Retranscription - Les cinq sens (3/5) : comme si notre coeur battait dans nos oreilles

Brune Bottero : chaque semaine, nous pénétrons dans la jungle des émotions. Nous pensons, nous décortiquons, nous analysons.. mais surtout nous ressentons ! Et comme tout ce qui nous traverse passe par notre cerveau mais aussi par notre corps, dans cette mini-série, nous allons voyager au cœur de nos cinq sens et de nos émotions.

Dans ce troisième épisode : de l’harmonie, du soleil qui entre par une fenêtre, des silences.. pour découvrir en musique les multiples connexions entre l’ouïe et les émotions.

Dans Corps et âme, publié en 1993, l’auteur américain Frank Conroy donne vie au personnage de Claude, un jeune garçon pauvre qui grandit dans un sous-sol miteux à New-York. Construit comme un conte moderne, ce grand roman suit le jeune Claude dans sa découverte de la musique, sous la forme d’un petit piano désaccordé pour commencer, puis dans l’apprentissage auprès de professeurs, et enfin, dans l’éclatement de son immense talent d'interprète et de compositeur. 

Frank Conroy écrit :

“Il inspira profondément, une sorte de soupir, et la musique commença, occupant instantanément tout l'espace, telle une fleur géante s'épanouissant à partir du néant en une fraction de seconde pour devenir aussi grande qu'une maison.”

Lorsque j’ai lu Corps et âme, la musique sortait de chaque page. Et avec elle, la sensation presque réelle de pouvoir éprouver, comme Claude, le toucher du piano, les notes qui s’envolent, l’émotion pure de la musique, ressentie à travers les doigts de celui qui la joue.

La musique, et l’émotion de l’interprétation sont si puissamment décrites dans ce roman que sa lecture en devient auditive, comme si notre ouïe était en éveil plutôt que nos yeux.

Comme si notre cœur battait dans nos oreilles.

Quelle influence a la musique sur nos émotions ? Que ressent-on lorsqu’on écoute de la musique et pourquoi ? L’émotion à l’écoute d’un grand morceau de musique est-elle personnelle ou universelle ?


Je suis Brune Bottero, bienvenue dans Émotions.

Générique 

Lorsqu’on assiste à un concert de musique, en direct ou en vidéo, on peut parfois être  suffisamment proche des musiciens et musiciennes pour voir leurs expressions. Les sourcils qui se froncent, les bouches qui se tendent, les yeux qui s'éclairent... C'est fascinant comme l'interprétation d'une œuvre donne vie à un corps. 

Sarah Dayan est violoniste et elle n'échappe pas à la règle. Je suis allée l’interviewer chez elle, un mercredi matin ensoleillé. Dès qu'on a parlé de musique, elle s'est animée toute entière. Ses yeux qui brillaient, son sourire... C’est comme si tout son corps vibrait rien qu’à l’évocation d’une note, d’un accord, d’une modulation. 


Pour cet épisode très sonore, que je vous recommande d’écouter au casque, installez-vous très confortablement et fermez les yeux...

Depuis 16 ans, Sarah est violoniste au sein du quatuor à cordes Voce. Un quatuor à corde, c’est deux violons, un alto et un violoncelle. Selon les morceaux joués, Sarah est alternativement premier ou deuxième violon.

La musique, pour elle, c’est une multitude d’émotions contrastées, qui s'enchaînent comme des notes

Sarah Dayan : avec la musique on peut avoir une émotion qui commence, qui dure quelques secondes, et puis, grâce à une petite modulation, un petit élément qui soit rythmique ou mélodique ou harmonique, de bifurquer vers une toute petite variation de cette émotion, puis vers une émotion totalement différente... C'est en réfléchissant à ce rapport entre l'émotion et l'ouïe, je me disais que la musique, elle a cette force-là de pouvoir nous faire naviguer beaucoup plus rapidement que d'autres formes d'art, dans une émotion mobile, en fait.

