Retranscription - Pourquoi regarder une œuvre d’art ne nous procure pas à toustes la même émotion ?

Brune Bottero Dans la maison où j’ai grandi, il y avait une grande photo en noir et blanc encadrée dans le salon. Lorsque j’étais enfant, cette photo faisait partie de mon univers familier. On y voit une femme de dos, face à la mer, avec une longue tresse de cheveux sombres. Sur sa hanche droite, elle porte un bébé, agrippé à son bras, tourné vers la mer lui aussi.

Il était évident que cette photo représentait ma mère, avec moi dans ses bras. Je reconnaissais sa longue tresse noire, la même qu’elle portait souvent à l’époque de ma naissance, cette robe longue et blanche, tout à fait son style, un peu hippie. Et puis moi, enfant, avec toutes mes boucles sur la tête, et quelque chose dans le geste, la façon de se tenir. Je trouvais cette photo très belle, et j’étais flattée de nous voir ainsi affichées, ma mère et moi, en grand dans le salon.

Des années plus tard, je suis tombée sur cette même photo dans une boutique de musée, sur une carte postale. J’étais déjà suffisamment grande pour réaliser tout de suite qu’il ne s’agissait en fait pas d’une photo de ma mère et moi dont les droits auraient été vendus à un fabricant de carte postale… Mais bel et bien d’une photo d’artiste, d’Édouard Boubat, comme le verso de la carte me l’a appris. Cette photographie a pour titre « Madras » et a été prise en Inde, en 1971.

Avec le recul, cette anecdote me fait sourire. Je n’ai pas l’impression d’avoir été trompée - personne ne m’a jamais fait croire qu’il s’agissait d’une photo de famille – je suis simplement amusée par cette interprétation toute personnelle que j’ai eue, si jeune, d’une œuvre d’art. Et je me dis que c’est peut-être ça qu’Édouard Boubat cherchait dans son travail de photographe : inclure le spectateur, laisser son regard faire exister l’œuvre d’une manière unique et personnelle, et le mettre en connexion avec son regard à lui, d’artiste, et la réalité des personnes photographiées.

Et peut-être parce que mon premier lien avec le travail d’Edouard Boubat a été profondément intime, chacune de ses photographies, aujourd’hui encore, continue de m’émouvoir.

Dans cet épisode, la journaliste Marie Salah cherche à comprendre pourquoi la vue d’une œuvre d’art peut nous procurer tant d’émotions. 

Cet épisode a été conçu en partenariat avec les Rencontres d’Arles. Ce festival met à l'honneur la photo sous toutes ses formes du 4 juillet au 26 septembre 2021, à Arles. Chez Louie Media, nous sommes très heureuses d’être partenaires de ces rencontres cette année, ce qui nous donne l’occasion, pour nous qui nous concentrons sur le son, de nous interroger sur les images dans nos différents podcasts.

Je suis Brune Bottero, bienvenue dans Émotions.

Marie Salah Mon père m’a toujours dit que le monde n’existait qu’à travers mes yeux, que ce que je vois constitue mon univers avec ce qui l’habite et la démonstration de sa finitude. Pour m’aider à le comprendre, il s'asseyait à côté de moi et me disait : “regarde, on peut être deux personnes assises à côté et ne pas voir du tout la même chose !” En effet, alors que lui voyait certains détails d’une scène devant nous, j’en distinguais d’autres. Mais cette leçon de mon enfance a une portée plus philosophique que j’ai comprise en grandissant : quand il s’agit d’ouvrir son univers, cela peut passer par notre regard. Ce n’est pas pour rien que l’on parle de “vision du monde”. Et en agrandissant cette vision, nous pouvons être bouleversés, ressentir des émotions comme lorsque l’on regarde un tableau, un film ou une photographie. 

La semaine dernière, j’étais à Amsterdam et je visitais le Musée Rembrandt, dédié au maître de la peinture des Pays-Bas. Y étaient exposés des croquis sur le thème des animaux, et en particulier certains représentant une éléphante. Je trouvais ces dessins magnifiques, délicats et tellement vivants malgré leur âge. Puis, au fil de l’exposition, j’ai appris qu’il s’agissait de la représentation du premier éléphant ayant voyagé en Europe. Ce maître de la peinture a donc immortalisé un animal qu’il voyait pour la première fois de sa vie. C’est alors que je me suis rendu compte de l’importance de ces coups de crayon : ils incarnent la première fois que Rembrandt posait les yeux sur un éléphant. Je mesurais, soudain, la dimension historique de ces dessins comme des témoignages d’un monde en pleine expansion. J’étais profondément émue. Je voyais dans ces dessins l’univers des Néerlandais de l’époque ; leurs frontières qui se redessinaient devant ces spécimens d’un autre continent. Et pour moi, aujourd’hui, en 2021, c’est tout une vision du monde que je découvre à travers ces dessins de Rembrandt. J’ai pu voyager dans le temps, me plonger dans le 17è siècle et ressentir l’émerveillement qu’a pu vivre l’auteur de ces dessins. Cette image m’ouvre les yeux sur l’inconnu, agrandit mon univers et laisse maintenant place à mon imaginaire.

