Retranscription : Les managers doivent-ils s’ouvrir aux émotions de leurs équipes ?
Marie Semelin : Voyez la scène : vous êtes en face de votre boss, qui vous dit quelque chose qui vous donne envie de hurler, du type : "Ah oui d'ailleurs le dossier Dupont, faudra le finir pour mardi pas pour vendredi, il y a eu du changement".
Ça propulse vos neurones à toute vitesse et intérieurement vous criez vraiment très fort. Sauf qu'en apparence vous hochez la tête en disant "Oui bien sûr, pas de problème". Ça vous est déjà arrivé ? Moi oui. Mais qu’est-ce qu’il faudrait faire, en fait ? Exprimer sans filtre ce grand cri intérieur ? Continuer ce mensonge éhonté qui dit qu’il n’y a aucun souci ? Ou trouver un intermédiaire un peu plus sain ?
Pour cette rentrée, avec un autre podcast de Louie Media, Émotions , on a voulu savoir quelle place ont les émotions au travail.
Pour comprendre comment exprimer ce qu'on ressent et pourquoi c'est important, j'ai interviewé Emma Vilarem, docteure en sciences cognitives et cofondatrice de COgX, une boite de conseil. Elle est spécialiste des émotions et avec son équipe, elle aide les entreprises à les voir comme une part intégrale du monde du travail.
J'ai aussi échangé avec Stéphane Jacquet, formateur en management, qui m'a raconté comment sa discipline a commencé à considérer les émotions. Il y a aussi Julien Brunet interrogé par Louise Hemmerlé. Il est manager dans l'ingénierie, et tente d'inventer de nouvelles méthodes pour prendre en compte ce que les salariés ressentent, persuadé que c'est bénéfique à son entreprise.
Et puis vous entendrez Louise Hemmerlé elle-même, l'attachée de production de travail en cours : pour cet épisode elle est passée de l'autre côté du micro, pour livrer son expérience de travail et d'émotions.
Je m'appelle Marie Semelin, bienvenue dans cet épisode spécial de Travail (en cours)
Générique
Marie Semelin : A l’origine Julien Brunet est ingénieur. Mais aujourd’hui il se définit comm “accordeur” : une sorte de manager qui a pour objectif “d’améliorer l’entreprise”, en gros.
Depuis qu’il fait ça, à CT Engineering, un groupe d'ingénierie internationale, il a remarqué que certaines procédures ne fonctionnaient pas du tout comme elles devraient. Les entretiens annuels, par exemple.
Julien Brunet : Il y a eu deux principales expériences que j'ai notées. La première, c'était avec un ancien responsable R&D, avec qui tout se passait bien. L'entretien annuel s'est très bien passé.... la personne, en tout cas, faisait le retour comme quoi elle était contente d'être sur ce poste là, qu'elle aurait envie de continuer... Il y a eu une évolution salariale parce qu'effectivement, les résultats étaient là. Donc, tout s'était bien passé. Et finalement, deux, trois semaines après, cette personne-là a démissionné. Donc la question, c'est pourquoi ça n'a pas été capté à ce moment-là ?
Une autre expérience qui est complètement à l'opposé. C’était une personne dans le service informatique, on n'était pas du tout content de ce qu'elle faisait et j'avais décidé de faire un entretien un peu musclé. Clairement, c'était fait exprès. Je pensais sincèrement, au vu de ce qui s'était passé avant, évidemment ce n'était pas juste sur cette journée-là, mais au vu de ce qui s'était passé avant, qu'on allait arriver vers une rupture. Donc, voilà, entretien musclé, donner des feedback assez durs, très négatifs. Et alors finalement, la personne est sortie de l'entretien en disant qu'elle avait besoin de prendre une semaine de vacances, donc on lui a laissé une semaine de vacances, elle a réfléchi. Et ce qui est incroyable, c'est que quand elle est revenue, elle est revenue, extrêmement motivée, et finalement elle a couvert toutes nos attentes, voire au-delà.... Alors que je m'attendais vraiment au résultat contraire. Donc, il y a une chose qui m'échappait. Il y a une dimension qui manquait là-dedans. Et je me suis dit : bah tiens voilà, c'est pour ça que ça peut être un bon exercice de travailler sur les entretiens d'évaluation, essayer de voir qu'est ce qu'on a loupé, essayer de voir plutôt la partie... la partie inconsciente, la partie émotion, voilà.
Marie Semelin : Si Julien Brunet n'a pas su percevoir cette partie-là, c'est parce que la procédure de l'entretien annuel n’est simplement pas faite pour prendre les émotions en considération.
Pour Emma Vilarem, docteure en neurosciences, il faut les prendre en compte au travail parce que de toute manière, c'est impossible de laisser ses émotions à la porte. Quand on arrive pour bosser le lundi matin, elles ne disparaissent pas par magie.
Emma Vilarem : Il y a ce tabou des émotions en entreprise, des émotions qui restent à la porte de l'entreprise. Mais on sait très bien que c'est une ineptie parce que justement, les émotions, c'est – on estime – une réaction quasi automatique en réponse à un événement qui survient soit dans notre environnement externe, c'est à dire quelqu'un qui vous dit quelque chose, un bruit que vous entendez, soit dans notre environnement interne, par exemple, une pensée qui vous génère une émotion. Et cette réaction-là, elle est quasi automatique, elle est difficile à maîtriser, mais parce que les émotions, c'est un signal de survie. Et c'est très important de ne pas pouvoir maîtriser un signal de survie parce que le signal de survie fait que je réagis à temps. Et donc, laissez le signal de survie à la porte de l'entreprise, on voit bien que ça ne fait pas sens.
Marie Semelin : Pourtant, historiquement, elles sont perçues comme contraire à la raison. Alors que dans le cerveau, ça fonctionne ensemble.