La musique, comme elle prend en compte le temps qui passe, elle s'appuie sur le temps qui passe, c'est totalement différent. C'est la mobilité de la musique, mais aussi du silence intégré à la musique, comme on va aussi l'entendre dans ce mouvement de Beethoven, puisque c’est ces silences qui font que ce qui arrive est si émouvant, je trouve. 

Brune : le mouvement dont Sarah parle, c’est l’Opus 18 numéro 1 du quatuor à corde de Beethoven. Sarah m’a proposé qu’on l’écoute ensemble et de me raconter, dans le détail du mouvement, ce qui l’émeut et pourquoi.

Sarah Dayan :  alors, le mouvement commence comme ça…

Musique

Ce thème est dingue parce qu'il est comme une espèce de souffle ininterrompu de plusieurs mesures.. qui dégage déjà une nostalgie incroyable... Moi, je vais me mettre à pleurer en fait en écoutant ce moment.

Donc là, je trouve que le premier thème qu'on vient d'entendre, il était déjà dans une espèce d'intimité, de nostalgie très forte. Là, on le ré-entend tout de suite par le violoncelle, alors que c'était le premier violon qui l'avait au tout début. 

On était en mineur pendant toute la première partie de ce qu'on a entendu, et là ça y est on va vers du majeur, donc quelque chose d'un peu plus riant et souriant.

Il y a toujours cette espèce de battements de cœur un petit peu rapide. Et là, d'un seul coup, pour moi, c'est comme s'il y avait, comme si on ouvrait une fenêtre, comme si on ouvrait plutôt un volet et que le soleil pénétrait d'un seul coup dans la pièce.

Avec toujours ce petit balancier des croches d'accompagnement, en dessous de la mélodie.

Donc, là, il y a des petits dialogues entre alto, deuxième violon et maintenant premier violon, pour amener à une nouvelle séquence.

Là, c'est le moment où le thème du début est maintenant dit dans une tout autre ambiance. C'est pourtant la même mélodie. Elle est dans une autre tonalité, c'est à dire pas les mêmes notes, mais la nuance, c'est à dire que là, c'est le deuxième violon et l'alto qui le jouent, la nuance et forte, alors qu'au début, c'était piano. Et le premier violon fait des espèces de cascades très rapides qui donnent une intensité complètement dingue je trouve.

Et là, c'est la désolation. D'un seul coup.

Donc, les fameux silence dont je parlais tout à l'heure. Comme s'il n'y avait plus assez d'énergie pour dire les choses.

Et là, on arrive à mon passage préféré du mouvement avec ce nouveau petit motif exposé par le deuxième violon, qui donne aux thèmes qu'on a entendus dès le début une tout autre couleur. Et là, il y a ces accès de violence qui interrompent complètement le discours. Comme peut faire la douleur devant la mort ou la douleur devant une rupture.

Encore une fois, la trouve que les silences sont très, très parlants et qu'ils rajoutent à la désolation de ce passage.

À nouveau là, on bifurque vers du majeur. C'est difficile de parler tout ça en temps et en heure parce que les émotions vont trop vite, mais…

On retrouve, comme dans la première partie, ce thème qui était très lumineux.

Et ça, c'est tout à fait typique de ce que fait Beethov, très souvent, c'est à dire d'avoir des coups de poing et des moments où les notes sont très attaquées. Pour ensuite revenir subitement à quelque chose de beaucoup plus sobre ou piano.

À nouveau, les petits dialogues entre chaque instrument, mais dans un esprit très... Comme un dialogue, en bonne compagnie, quoi.

Alors là, c'est la dernière apparition de ce thème incroyable, avec comme nouvel élément les deux instruments qui accompagnent et qui ont des valeurs beaucoup plus rapides. Ça donne une intensité encore plus forte que les deux fois précédentes, qui était déjà dingues. Et en plus de ça, il y a le premier violon... Ça fait des incursions forte et très violentes. Donc, pour moi, c'est vraiment le coup de poignard. Là. C'est vraiment le summum de la violence de ce mouvement.