Comment expliquer que la vue d'une œuvre d’art nous procure tant d'émotions ? Pour cet épisode, nous nous sommes penchés sur le témoignage de deux photographes qui seront présents aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles. Ces artistes sont l’incarnation du regard, car ils le captent et le transcendent afin d’être vecteurs d’émotions. Que pensent-ils donc du lien entre regard et émotions ? Comment transmettent-ils une émotion à travers leur œuvre ? Et que se passe-t-il chez la personne qui la reçoit ? Pour commencer, peut-être qu’il s’agit tout d’abord d’observer.

Massao Mascaro est photographe. Pour lui, le regard est une manière d'investir le monde dans lequel il vit. Dans sa pratique, il prend le temps de voir, de s'approprier ce qui l'entoure. Par exemple, en examinant un poulpe hors de l'eau sur le port de Naples, Massao Mascaro y voit une métaphore d'une Méditerranée exsangue. Aux Rencontres d'Arles, il est possible de voir cette photo de poulpe exposée parmi plusieurs extraits de son travail nommé Sub Sole.

De 2017 à 2020, Massao Mascaro a parcouru la mer Méditerranée sur les traces du personnage mythologique, Ulysse, un prétexte pour s'attarder sur ce qui est devenu ce lieu de fantasmes aujourd'hui. De notre image séculaire de Riviera à la tragédie migratoire qui s'y déroule, il a fallu à Massao Mascaro le temps de visualiser cet espace pour mieux le saisir et le photographier.

Massao Mascaro L'appareil photo, c'est ça aussi. Ça permet de comprendre ce qu'est le monde, car l'appareil photo, c'est comme une prothèse, un prolongement du regard. Mais en même temps, l'appareil photo, c'est ce qui va me permettre de douter. Ça me montre que le monde n'est pas seulement tel que je le regarde. Il peut être autrement. Donc, entre la photographie et le regard, il se passe des choses, des incertitudes, des doutes et des surprises.

J'ai un regard insistant sur les choses. Je regarde plusieurs fois et longtemps la même chose. Ça me permet de découvrir le monde. Puis, ça me permet de voir les choses d'une manière moins banale qu'elles ne le sont. Donc de regarder même des petites choses, de les regarder avec insistance : les choses changent tellement rapidement que regarder les choses avec insistance, longtemps et de manière répétée, ça permet peut-être vraiment de pénétrer les choses par le regard.

Marie Salah Prendre le temps de voir permet-il de mieux capter une émotion ? Marie Tomanova est photographe elle aussi et elle partage l'opinion de Massao Mascaro. Il est important de prendre le temps de regarder ce qui nous entoure. D'origine tchèque, Marie Tomanova s'est installée à New York en 2018 pour y exercer son art. Aux Rencontres d'Arles, elle expose son travail intitulé Ce fut jadis mon univers. Les photos exposées parlent du retour à son pays d'origine et du choc qu'elle a ressenti en le découvrant sous un nouvel angle.

Pensez vous qu'il est important de prendre le temps de regarder intensément ce qui nous entoure ? Aujourd'hui, nous sommes dans un flot d'images permanent. Cela peut peut-être nous permettre de redonner de la valeur à certains éléments du quotidien. 

Marie Tomanova interprétée par Maud Benakcha Oui, je pense que c’est important. Je pense également que c’est difficile. Comme vous le dites, nous sommes au milieu de tellement d’images. Nous vivons vraiment dans un monde obsédé par l’image, aujourd’hui. Je pense que le message visuel qui est communiqué à travers nos yeux, en fait, ce que l’on peut voir est très important, parce qu’en tant que photographe, ce que je vois est ce que je photographie. Et quand je suis intéressée par quelque chose, je le photographie. Mais je pense que le message transmis par le regard est quelque chose avec lequel je travaille beaucoup, spécialement dans cette série de photographies que j’ai prises de retour à la maison, en République Tchèque. J’étais très émue à ce moment-là, c’était une expérience bouleversante donc sur le moment, je n’avais pas trop envie d’y penser, pas trop envie de penser à la photographie, conceptuellement. Je photographie juste ce qui me fait ressentir une chose ou une autre, même si cela me fait sentir nostalgique ou triste. Il y a par exemple cette photo du rouge à lèvres de ma grand-mère qui est décédée alors que j’étais aux États-Unis, et donc je n'ai jamais pu la revoir avant son décès. Toutes ces choses qui sont pour moi bouleversantes, je les photographie. Et ça m’aide en un sens à ne pas avoir à analyser ce que je vis, à tenter de le comprendre, parce qu'à ce moment-là, c’est trop. Donc j’ai comme l’impression de pouvoir capturer ces émotions dans ma photographie, et d’ensuite pouvoir y penser et faire ma paix avec, mais plus tard.

