Retranscription : Marion Montaigne

Marion Montaigne : “Est-ce que je pourrais vivre en me roulant dans des frites ?”

Générique 

Agathe le Taillandier :  La revue Socialter propose en ce mois de novembre 2020, un nouveau numéro hors série consacré au “vivant”. Baptiste Morizot s’est glissé dans la peau du rédacteur en chef pour l’occasion. Ce philosophe et pisteur de loups, auteur de l’essai Manières d’être vivant repense le clivage entre humain et non humain et plaide pour de nouvelles alliances entre hommes et animaux. Baptiste Morizot s’oppose ainsi à notre pensée occidentale qui a fait de l’être humain le seul sujet pensant, une exception dans la nature, relayée elle, au rang de simple décor. 

Dans le livre du jour, l’animal est pensé comme acteur et auteur de son propre monde. Doué d’une subjectivité, il doit être considéré comme l’origine et le point de référence de son système de perception et donc de ses actions. Pour l’auteur, un biologiste allemand, c’est le seul moyen de pouvoir saisir l’organisation du monde de chaque espèce animale. Cet ouvrage est choisi par l’illustratrice et scénariste de bande dessinée Marion Montaigne, elle-même passionnée de vulgarisation scientifique. Elle a été présidente du festival de la bande-dessinée d'Angoulême en 2020 et elle a signé en 2018, Dans la combi de Thomas Pesquet,  une BD inspirée de l’aventure de l’astronaute français à bord de la Station spatiale internationale.

Je suis Agathe le Taillandier, bienvenu.e.s dans le Book Club ! 

Générique 

J’ai pas Bac + 8 en physique. Je ne vais pas réussir à comprendre tout ce qu’ils font dans un accélérateur de particules. Mais je peux comprendre les grands traits quand même. Et ça c’est tout à fait abordable. Je ne cherche pas à passer un diplôme en la matière. Je veux juste comprendre ce que l’on fait et avoir un avis. 

Je suis dans mon salon. A ma gauche, il y a une grosse bibliothèque, avec un rangement qui paraît un peu chaotique mais qui a une cohérence. Il y a beaucoup de BD en haut, il y a pas mal de BD de mes jeunesses et de celles de mon mari sur la gauche. Il y a des romans. Les romans, ça c’est ce que l’on a en commun. Mais on n’aime pas la même chose dans mon couple. Et en face, à ma droite, il y a encore une autre bibliothèque. Donc là, c’est beaucoup de BD et de cinéma. Et j’ai beaucoup de BD par terre. C’est pas mal de la sélection d’Angoulême de l’an dernier parce que j’étais présidente du jury. C’est pas par manque de respect que je les ai laissés par terre. C’est que j’ai plus de place ! Donc il va falloir comment gérer ça. 

Alors, est-ce que j’ai des livres un peu improbables ou inclassables ? En fait, vraiment, les plus inclassables ce sont vraiment ceux qui sont hors format. Celui qui dépasse et qui est à deux doigts de toucher le plafond, c’est Leumond.fr de Marchalot. Qui est un dessinateur, auteur, vraiment très drôle. A la base en fait, c’était sur le blog du Monde. Et en fait, il détourne des articles, des vrais articles politiques et il redessine dessus. C’est un énorme journal en fait. Parce qu’il est même plus grand que Le Monde, le vrai journal. Je l’ai acheté au festival d’Angoulême de l’an dernier. Et c’est très rare que je rentre en train du festival sans m’endormir épuisée. Mais là j’ai lu tout le trajet ! J’étais vraiment morte de rire. Enfin, faut un peu aimer ou détester la politique. Mais moi, vraiment…  C’est un humour un peu étrange qui me fait énormément rire : très décalé, bizarre, absurde. Je ne saurais pas le décrire, il faut vraiment aller le voir. C’est Marchalot M-A-R-C-H-A-L-O-T.

Moi, ce que je fais, c’est que je lis toujours des livres un peu en rapport avec mon travail. Donc ça peut-être très technique, ça peut être très scientifique. Là en ce moment par exemple je lis un bouquin de Bill Bryson sur le corps humain.C’est un très bon vulgarisateur qui a fait un livre excellent, qui s’appelle Une histoire de tout ou presque. Où il essaie d’expliquer pour lui-même la science. Et donc, il va voir plusieurs chercheurs et avec des mots très simples il explique super bien l'astrophysique, la Terre, les fossiles. A sa manière. Et là, il en a fait un sur le corps humain. Donc celui-là, il est un peu plus énumératif je trouve. Mais Bill Bryson c’est toujours la vulgarisation à portée de main, pour tout le monde. 