Et puis là, on est vraiment sur la conclusion, on retrouve, on retrouve la désolation. Même les deux dernières notes, qui sont espacées d'un silence entre elles, me donnent l'impression d'une espèce de dernier souffle du cœur.

Fin du mouvement de Beethoven

Quand j'écoute ce mouvement sans le jouer, c'est comme quand on connaît un morceau par cœur et qu'on attend avec impatience le moment crucial, notre moment préféré. Selon les versions que j'écoute, je peux avoir plus ou moins d'émotion à ce passage préféré, justement... Mais le simple fait d'avoir attendu ce moment fait que, de toute façon, je vais avoir une émotion projetée qui aura une intensité différente des quelques minutes qui précèdent. 

Cette désolation je trouve que c'est... Je l'aperçois à la fois quand j'écoute ce mouvement, quand je mets mon disque dans mon salon, quand je suis au concert, mais aussi quand je le joue. C'est à dire que quand je joue ce passage là, je pense à ce moment où le second violon ajoute  "dadidadidam....”, on est à la fois passeur d'une émotion quand on interprète, mais souvent à cet endroit là, moi, je me laisse complètement gagner par l'émotion et je n'ai aucune difficulté à accepter de me laisser gagner par cette émotion.

C'est à dire que je trouve que c'est typiquement un passage où il n'y a aucun danger à être soi même dans l'émotion et du coup, je ne me le permet.

Lorsque j'écoute un mouvement de musique, d'autant plus s'il y a du violon, mais je peux aussi ressentir une émotion qui serait la projection charnelle du geste que je ferais pour réussir à avoir le son que j'entends.

Et je trouve que ça, c'est une dimension importante, du plaisir que j'ai à écouter de la musique. Comme si je pouvais ressentir dans mon bras le type de poids, d'intensité que je mettrais ou la position de l'archet, la position de la main gauche. Ce n'est pas un sentiment, mais c'est plutôt une émotion physique, presque organique.

Générique 

Brune Bottero : vous venez de lire Émotions, un podcast de Louie Media.
Un grand merci à Sarah Dayan, violoniste, d’avoir partagé ses émotions musicales. Je tiens aussi à remercier le quatuor Voce, ainsi que la maison de disques Naïve.

Dans l’épisode de demain, nous nous demanderons pourquoi le toucher est essentiel dans nos rapports humains et dans nos émotions.


Maud Benakcha est la chargée de production du podcast. Cet épisode a été réalisé par Marine Quéméré, mixé par Jean-Baptiste Aubonnet qui s’est également occupé de l’enregistrement. Nicolas de Gélis a composé le générique d’Émotions, et la composition musicale a été créée par Marine Quéméré et Nicolas Vair.

Ce podcast est également rendu possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditoriale, Marion Girard responsable de production, Mélissa Bounoua directrice des productions et Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale. 

Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous aimez écouter vos podcasts : Apple Podcast, Google Podcast, Soundcloud ou Spotify. 

Vous pouvez nous laisser des étoiles, des commentaires et surtout, en parler autour de vous. Et si vous voulez partager vos histoires, n’hésitez pas à nous écrire à hello@louiemedia.com. Nous vous lirons et nous vous répondrons. 


Chez Louie Media, nous essayons de mettre en avant la création musicale dans nos podcasts. Chacune de nos musiques est une création originale. Merci à Marine Quéméré, Charles de Cillia, Nicolas Vair, November Ultra, Mélodie Lauret, David Sztanke, Bénédicte Schmitt ou encore Jean Thévenin de donner une troisième voix à nos podcasts.   

Vous pouvez écouter leurs créations dans Travail (en cours), Passages, Injustices, Fracas, Une Autre Histoire, Entre ou Le Book Club. 

Bonne écoute/lecture et à bientôt !