Emma Vilarem : Depuis la nuit des temps, je vais dire il y a eu cette idée qui avait une distinction entre la raison et les émotions et découlant de cette de cette idée qui est une conception erronée, mais découlant de cette idée-là, il y a eu la tendance à penser que les émotions, elles sont contraires, elles sont un frein à un travail efficace. Donc, on va avoir tendance à penser que un travail efficace c’est la raison et que les émotions ça va venir court circuiter, alors que lorsqu'on s'intéresse à la façon dont le cerveau fonctionne, c'est une aberration de penser que ces deux systèmes sont d'une part indépendants et d'autre part, de penser que les émotions ont forcément un impact négatif sur la façon dont on réfléchit, dont on peut interagir avec les autres, ce qui est quand même le cœur de ce que l'on fait au travail.
Dans le cerveau, tout est toujours en interaction, quasiment, c'est à dire que le cerveau fonctionne en réseau, donc on sait que les régions qui sont plutôt en charge des émotions, qui sont des régions qu'on appelle "sous-corticales" ou d'un système, s'appellent le système limbique, qui est vraiment au cœur du cerveau, il va communiquer avec des régions qui sont plutôt en charge, par exemple, du raisonnement, qui sont des régions qui sont plutôt corticales, et on appelle ça les régions frontales. Et en fait, ces deux régions-là, ces deux réseaux-là, sont en communication et ils s'informent l'un l'autre. Donc, lorsque l'on ressent une émotion forte, c'est très pertinent d'être capable de l'intégrer à son raisonnement plutôt que ce soit deux systèmes qui ne communiquent pas. Donc, en vérité, il y a beaucoup de décisions qui sont motivées par nos émotions et c'est très bien comme ça, parce que les émotions, c'est un signal de survie qui nous aide à agir et réagir de façon adaptée, donc, c'est totalement pertinent de les écouter et qu'elle vienne informer notre prise de décision.
Marie Semelin : Emma VIlarem va plus loin : choisir de les ignorer, ça peut être contre productif.
Emma Vilarem : Il y a quelque chose qui nous arrive on est en colère, on a peur, etc. Mais on fait semblant de rien, on fait bonne figure et on a l'impression que quelque part, c'est une chose qui est bénéfique. Parce que, comme si ne pas montrer, ça nous faisait digérer mieux notre émotion, alors que lorsqu'on regarde la façon dont le cerveau réagit à cette stratégie là qui s'appelle "la stratégie de suppression", c'est l'inverse. En fait, le fait de couper l'expression de son émotion, donc de faire comme si de rien n'était, ça fait en vérité en fait, ça peut faire augmenter la charge émotionnelle dans le cerveau. Donc c'est complètement contre productif et en plus, ça va nous couper d'une d'une résolution possible du problème parce que si je fais semblant de rien, si je fais semblant de pas être en colère, je fais semblant de ne pas avoir peur, je vais pas pouvoir dire ce qui me met en colère et je ne vais pas pouvoir échanger avec quelqu'un sur ce qui provoque telle ou telle émotion.
Donc, finalement, c'est délétère à tout point de vue. Et d'ailleurs, sur le long terme, il y a des risques du point de vue psychologique, de dépression et de pathologies qui sont la rumination, etc. Donc c'est vraiment quelque chose qui est très délétère pour le bien être, pour même la santé mentale. Or, c'est la stratégie qui est la stratégie la plus utilisée en entreprise lorsqu'on parle d'émotions, c'est faire comme si de rien n'était.
Marie Semelin : C'est comme ça que ça se passe souvent : au travail on doit rester neutre, toujours se maîtriser. Et le manager doit être fort comme un roc. On baigne dans cette culture depuis longtemps. Stéphane Jacquet, qui enseigne le management, m’a raconté une pub qui illustre cette allergie du monde du travail aux émotions
Extrait de la pub Wonder
Stéphane Jacquet : Quand on voyait les pubs de Bernard Tapie dans les années 80 là, la pub de Wonder, Bernard Tapie qui avance avec ses piles dans le dos, il est inoxydable je veux dire, mais en même temps, c'est une machine quoi, donc qui dit machine dit : il n'a pas d'émotion.
Marie Semelin : Bernard Tapie marche déterminé à travers une foule, tout le monde tombe de fatigue, sauf lui que rien n’arrête… Et à la fin, une gentille assistante lui change les piles qu’il a dans le dos, comme s’il était un robot. On a un peu changé d’époque.
Stéphane Jacquet : Quand on le revoit maintenant dans ses interviews, on voit bien que c'est un gars qui a des émotions. Mais il y a une époque où il fallait occulter ses émotions, ou en tout cas, on avait droit d'en exprimer une seule, c'était : on était très content quand on avait gagné une bataille. Donc, la joie de la conquête en fait était la seule émotion qui était... qui était l'émotion qui pouvait être partagée mais... Alors qu'il y en a une foule d'autres! Et c’est parce qu’on avait pas ce panorama global, qu’on pouvait pas, à mon sens, bien gérer les émotions au travail.
Marie Semelin : Alors si on fait un peu d’archéologie... Ca date de quand, ce moment où l’on a arrêté de rejeter complètement les émotions au travail ?
1er arrêt au début du XXe siècle. Bon, là les émotions, ça n’est pas du tout l’esprit du temps. C’est plutôt usine, machine, productivité.
Stéphane Jacquet : En effet, dans les années 20 ou 30, le contexte industriel n'était pas à la prise en compte des émotions. Alors d'abord parce qu'on était sur un modèle d'analyse très cartésien, très taylorien, où en fait ce qui intéressait les entreprises c'était l'efficacité du salarié. Et qui dit efficacité du salarié dit finalement un enchaînement... Le salarié étant une pièce maîtresse de l'entreprise, un enchaînement très mécaniste.
Marie Semelin : N'empêche, au milieu des années 20, des chercheurs s’interrogent sur les facteurs qui impactent la productivité. Ils observent des ouvrières dans une usine de relais téléphonique près de Chicago, aux États-Unis, et ils vont modifier des éléments pour voir quel impact ça a. Par exemple : changer l’éclairage, la durée ou l’heure des pauses. Et ce qu’ils découvrent c’est que les phénomènes affectifs sont ceux qui ont le plus d’impact. Notamment : le besoin d’appartenance à un groupe et le besoin d’estime.
Si la direction montre qu'elle s'intéresse aux salariés, ça suffit pour provoquer un regain de motivation. La bonne relation d’écoute avec son supérieur motive aussi.