Marie Salah Marie Tomanova nous montre combien l’objet photographie l’aide à contenir ses émotions, à les gérer, à mieux les vivre en les capturant. Prendre le temps, donc, permet de mieux ressentir et ainsi, d’en mesurer puis transmettre leur intensité. La photographie qui en découle devient donc une sorte de cadrage des émotions.

Marie Tomanova interprétée par Maud Benakcha Et tout ça est donc arrivé quand j’étais en République Tchèque. Et quand je suis revenue à New York, quelques jours plus tard, j’ai pu développer mes photos et donc les regarder sur papier. Et c’était comme revivre cette expérience, ce qui était à la fois doux et beau. C’est comme avoir une sorte de nouveau regard dessus, un regard extérieur, car je ne suis plus dans l’instant, dans le moment capturé. Tu as terminé de vivre ce que tu vivais, tu rentres à New York et tu vois ce qu’il s’est passé.

Marie Salah Marie Tomanova nous raconte ce que cela fait de regarder ses photographies, le résultat de sa propre expérience sur papier argentique. Mais qu’en est-il pour le public ? Ça fait quoi de regarder une œuvre dont on n’est pas l’auteur ? Massao Mascaro :

Massao Mascaro Donc c'est aussi investir de son regard, de son attention, de ses répétitions, de son temps, dans des choses qui ne sont pas extraordinaires au premier regard. Ça, je pense que ça passe par une forme d'éducation du regard, d'être spectateur, d'être lecteur, d'être poreux aussi à la sensibilité des autres.

Je vivais à Madrid quand j’ai fait un travail qui s'intitulait Jardin. J'allais régulièrement au musée du Prado et j'allais souvent visiter certains cadres de certains peintres, et notamment un triptyque de Botticelli dans lequel il y a une mise en séquence d'un conte du Décaméron de Boccace. En fait, dans ce tableau de Botticelli, on se rend compte qu'il y a plein de choses qu'on ne voit pas au premier regard ni à la première visite. On voit un chevalier au premier plan, puis en y retournant quelque temps après, on se rend compte que le même chevalier est aussi au second plan. En fait, on se rend compte qu'il y a un truc très moderne, comme dans un tableau de cette époque, c'est qu'il y a des répétitions, c'est-à-dire qu'il y a une séquence : la même scène se retrouve plusieurs fois dans le même tableau. C'est plein d'émotion d'aller voir un tableau, puis de retourner le visiter, puis de se rendre compte qu'il y a des choses qu'on n'avait pas vues. Ben, ça remet aussi en doute notre premier regard, notre première émotion, ça la complète, ça la tord, ça l'agrandit finalement. Donc, on peut agrandir une émotion, c'est quand même assez beau d'y réfléchir. 

Marie Salah Comment expliquer que le simple fait de regarder une œuvre puisse engendrer tant d’émotions ? Le professeur Jean-Pierre Changeux est neurobiologiste. Il a tenté de répondre à cette question scientifiquement dans son ouvrage La beauté dans le cerveau, publié en 2016. Il a donc analysé l'oculométrie et ses effets immédiats sur le cerveau. En d’autres termes, il a mesuré où et comment une personne regarde un objet, comment son regard se déplace en zigzags d’un point stratégique à un autre. Sur une photographie, par exemple, l'œil va plutôt se concentrer sur les visages des personnages, puis sur le décor, et ainsi de suite... Il a ensuite connecté ça avec les réactions du cerveau. Voilà ce que le Pf Changeux a découvert : les informations récoltées à travers nos yeux, par exemple les visages sur une photo vont passer par plusieurs étapes de type impulsions nerveuses, synthèses de protéines ou stimulation du cortex cérébral. En somme, une quantité de réactions du corps qui s’enchaînent pour transmettre les informations au cerveau. Tout cela pour terminer avec ce qu’il a appelé "l'ignition". L’ignition, c'est le phénomène d'embrasement total de notre espace neuronal conscient. C'est ce moment où, en à peine 300 millisecondes, notre cerveau reçoit et analyse toutes les informations qu'il perçoit d'une œuvre et nous donne en réponse. Cette réponse, c’est l’émotion ! La joie, la colère, la tristesse… Par exemple, quand l’écrivain Stendhal a vu la ville de Florence et les merveilles qu’elle abrite, l’intensité des messages récoltés par son cerveau fut telle qu’il en tomba littéralement à la renverse. Cette sidération, c’est le fameux “Syndrome de Stendhal” ; un exemple extrême, certes, mais révélateur de l’impact de l’émotion esthétique sur notre corps. L’ignition est donc un mécanisme universel, mais l’émotion qui en découle est propre à chacun.