Je me demande ce que je recherche dans la vulgarisation. Je fais beaucoup de choses dont je ne connais pas le sens. Je ne sais pas pourquoi je fais de la BD. Je ne sais pas pourquoi je suis obsédée par la vulgarisation. J’ai des théories. Mais après, c’est vrai que j’aime bien, quand il y a vraiment un sujet qui m’intéresse, même s’il est technique, pas évident, et même d’autant plus parce qu’il n’est pas évident. J’aime bien enquêter en fait. Alors il y a une époque, j’habitais près de la Médiathèque de La Villette. Donc là c’était un festival ! C’est-à-dire, moi, ça me rendait dingue. Je me disais : il doit y avoir tellement d’informations qui me seraient tellement intéressantes ! Et ma difficulté, ça va être de les trouver en fait. Il faut que je lise tout. Ça va me prendre des heures ! Je ne sais pas, c’est un peu comme si je recherchais un indice et qu’il faut recouper les informations, et après il faut cumuler beaucoup d’informations et en tirer une synthèse. Et ce que j’aime aussi c’est quand c’est compliqué et qu’après je me découpe le problème. C’est-à-dire : voilà, je peux vraiment me retrouver face à des textes avec des trucs vraiment abscons ou des abréviations partout et donc tant pis ! Je prends un livre un peu plus abordable, voire même pour les adolescents ou enfants. Et après je reprends graduellement. C'est-à-dire, s’il y a des termes techniques que je ne connais pas, je vais d’abord me dire : il faut d’abord que je comprenne ces termes, ces termes, ces termes. Ensuite je pourrai revenir au livre plus compliqué parce que j’aurai compris ces termes là. Donc je ne sais pas, il y a une sorte de défi personnel qui vient de je ne sais pas où. Où à partir du moment où j’ai décidé de m’intéresser à un sujet, je vais vraiment le décortiquer. Après, quand je sature d’information, je raconte ce que j’ai compris. Mais je pense que ça doit répondre à une interrogation que j’ai moi même et je fais des bouquins pour répondre à ces questions. La BD sur Thomas Pesquet, moi, à la base, ce que je trouvais intéressant c’était pas que ça soit Thomas Pesquet. C’est que ça soit un astronaute. Et ce que je trouvais cool, c’était pas qu’il soit connu, c’est qu’il soit astronaute et qu’il vive un truc complètement improbable, d’aller dans l’espace. Et c’est vrai que quand vous commencez à vous documenter, vous avez énormément d'acronymes, de termes, de systèmes de sécurité, de système de survie, de supports techniques. On vous en balance plein et donc vous dites ok, je note. Et chaque terme je vais essayer de les comprendre en des termes plus simples. 