La grande découverte de ces chercheurs, de ce qu’on a appelé “l’école des relations humaines”, en sociologie, c’est que les facteurs matériels sont secondaires pour l’amélioration du rendement. Contrairement aux émotions.
Après, de là à ce que l'entreprise les prennent en compte, il y a de la marge….
Stéphane Jacquet : Historiquement, il a vraiment fallu attendre les années 60, mais plutôt les années 70-80, pour commencer à prendre en compte les émotions, et encore, c'est un grand mot. On va dire l'intelligence collective et sociale au travail avant de parler des émotions.
On a commencé à lâcher prise; je suis désolé d'utiliser ce terme là, mais je le trouve particulièrement approprié, à lâcher prise dans les années 80, avec les travaux d'Howard Gardner sur les différents types d'intelligences. C'est ça qui a été le déclencheur en fait. A partir du moment où quelqu'un a dit : "mais il y a une forme d'intelligence intra personnelle et une forme d'intelligence interpersonnelle. Intéressons nous à ça." Et derrière, on a eu les travaux de Goleman, la thèse de Bellinghausen et tout ce développement rapide, on va dire, de l'intelligence émotionnelle, principalement depuis trente ans.
Marie Semelin : Avant ça, et depuis les années 1900, on mesurait les capacités cognitives seulement avec le quotient intellectuel.
Et puis Howard Gardner dans les années 80 et 90, il théorise les intelligences multiples. Il dit en gros : il y en a 8 sortes, par exemple spatiale, musicale, et aussi… l’intelligence inter-personnelle, donc sociale, et l’intelligence intra- personnelle : se comprendre nous-même. Conjugués, ça donne l’intelligence émotionnelle. Ensuite c'est le travail du psychologue Daniel Goleman qui popularise ce concept.
Stéphane Jacquet : Donc, l'intelligence interpersonnelle, c'était de dire, à l'instar de tous les travaux des années 60, on peut expliquer une partie du leadership de quelqu'un, y compris dans les équipes, par le fait que c'est quelqu'un qui comprend les autres, par le fait que c'est quelqu'un qui a une finesse d'approche des relations, et c'est quelqu'un aussi qui est capable de communiquer en direction des autres.
Et puis, ce qui a vraiment été le déclencheur, c'est la thèse de Lisa Bellinghausen, qui a défini, clairement, ce que c'est que l'intelligence émotionnelle. En gros, ce qu'il faut retenir, c'est que dans l'intelligence émotionnelle, c'est une personne qui est capable de gérer trois phases. Qui est capable d'identifier ses émotions et les émotions des autres. Qui est capable de les comprendre les deux, et qui est capable, surtout après, de les réguler. Ce qui paraît extrêmement intéressant pour un manager, par exemple.
Marie Semelin : Évidemment, si tout ça a fini par intéresser les entreprises, c’est qu’elles comprennent que ça peut grandement améliorer leur performances économiques. Quand la thématique émerge vraiment dans les années 2000, la prestigieuse Harvard Business Review lui consacre des dossiers entiers. Daniel Goleman, qui a popularisé le concept d’intelligence émotionnelle, a notamment réussi à montrer que plus un patron était émotionnellement intelligent, mieux il réussissait financièrement.
Et concrètement, explique Julien Brunet, considérer les émotions peut par exemple aider à faire accepter un changement dans l’entreprise.
Julien Brunet : La gestion du changement c'est par exemple vous allez modifier, j'en sais rien, un outil informatique qui va impacter toute l'entreprise, par exemple, c'est un seul exemple. Typiquement, la plate-forme e-learning qu'on a mis en place dans le groupe, c'est exactement ça. C'est un nouvel outil, personne ne savait. Dès le début du projet, c'est un projet qui a duré... je crois à peu près... Un peu plus longtemps que ça mais concrètement, à peu près un an et demi, à mettre en place. Dès le début du projet, on s'est assis, on a dit : comment on peut gérer l'adoption des personnes ? Et quand on parle d'adoption, des employés ou des managers, peu importe, l'adoption de toutes les personnes de la société, on parle d'émotion. On est en train de se dire : il y en a qui vont se dire "Oh il n'y a pas de soucis", ils vont être super contents parce qu'ils savent très bien que c'est déjà un nouvel outil, etc, mais il y en a d'autres qui vont dire "Oh non ! Encore un nouvel outil. Qu'est-ce que c'est ?" Etc. Et là, on est dans l'émotionnel. On est dans l'émotionnel.
Qu'est ce qu'on va faire? On va se servir de la contagion des émotions. On va prendre des personnes, justement qui, on appelle ça des prescripteurs, c'est-à-dire des “early adopters”, qui vont aimer le concept, ils savent que c'est quelque chose qui va améliorer les choses, qui va être très intéressant, etc. On va se servir de leurs émotions de joie pour l'amener aux autres... On va se servir de cette contagion. Et donc, on va avoir des gens un partout comme ça dans le groupe qu'on va inclure très tôt dans le processus. Et petit à petit, eux, ils vont parler, ils vont discuter. Ils vont dire "Oh oui, ça c'est vachement bien !" et en fait c'est cette émotion-là qui va se diffuser. Et pas une émotion type colère ou ce genre de choses, parce que ça, ça peut arriver aussi. Il y a quelqu'un qui va arriver et qui va dire "Bah non mais c'est n'importe quoi ce nouvel outil !" Et le problème, c'est que si c'est quelqu'un qui a de l'influence, pareil, ça va être une émotion contagieuse, mais pas la bonne, pas celle qu'on veut.
Donc dans la gestion du changement, les émotions sont très, très importantes, ça permet dès le début d'identifier comment on va faire en sorte que ça soit adopté le plus rapidement possible et par tout le monde.
Marie Semelin : Maintenant, en France, les entreprises commencent à prendre en compte les émotions. Julien Bruner, le manageur-accordeur, ça en est l’exemple.
Pour Stéphane Jacquet c’est un phénomène qui date des années 2000. L’intelligence émotionnelle, notamment pour les hauts postes, devient une compétence professionnelle.