Je me souviens par exemple avoir amené un rancard au Louvre il y a quelques années. Et devant les œuvres de Botticelli, j’étais comme à mon habitude subjuguée alors que lui restait complètement de marbre. À quoi cela est-il dû ? Pour le Pf Changeux, la réponse réside dans l’association entre l’ignition, c'est-à-dire l’embrasement de notre cerveau par la beauté, et notre expérience personnelle. C’est ça qui va rendre notre réaction émotionnelle unique. Notre mémoire stockée au cours de nos vies, mais aussi une multitude d’éléments contextuels rentrent en compte dans la naissance de l’émotion. 

Anna Tcherkassof est docteure en psychologie, professeure à l’université de Grenoble et elle s’est spécialisée dans les émotions. Par téléphone, elle nous donne un exemple de cette connexion indicible et unique entre êtres humains et œuvres d’art.

Anna Tcherkassof Imaginons cette œuvre d'art dans laquelle l’orange est la couleur dominante. Moi, par exemple, qui ai passé mon enfance dans une chambre où l’orange était dominant, parce que mes parents avaient voulu ainsi, peut-être que cette couleur orange, elle est pour moi associée à des choses extrêmement positives. Et l’orange, en général, à tendance chez moi à déclencher, si ce n'est des émotions positives, en tout cas, un état d'humeur positif. Mais on sait que quand on est dans un état d'humeur positive, alors on est beaucoup plus sensible tout de suite à ressentir des émotions positives. Ça résonne en moi d'une certaine façon par rapport à mon expérience personnelle.

Edith Lecourt L'art, c'est un échange. Donc, effectivement, ça nous permet de rencontrer.

Marie Salah Edith Lecourt est psychologue et art thérapeute. Elle expérimente chaque jour le pouvoir de l’expérience personnelle sur notre perception de l’art. Selon elle, la contemplation d’une œuvre d’art, c’est aussi une rencontre inattendue qui nous surprend et nous bouleverse.

Edith Lecourt Quelque chose de notre vérité intérieure, je dirais, se retrouve dans la rencontre de l'œuvre. C'est-à-dire, qu'effectivement, toute cette complexité de notre vécu, de notre expérience, de nos goûts, bon, il y a tellement de choses là-dedans, tout d'un coup, est condensé dans cette forme, {dans cette production artistique} qui nous touche parce qu'effectivement, c'est vrai pour nous. Ça nous rencontre vraiment. Ceci dit, ça peut être une vérité différente pour l'auteur, bien entendu. Mais nous, on le reçoit comme vrai par rapport à notre vécu, à notre expérience à faire, à notre intériorité. C'est ça qui est très fort là, c'est qu'on retrouve à l'extérieur quelque chose de notre intériorité. C'est un cadeau, que peut faire, notamment la peinture ou la photo.

Ce qui change avec l'art, c'est que l’on regarde, bien sûr, on est capté par le regard, mais pas directement le regard de l'autre. Mais une œuvre que l’on va pouvoir regarder ensemble, donc, l'œuvre est le médiateur de deux regards, de plusieurs regards. De toute façon, de deux regards, puisqu'il y a le regard de l'auteur de l'œuvre que je vais rencontrer au travers de son œuvre : de sa peinture, de sa photo. Donc il y a une rencontre, là au travers de l'œuvre, de deux regards et de plusieurs regards, puisque cette œuvre est exposée. Elle est proposée à un public, des spectateurs, etc. Donc ça, ça change tout parce que c'est déjà une émotion en partie partagée. En partie parce que ce n'est pas forcément exactement la même émotion que l'on a chacun, mais je regarde cette oeuvre, je sais qu'elle est le produit d'une certaine émotion de l'auteur lui-même, qui a voulu exprimer quelque chose qui a voulu s'exprimer, on va dire, pas forcément exprimer quelque chose de conscient pour lui, mais s'exprimer et communiquer ça. Donc, j'ai cette rencontre émotionnelle au travers d'une œuvre et donc je suis dégagé du face-à-face du regard qui peut être aussi angoissant. Et là, j'ai une rencontre très forte quand même au travers de l'œuvre. 