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J’ai choisi le livre Milieu animal et milieu humain de Jacob Von Uexküll. Je ne sais pas si je le dis bien… Très vite, il m’a un peu retourné la tête ce livre parce qu’il m’a fait comprendre, en gros, qu’on ne peut pas saisir le monde étranger d’un animal sans comprendre quel était son umwelt. Comment on pourrait le traduire ? Son… Son monde, en fait ! Sa perception du monde. Et il décrit plusieurs mondes d’animaux, comme ça. Par exemple, pour comprendre le monde d’un chien. C’est Alexandra Horowitz qui montre ça c’est que, vous devez vous rendre compte qu’un chien a un monde olfactif et pas visuel. Et c’est en ça que vous ne pouvez pas non plus lui poser des interrogations trop anthropomorphiques. C’est-à-dire, si vous voulez tester l’intelligence d’un chien, c’est peut-être pas des problèmes visuels que vous devez lui poser mais des problèmes olfactifs. Et Uexküll m’a fait un peu découvrir ce point de vue de là. C’est-à-dire : comprendre déjà quel est ton monde avant de te poser des questions. Uexküll essaie de décrire l'umwelt de différents animaux. Et il y avait une expérience qui m’avait moi, absolument hallucinée sur : comment déterminer ce que voit un escargot ? En fait, il y a un test. Qui est à la fois simple et compliqué. Qui est simple dans sa mise en place. Et à la fois qui repose sur un postulat. C’est-à-dire, Uexküll dit : on perçoit le même nombre d’images que l’on perçoit de coups au niveau de la peau. C’est-à-dire, si je vous tapote toutes les secondes sur la peau, vous allez bien sentir chaque coup, comme différent. Par contre, à partir d’une certaine fréquence, si je vous tape 125 fois sur la peau, vous aurez l’impression que c’est un seul coup parce que c’est trop rapide en fait. En fait ça doit être plus mais bon… Et en fait, cette perception, cette fréquence, il part du postulat que c’est un peu la même au niveau des yeux. Donc il a tout un test où il met un escargot sur une baguette qui vibre. Et il arrive à déterminer à partir de quand le nombre de coups est d’une fréquence à laquelle il correspond à celle des yeux. Et en fait c’est une fréquence qui n’est pas énorme. C’est genre, quatre coups et ça veut dire que l’escargot ne voit quelque chose du genre quatre images par secondes et que donc c’est très peu. Donc le monde va en accéléré pour lui. Tout va très très vite. Et moi je me suis dit : mais c’est hallucinant ! Je ne sais pas si j’explique très bien le test parce que lui il a des schémas et c’est un peu bricolé. Mais moi ça m’avait absolument épaté le contraste entre la simplicité du test qui est vraiment du bricolage avec un escargot scotché sur une baguette et le niveau d’informations que ça donnait ! 

Quand on dit j’aime bien les animaux. Bon, il y a ceux qui adorent les habiller, leur mettre des nœuds etc. Mais moi, quand je dis que j’aime bien les animaux c’est que j’aime bien leur altérité. Quand je vois une vache, je me dis : mais quel est son monde ? C’est quoi sa perception ? C’est quoi votre vie quand vous dormez dans votre alimentation ? Un cheval, il mange son foin ! Il se roule dans ce qu' il mange. Est-ce que je pourrais vivre en me roulant dans des frites ? (rires) Je ne sais pas ! C’est quoi d’avoir tout le temps son nez au sol comme les éléphants, ou de percevoir des infrasons par les pieds. C’est quoi de capter le monde par la chaleur, comme les tiques ? Uexküll le décrit, les tiques passent des années, je crois que c’est sept ans ou quelque chose ça… Lui il dit, c’est comme rester dans le noir toute sa vie. Mais bon, c’est une tique… le temps passe ! Et nous qui sommes des êtres pour qui le temps est quelque chose de difficile à gérer, qui sommes très visuels, quel serait notre monde si on était olfactif ou des choses comme ça. C’est pour ça que si je devais vivre quelque temps dans un animal… Je ne sais pas trop, j’hésite parce que : est-ce qu’on transpose aussi mon cerveau dedans ? Est-ce que je garde mon cerveau d’humain dans, par exemple, le corps d’un chien ? A ce moment-là, toutes les odeurs que je me prendrais, ça serait insupportable. Mais si j’ai le cerveau d’un chien, qui est fait pour traiter ce monde olfactif, peut-être que c’est fun. Mais c’est vrai que celle qui le décrit le mieux c’est Horowitz qui explique que, c’est assez hallucinant, c’est qu’un chien, si vous posez un sac, que vous le retirez et qu’ensuite vous nettoyez le sol, le chien sait qu’il y a eu un sac à cet endroit là !

Musique

Je crois que la science c’est le domaine qui m’a apporté plus de réponses que d’autres domaines par exemple. Donc au niveau source d’inspiration, je pense qu’il y a… Pour le dessin oui il y a des grandes figures comme Quentin Blake, Reiser, Toriyama. Des trucs un peu mélangés. Après il y a aussi mon goût pour aller vite. C’est-à-dire que je n’ai pas un dessin très léché. Je préfère un dessin très vif, très dynamique plutôt qu’un truc où l’on va se noyer dans les détails. 