Stéphane Jacquet : Les autres vecteurs du changement ça a été les travaux du Forum Économique Mondial sur les compétences actuelles. Et aujourd'hui il y a une compétence qui gravit des échelons à chaque fois qu'on refait une enquête, bah c'est l'intelligence émotionnelle, qui arrive dans le top 5 des compétences à maîtriser pour n'importe quel professionnel. Et ça, c'est quelque chose, c'est des travaux quand même qui sont largement diffusés. C'est-à-dire qu'on n'est plus dans des "hard skills", on est dans des "soft skills". Et les compétences émotionnelles, a priori, c'est plutôt des soft skills, c'est-à-dire des compétences transversales et des compétences qui sont intégrées à l'individu. Donc, ça a été ça aussi une prise de conscience.
Marie Semelin : Donc les hard skills, ce sont les compétences facilement mesurables : par exemple, je parle japonais, ou je sais me servir de photoshop. Les soft skills, ce sont des aptitudes personnelles, comme la créativité ou l’esprit d’équipe.
Et si on jette un œil de l’autre côté de l’Atlantique, les anglos-saxons ont une longueur d’avance sur la prise en compte de cet aspect plus difficile à évaluer.
Stéphane Jacquet : C'est intégré dans les s'intégrer dans les cursus, c'est intégré aussi bien dans les tests de positionnement dans... Les Canadiens ont quelque chose de très bien dans l'orientation scolaire, ils font ce qu'on appelle "l'approche orientante" dès le plus jeune âge donc ils utilisent ça. C'est-à-dire que les psychologues ou les intervenants qui interviennent à l'école tiennent compte aussi des émotions, demandent aux enfants : “qu'est ce que tu as envie de faire, qu'est ce qui te plaît, qu'est ce qui te ferait plaisir ? Et pourquoi, en fait ?” Ils viennent explorer un petit peu ça, ils sont moins dans une logique, je dirais, qui a longtemps été utilitariste, nous, de l'orientation... "Quel métier veux tu faire?" Là ce n'est pas "De quoi as tu envie de faire?" C'est "quel métier veux tu faire?" Et donc, du coup, c'est aussi en train de changer, nous. Heureusement, d'ailleurs, chez les professionnels de l'orientation. Mais c'est aussi parce qu'il y a un renouvellement aussi des gens qui travaillent et ils en sont beaucoup plus conscients.
Marie Semelin : Culturellement, pour nous, dit Stéphane Jacquet, c’est plus difficile de prendre en compte l'intelligence émotionnelle comme une véritable compétence professionnelle car justement on ne l'apprend pas à l'école, là où l’on est censé tout apprendre. Ça nous paraît “inné”, et donc pas forcément juste de le prendre en compte dans un recrutement.
Stéphane Jacquet : En France, c'est complexe. Moi j'interviens dans des cursus d'entrepreneuriat, on n'en parle pas trop. Pourtant, quand on parle de leadership, derrière, il y a ce côté un peu magique, mais qui déplaît aux enseignants parce qu'on ne peut pas l'expliquer. Et donc ce qu'on ne peut pas expliquer déplaît... vous voyez? C'est-à-dire que la problématique actuelle en France, c'est que tout le monde est d'accord pour dire que les soft skills sont importantes, mais quelque part, ça vient un petit peu gratter notre approche culturelle parce que... Les soft skills… D'abord, ça veut dire que certains individus sont plus dotés que d'autres, donc ça, ça gène un peu notre approche méritocratique, mais aussi un peu égalitaire, voire égalitariste. Et derrière, la question se pose de : comment les enseigner ? Et on ne peut les enseigner que par le terrain et par une approche situations/problèmes ou par une approche pratique qui n'est pas l'approche, par exemple à proprement parler des grandes écoles, enfin pas encore complètement. Même si elles s'y mettent.
Aujourd'hui, on a suffisamment d'outils pour l'expliquer. Et il y a la recherche scientifique, il y a des chercheurs qui parlent de ça, pour pas ranger ça entre des trucs utilisés par les sectes, quelques méthodologies fumeuses californiennes, non non ! Il y a un vrai corpus scientifique et donc ça doit être utilisé. Et quand je vois qu'il y a encore quelques profs de management qui continuent à me faire de la théorie des organisations en 2020, moi, ça ne va pas. Je veux dire, il faut parler de l'intelligence émotionnelle. C'est d'utilité publique, si j'ose dire.
Marie Semelin : Aujourd’hui, les outils pour prendre en compte les émotions en entreprise se multiplient. Avec des tests de quotient émotionnel lors des recrutements, des tests de personnalité lorsqu'on commence un nouveau job, des formations spécifiques, etc.
Julien Brunet lui, a découvert l’importance de cet aspect en passant un MBA, en parallèle de sa carrière. Il y découvre les neurosciences, la place que jouent les émotions au travail, et il décide de s’intéresser particulièrement aux entretiens annuels, pour voir si c'est possible de les améliorer, en tenant compte du ressenti des salariés.
Julien Brunet : Un entretien d'évaluation à la base c'est : on va parler d'abord du passé, en donnant des feedback, et ensuite on va parler de l'avenir en donnant des objectifs, en essayant de regarder ce qu'on peut développer, les formations qu'on peut faire, etc., voilà. Globalement, c'est aussi simple que ça.
Alors ça veut dire quoi ? Ça veut dire : un manager, lorsqu'il va faire un entretien annuel avec quelqu'un, il a des objectifs... Il veut faire évoluer la personne, il veut peut-être lui faire changer d'activité, etc. Donc, il faut d'abord définir les objectifs. Ensuite, par rapport à ses objectifs et par rapport au message qu'il doit faire passer, il doit s'écouter d'abord. Qu'est ce que lui ressent ? Quel type d'émotions il ressent ? Et évidemment derrière, quels sont ses besoins ? Peut être qu'il peut sentir de la peur parce qu'il sent que s'il va dire telle chose à l'évalué, peut-être que ça va pas forcément bien se passer. Donc, ça va lui permettre de définir ce dont il a besoin et d'essayer justement de pas faire dériver ce dialogue et cette discussion.
Et ensuite se placer à la place de l'évalué et d'essayer de comprendre lui, ce dont il a besoin. Voilà. L'objectif de cette première partie, c'est d'essayer d'anticiper ce qui va se passer et vraiment de rester sur un niveau, ce qu'on appelle "le niveau cognitif", de discussion cognitive. C’est-à-dire de néocortex à néocortex.