Marie Tomanova interprétée par Maud Benakcha Tout ça, c’est beaucoup à propos de la connexion, en fait. Là, je vais parler de ma série intitulée Young American. C’est une série de portraits de jeunes new-yorkais. Et c’est le principe de base d’un portrait, un cadrage serré sur le visage, face à nous, qui nous regarde droit dans les yeux. 

Marie Salah Marie Tomanova nous parle ici de l’importance de la connexion avec une œuvre. Si nous nous trouvons happés par une photo, une sculpture ou une peinture, c’est peut-être aussi parce qu’elle nous fédère autour de ce qui nous rassemble en tant qu’être humain ; nous connectons à l’artiste, mais aussi à notre environnement, voire à nous-même, à travers le fort pouvoir identificateur d’un portrait, par exemple. 

Marie Tomanova interprétée par Maud Benakcha Et la manière dont je les présente pendant les expositions, c’est sur de larges projections murales ou de très grandes impressions papiers. Ça peut aller jusqu’à 10 ou 15 mètres. Donc il y a ces immenses visages, des individus, des âmes de gens qui vous regardent et qui se connectent avec vous.

Et ce sont tous ces jeunes gens ! En fait, Young American, je l’ai vraiment photographiée en pellicule, avec un cadrage très resserré afin que l’on ressente tout de suite cette connexion et cette proximité. Et pour celui qui regarde, il s’agit vraiment de voir et de ressentir cette proximité avec les gens sur ces photos. Ça peut être intimidant, en un sens. C’est très direct d’une certaine manière. Et c’est aussi relié à quelque chose d'autre, parce que ces portraits qui vous regardent avec un regard franc et direct, c’est quelque chose qui connecte les gens entre eux. Et c’est aussi un signe de reconnaissance très clair qui dit : je te regarde, je te vois, et tu me regardes et me vois en retour. Et je pense que ça, c’est vraiment très important dans mon travail.

Marie Salah Regarder une œuvre d’art, c’est donc une connexion, une rencontre entre notre histoire personnelle et le regard de l'artiste, tout autant qu’avec, par exemple, la personne photographiée. J’ai posé une question à Anna Tcherkassof, docteure en psychologie spécialisée dans les émotions, et à Edith Lecourt, psychologue et art-thérapeute : que ressent-on exactement quand on se connecte aux œuvres d’art ? Comment décrire avec des sensations cette ignition dont parle le Pf Jean-Pierre Changeux ?

Anna Tcherkassof Le regard, c'est cette activité de fusion. Pourquoi ce regard si soutenu ? C'est qu'en fait on veut s'immerger. Donc, on veut en quelque sorte entrer dans l'œuvre d'art ou faire entrer l'œuvre d'art en nous. En fait, il y a une sorte de tendance à l'action, même si, évidemment, il n'y a pas d'action réelle, mais cette impulsion à fusionner avec l'œuvre d'art.

Alors que dans une autre expérience émotionnelle {vous aurez ce qu'on appelle} le thème relationnel de l'objet, ici qui est simplement un thème esthétique. Alors que dans la peur, le thème relationnel, c'est celui de la menace, etc. On n'a pas de terme dans notre culture pour désigner très explicitement l'expérience esthétique, mais peut être que dans d'autres cultures, il y a peut être un terme qui est dédié très précisément à cette expérience-là.

Edith Lecourt Dans l'émotion esthétique, ce qu'il y a, c'est que l'émotion nous est offerte, contenue dans une forme. Il y a eu la mise en forme et il y a une symbolisation, donc deux processus très forts qui ont travaillé l'émotion pour nous. C'est pour ça que c'est si fort, mais en même temps, c’est contenu, c’est maîtrisé. Ce n’est pas quelque chose qui va nous détruire ou qui va nous transpercer. Le travail esthétique, finalement, de l'auteur de l'œuvre nous apporte à notre propre émotion. On reconnaît notre émotion, mais idéalisée, finalement, {et} mise en forme de façon tout à fait étonnante. Ça fait partie de la surprise. C'est que cette émotion, on la connaît. On a déjà eu des émotions fortes, mais là, elle est mise en forme d'une telle façon qu'effectivement, elle est idéalisée. Elle est sublimée. Puis, on n'en est pas conscient. C'est pour ça aussi, c'est très fort parce que c'est en général des choses qui sont plutôt très conscientes ou inconscientes qu'on va rencontrer dans des œuvres comme ça. Ce n'est pas quelque chose qu'on peut verbaliser et ça nous rencontre à un niveau justement qu'on ne maîtrise pas, mais en même temps, c'est mis en forme. Donc ce n'est pas douloureux, ce n'est pas qu'on va se retrouver à pleurer tous ensemble. Non, il faut espérer que ce ne soit pas ça.

