Retranscription - Lisa Guez

Générique 

Agathe le Taillandier : Vous ne serez pas étonné si je vous dis que les contes de fées ne sont pas à l'avant garde du féminisme. Entre La Belle au bois dormant, embrassée dans son sommeil par un prince tout puissant et Blanche-Neige devenue la bonne à tout faire des sept nains, les exemples de femmes dont le destin ne dépend que de figures masculines ne manquent pas. Depuis Charles Perrault ou les frères Grimm, ces textes ont cependant traversé les siècles et font encore partie de notre imaginaire collectif, car ce sont de véritables réservoirs d'histoires aux images et aux symboles multiples. A nous donc de les réinvestir autrement à la lumière de notre actualité. C'est ce que fait la metteuse en scène de théâtre Lisa Guez avec son spectacle Les femmes de Barbe-Bleue. Sur scène, si le fantôme du bourreau rôde, il s'efface derrière la parole des femmes et l'expression de leurs désirs. Lisa Guez interroge ainsi les mécaniques de la violence dans le cas des féminicides et fait de la sororité le véritable nœud de son récit théâtral. Créée à partir d'improvisations pour cinq comédiennes, la pièce a reçu deux prix au Festival Impatience en 2019. Elle est présentée au CENTQUATRE-PARIS à Paris, dans le cadre du festival Les Singulier.e.s, qui met à l'honneur des créations transdisciplinaires et dont le Book Club est partenaire. Théâtre, danse, musique, arts visuels et cirque se mêlent autour d'un thème commun : le portrait et l'autoportrait. Pour cette nouvelle édition, le programme prend une couleur plus que jamais féminine. Vos épisodes du Book Club donnent la parole à des créatrices programmées au festival Les singulier.e.s. Aujourd'hui donc, l'artiste Lisa Guez Je suis Agathe Le Taillandier. Bienvenue dans le club

GENERIQUE

Lisa Guez : Moi, ce que j'aime le plus, c'est parler avec les libraires et leur demander de chercher pour moi, en fait j'adore voir ça. J'adore voir un libraire se mettre en action et du coup, fouiller dans sa librairie et dégoter dans une étagère ou dans un autre truc un bouquin et qui te parle pendant 15 minutes du truc. C'est vraiment le truc que j'aime le plus, en fait.

Il est 22 heures 22. Je suis à Bordeaux, dans une chambre d'hôtel, enfin plutôt dans un appart hôtel, allongée sur le grand lit. J'ai une fenêtre cachée par d’ épais rideaux bleus imitation velours. Et si je l'ouvre, ça donne sur les toits. Je suis proche de la gare et ça sent une odeur, un peu comme un feu de cheminée mais dans le froid, en fait, ça donne une odeur un peu particulière. Ma bibliothèque n'est pas là, mais je peux quand même en parler. Elle est complètement en bordel. J'ai plein de bouquins. En fait, j'arrive quand même à classer les livres par ensemble. Donc, j'ai tout une espèce de petit meuble en bois qui est au bord de l'écroulement et envahi par des livres qui étaient des livres qui m'ont servi pour ma thèse que je n'ai toujours pas fini ma thèse, ma thèse qui portait sur les mises en scène de la terreur révolutionnaire. Donc, j'ai des bouquins d'histoire, des bouquins de philo, des pièces de théâtre qui portent sur la terreur ou la Révolution française. Tous les bouquins qui me servaient pour ma thèse sur ce même meuble j'ai plein de bouquins, des essais, des trucs sur différents sujets qui m'ont intéressé, que j'ai acheté et que j'ai lu ces derniers temps. Des trucs, un peu de socio, de philo, d'histoire. J'ai un grand meuble avec tout le théâtre et toute la poésie, mais vraiment pas très bien rangé. Avec les pièces, avec les essais, avec les trucs de théorie théâtrale. Et puis, j'ai un autre meuble avec un peu les romans et d'autres trucs. Voilà il y a plusieurs ensembles. En fait, je sors des bouquins, je vais les poser sur ma table de chevet, je les remets, je ne les reclasse pas. Pas très clair, tout ça. 

Moi, j'ai eu un rapport à la lecture complètement frénétique dans mon adolescence et dans mon enfance. Je me suis mise à lire très tôt et je me suis complètement immergée dans la lecture de fictions entre mes 10 et mes 14 ans quand ma vie littéraire était plus importante que ma vie hors des livres. Et le rapport que j'entretenais du coup aux personnages de fiction était un rapport aussi fort que l'on peut entretenir avec des gens dans la vie. Je me rappelle très bien d'avoir lu un livre ado, qui je crois qu’il était de Philip Pullman À la croisée des mondes, une trilogie de bouquins. Et j'étais tellement dans un rapport fort aux personnages que quand le livre s'est fini et que j'ai compris que les personnages allaient être séparés pour toujours, en fait à la fin, les deux protagonistes tombent chacun dans un monde différent et on comprend qu'ils pourront plus jamais se voir, se retrouver. J'ai été déprimée pendant trois jours et je pleurais en permanence parce que ce drame avait plus d'existence pour moi que des choses que je pouvais vivre. Et du coup, en fait, ça me fait dire que je crois que mon rapport à la lecture de fiction est très fort. C'est pour ça aussi que je ne lis pas très souvent des fictions. Quand je lis une fiction qui me plaît en fait, je m'y immerge très, très puissamment dedans et du coup, le reste peu à peu disparaître et comme actuellement, ma vie est très prenante et en fait, je ne peux pas à la fois vivre de façon intense et lire de façon intense. Ce sont deux choses qui, quelque part, sont en concurrence. C'est bizarre de dire ça, mais c'est vrai.