Ça commence dès la première seconde. Le moment où vous voyez la personne. Ça commence en ce moment-là. Évidemment, vous allez dire bonjour, etc. mais ce qui est important là-dedans, c'est que quand on apprend justement, le rôle des émotions, on apprend aussi que c'est extrêmement lié au comportement non verbal, hein. Et donc, c'est là où l'intelligence émotionnelle du manager rentre en jeu. Il faut arriver à capter ces petits signaux. On peut très bien voir arriver quelqu'un qu'on connaît depuis très longtemps, on voit qu'il est de bonne humeur, etc. bon, voilà, la période accordée va peut être durer à peu près une minute, donc ça c'est très varié. Ça va dépendre des personnes. On le voit à la tête des gens, c'est pas très compliqué essayer de comprendre ce qu'il y a derrière.
Marie Semelin : Pour essayer d’évaluer l’impact de cet entretien annuel nouvelle formule, Julien Brunet a mené une petite expérience : il s’est organisé pour que la moitié des employés de son entreprise passent leurs entretiens annuels avec des managers formés à la prise en compte des émotions et pour l’autre moitié, il a organisé des entretiens classiques, avec des managers n’ayant pas encore suivi cette formation, et donc sans prise en compte des émotions. Ensuite il a fait passer un questionnaire pour mesurer la satisfaction de ces salariés.
Julien Brunet : Et là, en fait, c'était super intéressant parce que typiquement, il y avait dans le questionnaire, des aspects qui étaient liés à l'intérêt que le manager portait au ressenti de l'employé, et après la formation, 100% des employés ont répondu que le manageur avait porté intérêt au ressenti émotionnel. Et ce qu'on avait vu dans les précédentes études, c'est que cet intérêt permettait d'améliorer le dialogue et aussi d'avoir un impact sur la motivation, un impact positif sur la motivation des personnes.
Marie Semelin : Résultat : les salariés qui ressentaient des émotions comme de la peur, du dégoût, de la tristesse ou de la colère… Quasiment la moitié d’entre eux ont eu un regain de motivation après cet entretien annuel nouvelle version.
Par contre, ceux qui avaient les mêmes émotions négatives mais qui ont passé leur entretien annuel à l’ancienne… ils en sont sortis sans aucune motivation supplémentaire. La preuve, pour Julien Brunet, qu’il y a vraiment un impact.
Au quotidien aussi, d’après Emma Vilarem, il y a des techniques pour prendre en compte les émotions au travail.
Emma Vilarem : Une des stratégies de régulation émotionnelle qui marche très bien, c'est la stratégie qui s'appelle "la stratégie de verbalisation". Donc verbalisation, ça peut se faire à l'oral et ça peut se faire à l'écrit tout seul. Et en fait, il a été montré que si on le fait régulièrement, par exemple 30 minutes par semaine, même 15 à 30 minutes par semaine, je me mets devant une page et j'écris ce que je ressens ou j'en parle à quelqu'un, que ça au bout d'un mois, ça a déjà un impact sur l'humeur, le stress, mais aussi le taux d'anticorps et sur les performances. Donc le fait de pouvoir faire sortir l'émotion, de la verbaliser à soi-même ou à quelqu'un d'autre, ça permet de mieux gérer la charge émotionnelle. Dans la relation manager/managé, on peut mettre ça en place, c’est-à-dire que de façon ponctuelle, le manager peut interroger le ou la managé.e sur la façon dont il a vécu telle ou telle décision, les difficultés qu'ils rencontrent, comment il va, tout simplement. Et il faut interroger cette dimension-là parce qu'elle est très importante et parce que ne pas le faire, ça va pas faire que l'émotion va disparaître d'elle-même, au contraire.
Marie Semelin : Je me dis, OK, breaking news pour le peuple de France : se plaindre a une utilité.
Emma Vilarem : Oui enfin en quelque sorte, se plaindre, c'est péjoratif, mais partager son émotion, ça a une réelle utilité. D'ailleurs, on a souvent l'impression lorsqu'on a eu un problème et qu'on en parle à quelqu'un, qu'on se décharge de quelque chose. Et en fait, c'est vraiment ça, c'est-à-dire que la stratégie de verbalisation, on le fait pas pour réguler son émotion, on se dit pas "Ah ben, je vais parler à quelqu'un, ça va me faire diminuer ma charge émotionnelle." Mais en fait, dans le cerveau, c'est ça que ça produit. Le fait de pouvoir partager avec quelqu'un, ça nous aide à mieux gérer. Donc se plaindre, c'est péjoratif, mais en fait, en quelque sorte, oui, ça a un impact, d'ailleurs, c'est pour ça qu'on le fait souvent.
Marie Semelin : Pendant qu’on préparait cet épisode, Louise Hemmerlé, la chargée de production de Travail (en cours), a évoqué un autre dispositif qui existait dans son ancienne boite, une grande entreprise média, pour que les salariés puissent exprimer leurs émotions. Même si en apparence ça faisait un peu gadget, ça permettait de verbaliser son ressenti, une fois par semaine.
Louise Hemmerlé : Alors donc c'était une réunion qui était organisée le vendredi en fin de semaine. Je crois que ça s'appelait simplement la réunion de vendredi. Et en fait, on passait tous une demie-heure ou une heure ça pouvait durer, où on faisait un débrief de notre semaine et on expliquait quels avaient été les points positifs et les points négatifs pour nous pendant la semaine. Et du coup donc comment ça se manifestait c'est qu'en fait, on devait écrire sur des post-it nos points positifs, nos points négatifs, nos coups de coeur de la semaine, les questions qu'on s'était posées pendant la semaine aussi, les idées qu'on avait eues pour la meilleure organisation de l'équipe, etc. Et ensuite, on allait coller nos petits post-it sur un mur et on pouvait les développer à l'oral devant toute l'équipe... en disant voilà ce qui nous avait plu, ce qui nous avait moins plu. Et après, on était invité à noter notre semaine sur cinq, donc de 1 à 5, dire : “Ah bah cette semaine c'était un 3 ou cette semaine c'était 1, ou cette semaine, c'était 5, c'était génial.”