Marie Salah L'objet œuvre d'art concentre en nous une multitude de choses. La fusion entre notre expérience de vie, notre mémoire inconsciente, une rencontre avec une vision du monde et un processus chimique aboutissant sur l’ignition. Mais cela est-il vrai pour tout le monde ? Si l’art est un élément culturel présent dans n’importe quelle civilisation à travers les âges, est-il reçu de la même manière par tous les peuples ? Les Yanomami d’Amazonie, les Yoruba au Nigeria, ou même les Japonais ou les Mongoles tomberaient-ils en pâmoison devant la Joconde, eux aussi ? L’émotion esthétique est-elle la même pour tous ? Marie Tomanova nous raconte ce qu’il s’est passé quand son exposition, regroupant les portraits de son travail Young American, a voyagé à travers le monde. 

Marie Tomanova interprétée par Maud Benakcha Ce qui était très intéressant dans Young American, donc la série de portraits de New Yorkais dont je vous parlais, c’est à quel point les gens réagissaient de manière différente en les voyant à travers le monde. La même photo crée des réactions et des émotions différentes selon les gens dépendamment de leur culture, de l’essence même de cette culture, de son histoire, de sa géographie. 

C’était vraiment intéressant, parce que je ne m’attendais pas à ce qu’une même photo crée autant de réactions différentes suivant les endroits du monde. C’est presque choquant, mais en tout cas, c’était magnifique et très puissant. Par exemple à New York, ceux qui venaient étaient majoritairement ceux qui étaient photographiés et projetés sur le mur, ou leur entourage. Donc tous leurs amis étaient là. Et c’était comme une grande fête en leur honneur, une reconnaissance de leur individualité propre. Ce qui me paraît très important, parce que pour la nouvelle génération, c’est difficile avec tous ces réseaux sociaux où tout doit être toujours parfait. C’est une période qui est difficile émotionnellement {pour la jeune génération} et de les célébrer pour ce qu’ils sont, dire qu’ils suffisent et que c’est génial, c’était très fort et puis c’était touchant à voir. 

Ensuite, j’ai emmené cette exposition à Berlin l’an dernier pour Le Mois européen de la photographie. C’était tout aussi fascinant, mais pour tout autre chose ; tout le monde s’identifiait à ces jeunes, parce qu’à Berlin, tout le monde vient de partout ailleurs avec des rêves plein la tête qu’ils essaient de faire éclore dans cette grande ville. Et c’est quelque chose qui a aussi résonné en moi, parce que c’est clairement ce que j’ai fait en allant à New York, essayer de réaliser mes rêves.

Ensuite, j’ai emmené l’exposition à Prague, en République Tchèque. C’était assez fou, parce que là-bas, les gens étaient fascinés par combien les jeunes new-yorkais étaient libérés, par combien les gens avaient des identités marquées et qu’ils assumaient qui ils étaient et qu’ils étaient totalement OK avec ça. Je pense qu’en République Tchèque, c’est quelque chose que les jeunes apprécient tout particulièrement. Ce que j’ai trouvé intéressant avec la plus vieille génération, c’est qu’elle y a vu un message d’espoir fort. Ils ont trouvé ça positif que ces jeunes soient si libres et qu’ils expriment si librement leur identité, leur genre, leur race, leur religion, vous voyez. Toute cette liberté dont on parle tout le temps. 

Puis nous avons exposé à Tokyo, et là, c’était encore toute autre chose en termes d’émotions. Les photos ont tiraillé les visiteurs. En fait, je pense que ce regard très franc et direct, au Japon, c’est reçu d’une manière plus complexe. Ce sentiment qui est très direct, agressif même, inattendu. J’ai montré une centaine de portraits au Japon et tous regardaient le public, sans exception. L’intensité était palpable, profonde, et c’était vraiment ça la connexion. Mais au Japon, tout d’un coup, c’est une expérience éprouvante pour eux qui est ressortie de tout ça. 