Les sources d’inspirations en dessin sont très variées parce que j’ai des petits livres de l’école des loisirs par exemple, dont je ne sais même pas très bien les auteurs. Mais dont les dessins me reviennent comme des diapositives devant les yeux. Et je sais que par exemple, ma manière de dessiner certains animaux viennent de ces livres-là. Il m’est déjà arrivé de faire des dessins, comme ça dans un carnet, et qu’un auteur jeunesse me dise : c’est exactement le même dessin que dans tel livre ! Et j’avais absolument oublié et c’était exactement  la même manière de dessiner, de faire composer, c’était la même image et je je ne savais même plus le nom du livre et de l’auteur. Donc la part d’inconscient, je n’arrive pas bien à l’analyser. Les dessins que j’ai le plus recopiés c’est Akira de Katsuhiro Otomo. Donc c’est pas du tout comme ça que je dessine. C’est ce que j’ai le plus recopié étonnamment quand j’avais 15-16 ans. Mais ça n’est pas du tout ce qui reste parce que je pense que j’ai un dessin qui doit être un récit, un peu comme une écriture. C’est un peu ce que je faisais quand j’écrivais à mes copines quand j’étais jeune, qu’il n’y avait pas encore les mails. Moi je dessinais des courriers en fait. J’écrivais et puis je complétais par un dessin. Parce que le dessin était plus clair, il synthétisait ce qui m’aurait pris du temps à écrire. Et des fois j’alternais avec l’écriture pour les passages où le dessin aurait échoué à raconter ce qu’il y avait à raconter. Donc c’était une alternance de dessins et de textes. Et c’est un peu ça que je fais. C’est-à-dire que le dessin doit être dans la continuité de l’écriture. On dit pas y passer cinq heures. Mais après, je peux faire des dessins plus chiadés. Je l’ai fait pendant mes études mais ça n’est pas ce qui me passionne. 

J’ai un livre que j’aime beaucoup. C’est une libraire qui me l’a donné, après une dédicace. Alors ça m’a un peu étonnée parce que souvent on nous propose une bande dessinée. Et elle m’a donné un livre qui s’appelle Images de Pensées de Marie-Haude Caraës et Nicole Marchand-Zanartu. Et au début je me suis demandée : mais qu’est-ce que c’est ?! Et en fait j’adore ce livre ! C’est en fait les différentes manières dont différents métiers : que ça soit architecte, zoologiste, chercheur généticien, mettent en images leurs pensées. C’est vraiment… Vous avez des croquis, quand vous regardez ça ne correspond à rien, mais c’est super beau et en fait.. Ah bah ! Il y a un ethnologue par exemple qui a fait un tableau généalogique. C’est super beau. C’est plein de points reliés Mais c’est tous les liens de parenté d’une population du Groenland. Et en fait, je ne sais pas comment vous le décrire. On dirait un disque avec des points répartis sur différents sillons. Et avec des flèches qui les rejoignent. C’est super beau et ça décrit des liens génétiques Il y a aussi un écrivain, Claude Simon, qui montre comment il organise ses chapitres avec des blocs de couleurs. Et c’est assez beau. Je le feuillette en même temps. Ce qui est vraiment intéressant c’est le rapport entre la pensée et le schéma qui en est fait. Ça rend quelque chose de beau alors que ça n’était pas ce qui était recherché en fait. C’était juste l’organisation de la pensée qui était recherchée. Et c’est assez beau. Bon c’est pas un livre qu’on trouve peut-être partout, mais j’adore feuilleter ce bouquin. 

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Agathe le Taillandier : Vous venez d’écouter Marion Montaigne, à son micro, et elle répondait aux questions de la journaliste Oriane Olivier. Elle vous recommande : Milieu animal et milieu humain, de Jakob Von Uexkull, paru dans la collection Rivages chez Payot.

Marion Montaigne est scénariste et illustratrice de bandes dessinées, spécialiste de vulgarisation scientifique. Son dernier titre Dans la combi de Thomas Pesquet, est paru en 2018 chez Dargaud.

Maud Benakcha est à l’édition et à la coordination du Book Club, elle a fait le montage de cet épisode avec Clémence Lecart et Jean-Baptiste Aubonnet a réalisé le mixage.
Ce podcast est aussi rendu possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditoriale, Marion Girard, responsable de production, Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale et Mélissa Bounoua, directrice des productions.

Je vous conseille d’écouter Passages, notre podcast d’histoires vraies qui questionne nos points de vue. Passages sort un mercredi sur deux et vous le trouverez sur toutes vos applications de podcasts préférés. N’hésitez pas à le découvrir et si vous l’aimez,  parlez-en autour de vous !

Bonne écoute et à très vite !

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