Marie Semelin : Sur le papier c’est super, n’empêche, parler devant tout le monde, ça ne doit pas être évident.
Louise Hemmerlé : Moi, je sais que en plus, j'étais dans une posture où je voulais vachement faire mes preuves dans cette entreprise, donc je pense que j'ai à peu près tout le temps donné la même note qui était de 4, quelles que soient les circonstances de ma semaine, si j'avais effectivement eu une bonne semaine ou pas. Donc non, à chaque fois, c'était assez lisse comme notation et comme retours que moi je faisais en tout cas parce que vraiment, je voulais mettre en avant le positif, etc.
Mais par contre, j'ai vu certains autres de mes collègues qui étaient plus expérimentés, qui étaient plus à l'aise dans cette entreprise, dans cette équipe, qui eux, clairement, utilisaient ce moment pour parler de leurs frustrations qu'ils avaient pu avoir pendant la semaine, etc. devant nos chefs, et du coup c'était l'occasion, je trouvais de, régulièrement, toutes les semaines... permettre d'évacuer un petit peu ces frustrations-là en les exprimant devant tout le monde et une fois qu'elles étaient exprimées bah... elles s'accumulaient pas, en tout cas, pour la personne.
J'ai vu comment ça se passait dans cette entreprise un an sans la mise en place de ce dispositif, et ensuite un an et demi après la mise en place de ce dispositif, et globalement ce que ça a changé c'est que... Ça a vachement amélioré la motivation des membres de l'équipe, et globalement, la communication entre l'équipe et les managers. Donc, j'ai trouvé que ça a grandement bénéficié à l'ambiance, à l'atmosphère au sein de l'équipe, et aussi à la motivation des membres de l'équipe qui, du coup, se sentaient plus entendus, leur avis plus pris en compte. Ce n'était pas juste des rouages dans une machine quoi, on comprenait que c'était des êtres humains qui avaient des choses à exprimer et du coup, ils étaient davantage force de proposition dans leur travail etc.
Marie Semelin : Donc plutôt un bilan positif. Mais en fait dans ce cas précis, au bout d’un an et demi, des employés commencent à dénoncer un comportement de harcèlement de la part d’un membre du management. L’ambiance de travail devient lourde, et cette question occupe toutes les conversations – mais les conversations officieuses, les conversations qu’on a en chuchotant ou entre 2 couloirs. C’est un problème grave… et tabou - impossible à mentionner dans la réunion du vendredi.
Louise Hemmerlé : Cette réunion, qui en réalité, on s'en moquait un petit peu au sein de l'équipe aussi parce que c'était une réunion avec beaucoup de post-it colorés, etc. Donc, tout le dispositif faisait un petit peu gadget aussi... et à un moment donné, il y avait tellement d'émotions fortes dans cette équipe, de colère, de tristesse que ça devenait complètement décalé de se mettre... de coller des post-it sur un mur pour dire les points positifs, les points négatifs, c'était plus approprié, c'était plus en phase avec les émotions qui étaient beaucoup trop fortes et qui étaient assez explosives à ce moment-là.
Et du coup, ce qui s'est passé, c'est que... On a arrêté ces réunions du débriefe, mais c'était vraiment, ça s'est fait très naturellement. Personne n'avait envie d'y aller. Enfin, personne n'avait envie de jouer à ce jeu où... finalement c'est quand même assez... C'est un peu théâtralisé quoi, je veux dire de se mettre devant tout le monde, de mettre ces bons points, ses mauvais points, etc. Et en fait, ce qu'a décidé l'entreprise à ce moment-là, c'est de faire venir des psychologues du travail, pour nous proposer des sessions individuelles pour les salariés qui le souhaitaient, et ensuite, des sessions collectives. Il y avait des émotions qui étaient trop fortes et qui pouvaient pas... Qu'on ne pouvait pas exprimer dans notre quotidien de travail parce qu'en fait, il fallait continuer à travailler. Je veux dire, il y avait peut être des choses qui se passaient, on avait peut être des émotions très fortes, mais à côté de ça, il fallait continuer à travailler, la production ne pouvait pas s'arrêter, donc... Donc à ce moment-là, ils ont décidé de remettre le sujet de nos émotions aux mains de professionnels, qui pouvaient nous accompagner à ce moment-là.
Je pense que c'était vraiment la bonne décision et que ça nous a beaucoup aidé à ce moment-là. Je pense à mon avis que les manageurs, à ce moment-là, n'étaient pas forcément équipés, ou n'avaient pas tous les bons outils pour gérer la situation et du coup je suis vraiment contente qu'ils aient fait appel à des gens qui étaient aussi extérieurs et, du coup, avaient moins d'affect en jeu dans la situation.
Pour le coup pour moi ça parasitait pas du tout le travail, au contraire, c'était une heure au milieu de ma journée de travail où je pouvais évacuer toutes les émotions qui étaient très fortes que je ressentais à ce moment-là, et puis après, je pouvais revenir et recommencer à travailler.
Marie Semelin : Pour Emma Vilarem, qui a l’habitude d’intervenir en entreprise pour les aider à prendre en compte les émotions, avec l’aide des neurosciences, le pire à faire dans ces moments-là, quand un problème grave émerge, c’est de siffloter le nez en l’air comme s’il ne se passait rien.
Emma Vilarem : Le pire, c'est de faire comme si de rien n'était, c'est de faire comme... Que les managers, par exemple, se soient fait passer le mot de dire que tout va bien, de dire qu'il y a pas de problème. Évidemment dans une entreprise, les choses se disent, les choses sont entendues, les choses sont partagées entre membres des équipes, donc, si les équipes sont au courant et que les managers font comme si de rien n'était, on voit très bien comment ça peut... s'il y a une relation de confiance qui est établie, la briser quelque part... Donc, il faut trouver le moyen de permettre aux salariés de verbaliser leurs émotions, de pouvoir faire sortir cette charge émotionnelle-là, si on peut le faire au sein de l'équipe, c'est bien. Si on peut le faire avec son manager ou sa manager, c'est bien. Si ça passe par un dialogue avec des personnes tierces, c'est bien aussi, c'est beaucoup mieux que rien, en tout cas.