Marie Salah Le regard que nous posons sur une œuvre d’art et l’émotion que nous ressentons serait donc aussi conditionnée par notre environnement, en plus de notre histoire personnelle. La culture dans laquelle nous sommes élevés, avec ses codes, ses traditions, son propre langage de la beauté. En grandissant, notre cerveau est confronté à des traditions esthétiques et à une éducation au regard, sculptant notre perception à notre insu. Cela s’imprime en nous et ainsi, des “circuits culturels” se font dans notre cortex cérébral. Anna Tcherkassof : 

Anna Tcherkassof L'émotion n'est pas une essence. L'émotion, en fait, c'est fonctionnel. On donne ce nom-là à un ensemble de phénomènes, mais cet ensemble de phénomènes n'est pas identifié comme émotions dans d'autres cultures. (Dès lors que l'on s'intéresse aux différentes cultures, on se rend compte à quel point les émotions, en fait, même si elles nous semblent être quelque chose qui est de l'ordre de la nature parce que c'est quelque chose qu'on ressent à l'intérieur de nous) On a cette impression qu'on est totalement saisi par l'émotion et qu'on n’a peu, voire pas de moyens de la réguler et de la contrôler, etc. Souvent, on est sous le coup de l'émotion. On n'arrive pas à s'empêcher de ressentir l'émotion. Puis, à l'inverse, d'ailleurs, si je vous dis allez maintenant, je veux absolument que vous soyez méprisante. Allez, allez ! Ressentez du mépris. Vous allez me dire “bah non, je ne peux pas”. L'émotion elle a ce côté, elle nous donne cette sensation que c'est quelque chose qui est de l'ordre du naturel, qu'on ne peut pas contrôler. En fait, c'est pas si sûr que ça, parce que quand on regarde les différentes cultures, on se rend compte que les cultures ont des émotions extrêmement différentes. Et nous avons, nous, des ressentis qui n'existent pas dans d'autres cultures et d'autres cultures ont des ressentis qui n'existent pas dans la nôtre, dans notre culture. Et c'est souvent très manifeste entre les cultures orientales et les cultures occidentales. Et donc l'émotion, c'est quelque chose qui est construit. C'est un construit culturel, c'est un construit social, culturel. Mais que nous intériorisons depuis notre naissance, et même avant, probablement. Et c'est donc tellement intériorisé qu'on en arrive évidemment à penser que c'est quelque chose que nous n'arrivons pas à contrôler. Mais en fait, cela n'empêche que c'est construit.

Marie Salah La beauté n’est donc pas universelle. La sensibilité émotionnelle est aussi définie par notre culture. Un Japonais pourrait trouver dans le théâtre traditionnel Nô un summum de beauté et de grâce, là où un occidental pourrait trouver ça ennuyeux, voire comique. 

Mais je me demande : n’y a-t-il pas aussi une part de rêve, voire d’inexplicable là-dedans ? Finalement, si je vois une photo d’un paysage qui me plaît ou qui me fait rêver, n’est-ce pas également parce qu’elle stimule mon imaginaire ? Que se passe-t-il quand mon regard se perd ? Massao Mascaro propose une piste de réflexion pour répondre à cette question. Et si notre esprit, en réalité, vagabondait grâce au hors champ ? Pour rappel, le hors champ en photographie est l'ensemble des éléments qui n'apparaissent pas dans le cadre d'une image : tout ce qui est suggéré et non montré. 

Massao Mascaro Le hors champ, il permet d'investir de sa propre histoire, de sa propre émotion, de son propre vécu une œuvre. En fait, je pense que le hors champ, c'est ce qui fait qu'une œuvre, elle n’est pas explicative, c'est qu'elle a sa part de mystère. Elle produit aussi cet espace-là, cet espace creux, d'absence qui est à investir, qui laisse un regard entrer, qui laisse une autre sensibilité entrer. C'est partie intégrante de mon travail que de travailler le hors champ, de différentes manières, à travers parfois des séquences de photographies qui est un seul geste, mais qui se découpent en plusieurs photographies. Parfois, c'est simplement montrer un objet, vraiment en le décontextualisant. Donc, d'un seul coup, il y a la fiction qui rentre en jeu puisque je le retire de son contexte. C'est en fait, de laisser de l'espace dans une œuvre pour que cet espace soit investi par le spectateur. C'est aussi lui donner sa part de responsabilité dans ce qu'il regarde et sa part de créativité. En fait, on doit investir une œuvre. On doit l'investir de notre propre sensibilité, de notre opinion, de notre regard et c'est ce qui fait que les œuvres, elles sont aussi riches et que surtout on ne les contrôle pas. Moi, je contrôle jusqu'au moment où je donne à voir. Puis, je ne contrôle plus ce que les gens regardent. Il y a une forme d'autonomie que je donne au travail, c'est aussi ça la vraie complexité, pour moi, de montrer des travaux, c'est aussi de donner une autonomie à un travail. Un moment, on se retrouve avec des images éparses en grande quantité, puis, d'un seul coup, on doit fabriquer un corps autonome de ce travail et c'est un vrai enjeu. Je pense que quand un travail est réussi, c'est qu'on a réussi à laisser de l'espace pour qu'il soit investi par l'autre, par celui qui regarde, par le spectateur. Mettre en jeu sa propre créativité. C'est aussi ça, aller voir des œuvres, c'est se sentir créateur à un moment aussi. Quand on sort d'un musée, en général, ou d'une exposition qui nous a plus, on se sent des ailes de créateur. Notre regard a été transcendé par l'œuvre de quelqu'un et on a senti qu'il y avait cet espace-là pour notre propre bonheur, c'est aussi ça.