Alors, pour la deuxième partie, je suis dans un autre environnement que celui dans lequel j'étais la dernière fois. Donc là, je suis dans un appartement parisien. Normalement, il n’y a pas trop de bruit de fond mais on va peut-être entendre la machine à laver qui est en train de tourner dans une pièce à côté. Voilà, donc on en était à la question sur Les femmes de Barbe-Bleue. Cette pièce, c'est une pièce sur laquelle on a commencé à travailler il y a trois ans avec une équipe de cinq comédiennes. Et quand on a commencé à travailler sur cette pièce, on n'avait pas du tout de moyens. Il n'y avait pas du tout de production. On n'avait pas de théâtre qui nous soutenait à l'époque. Et en fait, on a travaillé avec nos propres forces dans des squats, dans nos propres appartements, ce qui explique que le spectacle soit un spectacle avec une esthétique très pauvre, très épurée. On a repris le conte de Perrault et on a essayé de voir à l'intérieur de ce conte ce qui nous parlait encore aujourd'hui et comment on pourrait tisser les trajectoires des femmes de Barbe-Bleue aujourd'hui. On a gagné avec ce spectacle de façon complètement imprévue et improbable le festival Impatience l'année dernière, fin 2019. C'est un festival qui permet d'avoir une tournée assez incroyable par la suite dans des lieux institutionnels, alors qu'on n'avait jamais vraiment joué dans l'institution auparavant. Et évidemment, juste après ça, le covid est arrivé et on a pour le moment fait très peu de notre tournée. Donc le festival Les Singulier.e.s on l'attend un peu comme le Messie parce qu' on a extrêmement envie de reprendre notre tournée avec ça au 104. On a beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de désirs et beaucoup, beaucoup d'espoirs sur les dates qu'on va pouvoir jouer enfin, au 104 parce qu'on devait aller au Festival d'Avignon, ça a été annulé. On devait participer à plein de festivals et à participer à plein de très belles programmations, et ça a été annulé. Donc l'attente commence à se faire un peu longue. 

Alors maintenant, on va passer à L'histoire de celui qui s'en alla connaître la peur. Le conte dont j'ai voulu parler dans cette interview. L'Histoire de celui qui s'en alla connaître la peur, c'est un conte des frères Grimm. C'est un conte assez court, 5-6 pages, qu'on peut trouver dans tous les recueils de contes des frères Grimm, même si ce n'est pas le plus connu. Pourquoi ce n'est pas le conte le plus connu? Parce qu'il est extrêmement étrange, très, très foisonnant. Je pense que cette dimension foisonnante et cette étrangeté marquent moins l'esprit enfantin que des contes plus classiques de Perrault, que des contes plus classiques de Grimm. Je l'ai découvert parce qu'en fait, j'ai un ami qui m'en a parlé, je ne l'ai pas lu dans un livre, je l'ai lu tout bonnement sur Internet. C'était une période où j'essayais de relire plein de contes, certains que j'avais dans ma bibliothèque et puis certains que je cherchais parce que ça m'intriguait, parce que j'avais entendu ce titre et que j'ai cherché sur Internet. Et je l’ai lu directement sur Internet. Donc, c'est l'histoire d'un idiot, d'un jeune garçon qui est idiot et qui ne comprend pas. Parce que quand les gens s'assemblent autour du feu et racontent des histoires qui font peur, ils sont tous en train de frissonner, de tressaillir, de crier et lui, il ne ressent rien. Et en fait, quand il devient adulte, son père lui dit qu'il va falloir qu'il commence à apprendre un métier. Et il lui dit "Bah, moi, je voudrais apprendre comme métier, je voudrais apprendre à tressaillir" et son père lui dit "mais tu es idiot, va t'en, je te donne de l'argent, je ne veux plus te voir ici". et du coup il part parcourir le monde pour essayer d'apprendre à avoir peur, à connaître ce sentiment qu'il ne connaît pas. Et il va rencontrer plusieurs figures, plusieurs épreuves qui sont de plus en plus terrifiantes, terrorisantes, mais à chaque fois, il a une réaction qui est toujours un peu décalée et il ne ressent pas le frisson. Et du coup, il arrive un peu comme un héros. Il arrive à dépasser toutes les épreuves, à vaincre des fantômes, à vaincre des choses terrifiantes. Et plus ça va, plus il est regardé comme un héros, comme quelqu'un d'exceptionnel, et lui est assez malheureux. Et puis, à la fin, il arrive à épouser la fille du roi, à obtenir le château, etc, la succession, les trésors et tout parce qu'il a vaincu les dernières épreuves. Et il est toujours aussi malheureux. Et puis, c'est finalement l'amie de la fille du roi qui dit à la fille du roi de mettre des poissons dans le lit du jeune homme pendant qu'il dort. Elle le fait, pendant qu'il dort. Elle lui verse des goujons sur le corps et il se réveille en sursaut et il dit "ah ma chère femme, comme je frissonne, comme je frissonne". La fin, elle est un peu, si je puis me permettre, elle finit en queue de poisson. Je vous ai raconté toute l'histoire. Je vous ai complètement spoiler la fin. Mais bon, si je devais décrire ce conte à l'aide d'un seul adjectif, je dirais que c'est un conte vertigineux. 