On se dit : bon si on se met à partager les émotions avec l'entreprise, on va forcément tomber dans un schéma où tout le monde crie ses émotions toute la journée, on ne s'entend plus parler parce que untel il doit raconter sa journée, untel doit raconter ce qu'il… Mais en fait c'est un système qui entretient le fait de ne pas laisser de place aux émotions et je pense que on est des êtres intelligents et que l'on saura faire la part des choses. Le tout, c'est d'avoir un climat qui met suffisamment les équipes et les managers etc. en confiance pour qu'il y ait des sas de discussion qui s'ouvrent et qui puissent être des petites fenêtres où on peut partager son émotion. Ça veut pas dire que on aura que l'attitude de se lever de hurlés en pleine réunion sera l'attitude à encourager, c'est une attention portée aux émotions. Ca ne veut pas dire qu'elles prendront toute la place, mais qu'on les interrogera du moins.
Marie Semelin : L’un des obstacles pour que ça fonctionne, c’est que souvent, si on parle des managers, ils ont tendance à être plus isolés du reste du groupe.
Emma Vilarem : Les chefs d'équipe ont tendance à se couper des équipes parce que leurs ressources, bien souvent, sont allouées à d'autres enjeux... Des enjeux, comme je le disais, plus stratégiques, plus long terme, etc. qui attirent toute leur attention au détriment des enjeux sociaux... Et en plus, bien souvent, lorsqu'il y a certains points qui demeurent dans l'agenda de rencontres avec les équipes, ça, bien souvent se résume à la lecture d'un ordre du jour ou de : "Voilà, il y a ce problème là, mon point de vue, c’est ça : qui est en désaccord avec moi? - Personne, très bien". Ça, c'est quelque chose que j'entends beaucoup, c'est-à-dire des manageurs qui me disent "Bah moi, je supprime mes points avec mes équipes parce que lorsque je leur lis l'ordre du jour et que je leur demande leur avis, personne ne le donne. Tout le monde est d'accord à chaque fois donc finalement, pourquoi ne pas envoyer un mail, simplement?"
Et bien souvent, j'entends ce discours là de... "Moi je passe trop de temps en réunion. Donc, en général, ce que je fais maintenant, c'est que j'annule tous mes points individuels. Mais je reste joignable". Et ça en fait c'est très compliqué parce que, si j'ai un problème en tant que managé par exemple, c'est déjà très difficile d'aller dire à mon manager "j'ai un problème". Si en plus, je dois moi-même proactivement à aller le chercher pour lui raconter mon problème, on voit très bien comment les problèmes ils restent sous le tapis. Donc, le manager doit : oui, rester joignable, mais doit avoir des temps dédiés avec ses équipes pour maintenir ce dialogue et pour qu'il y ait vraiment une relation de confiance qui puisse s'établir, et pour qu'il perde pas en capacité à comprendre l'autre parce que, on voit bien comment c’est un cercle vicieux... Je n'ai pas de temps, donc je supprime tous mes points avec mes équipes, donc je suis moins confronté à leurs états d'âme, je suis moins confronté à leurs opinions, donc je perds en capacité, petit à petit à les décrypter, donc j'ai l'impression que je n'ai pas besoin de donner du temps à mes équipes, parce que de toute façon, elles vont bien, elles n'ont pas de problèmes... Mais en fait, je sais juste pas lire les problèmes... Donc bref, ce sont des cercles vicieux qui s'établissent de façon assez rapide et qui sont bien souvent involontaires. Donc il faut mettre en place des modes de travail qui laissent la parole aux équipes et il faut que les managers aient bien conscience que, d'une part, leur opinion va faire foi pour leurs équipes et qu'il va être très difficile pour les équipes de s'ériger en contre ce que dit le manager, et d'autre part il faut que le manager il garde en tête que il a lui-même ses biais égocentriques qui sont exacerbés et qu'il va avoir tendance à penser qu'il a raison.Ce qui fait deux raisons pour lesquelles les paroles divergentes ne vont pas être entendues. Soit elles vont même pas pouvoir s'exprimer parce qu'on a donné notre avis d'emblée et qu'on a supprimé quelque part la possibilité des équipes à donner leur point de vue et d'autre part, si elles sont exprimées, je vais juste pas les écouter parce que j'ai mes biais égocentriques qui m'empêchent de voir le problème d'un autre point de vue. Donc, il y a une isolation possible des managers et des managés qui peut se faire au cours du temps donc, c'est pour ça que c'est important de porter ce discours là de la posture tournée vers l'autre et de tous les mécanismes en fait qui, de façon inconsciente, peuvent nuire aux interactions sociales et, in fine, à la collaboration.
Marie Semelin : Donc si je comprends bien, plus on a un poste hiérarchique, moins on est susceptible d’être en contact avec les émotions des autres, des membres de l’équipe qu’on dirige. Emma Vilarem ajoute même que d’après la recherche scientifique, plus on monte en hiérarchie, moins on est fort pour lire les émotions.
Emma Vilarem : On se rend compte, lorsqu'on regarde les résultats des recherches en sciences cognitives, que la hiérarchie, ça peut avoir un impact délétère sur les interactions sociales. Ça peut avoir un impact délétère sur la capacité de la personne qui a le pouvoir, entre guillemets, à lire les émotions de l'autre, à ressentir et à se mettre dans une posture empathique. Et ça exacerbe aussi ce qu'on appelle les biais égocentriques. Les biais égocentriques, c'est la tendance qui est humaine, mais qui va être renforcée d'être focalisée sur son propre point de vue. En fait, ce n'est pas un désintérêt de la personne qui est en position de pouvoir pour les interactions sociales, c'est que du fait qu'elle est dans une position de pouvoir, elle va être dans une tour d'ivoire, c'est-à-dire que lorsqu'on est dans une position de pouvoir notre opinion elle est moins remise en question, elle fait foi. Donc, par exemple, on perd en capacité à changer de point de vue, à essayer de comprendre l'opinion de quelqu'un d'autre et en fait, ça, ça renforce ses biais égocentriques qui vont nous empêcher de bien comprendre la situation de quelqu'un d'autre et par exemple, pour être empathique, donc, si j'écoute quelqu'un partager son émotion et que je veux avoir une posture empathique, il faut que j'ai la capacité de comprendre ce que la personne vit, de me mettre quelque part à sa place. Et on sait que la hiérarchie et le pouvoir, ça va agir de façon négative sur cette capacité à se mettre à la place de l'autre.
