussi rendu possible grâce à Marion Girard qui est responsable de production de nos podcasts, à Maureen Wilson, qui est responsable éditoriale, à Mélissa Bounoua qui est à la direction des productions et à Charlotte Pudlowski qui est directrice éditoriale.
Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous avez l’habitude d’écouter vos podcasts: iTunes, Google podcast, Soundcloud, Spotify ou Youtube. Vous pouvez aussi nous laisser des étoiles et nous laisser des commentaires. Si cette mini-série vous a plu, parlez de l’émission autour de vous !
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