En fait, ce personnage est un personnage qui va à la recherche d'une émotion et c'est aussi un personnage qui refuse un tout petit peu une vie normée, cadrée. Et quelque part, on peut un tout petit peu le comparer à, pas le comparer mais disons comparer cette espèce de quête. Une quête de l'émotion dans laquelle il part et cette espèce d'incompréhension de la société, que la société peut avoir à son égard,on peut comparer ça à quelqu'un qui décide de devenir, par exemple, un artiste. Parce que devenir artiste, je ne sais pas comment dire, ça dépend d'où on vient et ça dépend, ce n'est pas quelque chose de très sécurisant ou de très normé. C'est un peu étrange quand même de dire "Je vais donner toute ma vie à rechercher quelque chose d'inutile pour la société, d'inutile, dans le sens qui ne crée pas de profit, passer ma vie à poser des questions, à rechercher des formes qui sont des formes imaginaires, etc". Et peut être que l'artiste, quelque part, a fait un peu le chemin de cet idiot. Il peut être à la fois adulé quand il a réussi à faire œuvre, c'est à dire à la fin, quand il devient une sorte de héros de la société, mais il peut aussi être assez méprisé parce que c'est un choix qui le fait sortir d'abord du cadre de la norme. En tout cas, en partie. Donc, c'est vrai que l'on peut rapprocher un peu ce personnage d'un chercheur qui cherche des formes, qui cherchent des formes, qui cherchent des émotions, un peu comme un artiste. 


Je pense que ce qui m'attire dans ce conte, c'est la notion de recherche et de quête. Le personnage, le héros, n'est pas dans une recherche classique, il ne recherche pas l'amour et ne recherche pas la gloire. Il cherche à comprendre quelque chose de profond dans le ressenti humain qu'il n'a pas. Il a une incapacité à vivre quelque chose et sa recherche, c'est l'émotion, c'est le sentiment. Alors je pense que quelque part, cet espèce de bonhomme qui part sur les routes pour comprendre, rechercher, expérimenter le sentiment, ça doit parler quelque part de l'acte artistique ou du théâtre. C'est peut être pour ça que ça m'intéresse. Je pense que ce qui est intéressant dans les contes, c'est qu'il y a des zones assez mystérieuses, assez vertigineuses, justement, qui nous permettent à la fois à chacun de projeter nos imaginaires singuliers. Parce qu'il y a beaucoup de symboles ou de choses, comment dire qu'ils sont inexpliquées, où n'y a pas de psychologie. Du coup, on a beaucoup, beaucoup d'espace, d'invention, d'interprétation possibles. Ce sont des bonnes bases je trouve pour des écritures de plateau. Parce qu’ on peut attraper la structure d'un conte et trouver toutes les béances qu'il y a dedans et les combler par nos imaginaires, nos interprétations, nos propres angoisses en fait.

Générique 

Agathe le Taillandier : Vous venez d'écouter Lisa Guez à son micro et elle répondait aux questions d’Oriane Olivier. Elle vous recommande le conte des frères Grimm, Histoire de celui qui s'en alla connaître la peur. Lisa Guez est metteuse en scène, dramaturge et enseignante chercheuse. Son dernier spectacle, Les femmes de Barbe-Bleue, est présenté au CENTQUATRE-PARIS. Il est lauréat du Prix du jury et du Prix des lycéens au festival Impatience 2019. Maud Benakcha est à l'édition et à la coordination du Book Club. Elle a fait le montage de cet épisode et Jean-Baptiste Aubonnet a réalisé le mixage. La musique a été créée par Antoine Graugnard et Mélodie Lauret. Le Book Club est une production de Louie Media, également rendue possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditorial, Marion Girard, responsable de production, Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale, et Mélissa Bounoua, directrice des productions. Cet épisode est en partenariat avec le festival Les Singuliers singulières, qui a lieu au CENTQUATRE-PARIS.

Générique fin