Marie Semelin : D’accord mais moi je m’interroge : que font ces personnes de pouvoir avec leurs propres émotions ?
Emma Vilarem : On sait que les managers, les chefs d'équipe ils vont avoir une tendance à réguler leurs émotions de façon exacerbée, c'est-à-dire qu'ils vont vraiment être dans le contrôle de leurs émotions, ce qui correspond un peu à l'image qu'on se fait du manager qui est inébranlable, sans faille, qui ne doit pas montrer qu'il a le moindre problème. Et donc, en fait, ils sont eux-mêmes dans cette posture-là, où ils vont faire comme si de rien n'était, ils vont en tout cas renvoyer l'image que tout va bien, et ça les empêche complètement de pouvoir partager leurs émotions et de pouvoir les résoudre.
Donc, les managers il faut aussi, évidemment, qu'il aient des relais au sein de l'entreprise pour pouvoir partager et verbaliser leurs émotions, donc ça peut très bien se faire entre managers ou avec le manager qui est encore au dessus, etc. mais il faut évidemment que chaque personne dans l'entreprise puisse avoir ses sas-là de régulation émotionnelle évidemment, parce que tous subissent des stress divers et que peut-être que les équipes mettent plus facilement en place de façon informelle ces échanges-là qu'entre managers où ils sont déjà dans une posture de montrer que tout va bien, ce qui peut rendre le dialogue entre managers difficile sur ce point de vue.
Donc, on arrive avec ce discours là, qui est peut-être difficile à admettre, mais qui est souvent bien accueilli, parce qu'on porte ce discours là de : "Regardez, voilà, voilà la façon dont votre cerveau fonctionne. Regardez que lorsque, par exemple, vous êtes en position de pouvoir et que toutes vos ressources sont allouées à réfléchir aux objectifs stratégiques de l'entreprise, aux objectifs à long terme, etc. Ça, ça se fait au détriment des buts qui peuvent paraître plus secondaires qui sont les buts sociaux. Donc, quand toutes vos ressources sont captées par ce mode de réflexion tourné vers l'avenir long terme, etc. Ça se fait au détriment des relations sociales.
Marie Semelin : Ok, ça n’est pas simple de faire preuve d’intelligence émotionnelle. Il faut faire un vrai effort. Mais ouf, Emma Vilarem me rassure : ça peut s’apprendre. Ce n'est pas parce qu’hier on est nul en décryptage émotionnel qu’on le sera demain.
Emma Vilarem : Si je me mets proactivement dans une posture tournée vers l'autre, je me dis qu'il faut que je porte attention à autrui, etc. là, c'est circuits-là, ils vont se renforcer… Et en fait, on se rend compte que les leaders, les managers, ceux qui savent être dans cette posture proactive, ils sont capables d'annuler les effets délétères du pouvoir dont je parlais tout à l'heure sur les interactions sociales. Donc, en fait, c'est vraiment quelque chose qui est à la main des individus. Cette posture sociale, il faut la nourrir, il faut se convaincre que c'est important d'être tourné vers l'autre et de s'y intéresser... Et si on fait ça, on va renforcer cette capacité à lire les émotions, etc. Donc, c'est une question de posture authentique et en fait, la plasticité cérébrale fera le reste, probablement.
Marie Semelin : Une autre raison majeure pour laquelle ça vaut la peine, de se fatiguer à améliorer la gestion des émotions au travail, c’est qu’on est, au sens propre, plus intelligent à plusieurs . Sous-entendu bien sûr, si la communication marche bien. Résultat : c’est bénéfique pour l’entreprise.
Emma Vilarem : L'intelligence collective, c'est l'intelligence nouvelle qui se crée lorsque plusieurs personnes travaillent ensemble. C'est quelque chose qui a été caractérisé il y a un petit moment déjà, et maintenant on sait que l'intelligence collective, c'est vraiment une nouvelle intelligence qui se crée. Ce n'est pas la somme des intelligences, ce n'est pas l'intelligence du plus expert du groupe, c'est vraiment quelque chose de nouveau qui naît de l'interaction de plusieurs individus... Et aujourd'hui, il y a des résultats qui montrent que si on réunit plusieurs personnes autour d'une table, on peut avoir une réponse qui est plus juste, entre guillemets, à une question que si on en prend énormément plus, mais qu'on les laisse de façon individuelle. Notamment, il y a une étude de qui, il y a quelques années maintenant, qui est sortie, qui montre que si on fait trois groupes de cinq personnes, on peut avoir une réponse qui est plus juste à une question donnée que si on prend 1400 personnes individuellement. Donc parce que, quand plusieurs cerveaux travaillent ensemble, ils sont capables de produire quelque chose de nouveau qu'ils ne produisent pas indépendamment.
Marie Semelin : Je sais pas pour vous, mais moi je trouve cette idée surpuissante. On est plus intelligent à plusieurs, et on peut apprendre à être plus intelligent à plusieurs, en travaillant notre quotient émotionnel, à défaut d’augmenter notre quotient intellectuel. Et en plus on est plus heureux parce que nos émotions sont prises en compte, et notre boite marche mieux parce que nos émotions sont prises en compte et que donc on est plus productif. Épatante boucle vertueuse !
Et vous, vous faites des réunions du vendredi avec des posts-its colorés ou pas ?
Générique
Vous venez d’écouter un épisode de Travail (en cours) et d’Emotions.
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Louise Hemmerlé et Cyrielle Bedu étaient en charge de la production et de l’édition. Charles De Cillia s’est occupé du montage et de la réalisation, Olivier Bodin du mixage. Le générique est de Jean Thévenin.
Marion Girard est responsable de production, et Maureen Wilson responsable éditoriale. Mélissa Bounoua est à la direction des productions et Charlotte Pudlowski à la direction éditoriale.
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