Marie Salah Le peintre autrichien Gustav Klimt a dit “l’art est une ligne autour de vos pensées”. C’est aussi ce qu’aurait pu dire Edith Lecourt pour expliquer cette sensation étrange, entre introspection et méditation, que l’on peut ressentir devant une œuvre d’art.

Edith Lecourt Ça me fait penser à une patiente que j'avais et qui me disait qu'à chaque fois qu'elle écoutait de la musique elle pleurait. Mais c'est exceptionnel quand même à ce point. Mais là, il y a vraiment la possibilité qu'a eue l'auteur d'exprimer quelque chose en non-verbale, quelque chose qu'on n'arriverait pas à écrire, à raconter à quelqu'un. D'abord, parce que ce n'est pas vraiment conscient. Il a eu des idées, mais derrière ses idées, son inconscient l'a beaucoup aidé dans son œuvre et c'est ça qui va être la rencontre, finalement. Et lorsque tout ça, c'est réussi, effectivement, ça, ça donne une émotion esthétique vraiment qui est très forte, forcément.

Marie Salah Vous parliez de simplification et d'épuration. Est-ce que c'est ça qui permet de tout d'un coup, en fait, peut être, nous transcender ?

Edith Lecourt Simplification, effectivement, par rapport à la complexité qu'on peut ressentir à l'intérieur de soi et épuration par rapport, je dirais, entre guillemets, aux scories de tout ce qui est très personnel, parce que ça peut évoquer des souvenirs, des traumatismes, plein de choses très personnelles. C'est épuré de ces choses très personnelles, c'est mis en forme, donc, d'une façon simplifiée par la mise en forme, effectivement, et accessible à tous, finalement. En tout cas à plusieurs, pas seulement à moi. Toutes les œuvres ne sont pas appréciées par tout le monde. Mais déjà, il y a eu l'auteur qui a pu en faire quelque chose. Et donc, je rencontre quelqu'un qui a vécu, qui a ressenti des choses qu'il a pu mettre en forme, mais forcément simplifiées parce que c'est beaucoup plus complexe, si on devait raconter tout ce qu'il y a derrière… Et c'est vrai, les œuvres d'art, de ce point de vue là, sous toutes les formes de l'art, nous offrent justement un affinement de notre sensibilité, une éducation de notre sensibilité et un élargissement, surtout, de notre univers sensible et d'une façon qui n'est pas traumatique. Toutes nos expériences sensorielles se trouvent sublimées dans des formes. C'est vrai que ça développe beaucoup notre relation au monde au travers de la sensibilité, mais d'une sensibilité qui est travaillée et qui est partageable.

Marie Salah Regarder une œuvre d’art, c’est une invitation à la contemplation, à stimuler notre vie intérieure. C’est offrir une expérience nouvelle à notre tête et à notre cœur. Car comme le disent nos expertes, l’émotion esthétique qui naît de ces regards nous aide à mieux vivre. Ce n’est pas pour rien qu’on dit des artistes qu’ils “donnent à voir” ; l’art est un don qui permet aux êtres humains de se connecter à leurs émotions, à leurs vécus et aux autres, mais aussi de s’ouvrir sur le monde qui les entoure. Et ce qui nous fait vibrer là-dedans, ce souffle de vie intense que nous ressentons en voyant une œuvre d’art provient d’un ensemble complexe dont le commencement est notre regard. Du regard à l’émotion, il n’y a donc qu’un pas, ou 300 millisecondes.

Musique de générique

Brune Bottero Vous venez d’écouter Émotions. Cet épisode a été tourné, écrit et monté par la journaliste Marie Salah. Elle donnait la parole aux photographes Marie Tomanova et Massao Mascaro, dont vous pourrez admirer les œuvres aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles cet été 2021, ainsi qu’aux expertes Anna Tcherkassof et Edith Lecourt. Vous pourrez retrouver toutes les références liées à leurs activités sur notre site.

L’épisode a été réalisé par Marine Quéméré. Yvan Bing s’est occupé de la prise de son, Jean-Baptiste Aubonnet a fait le mix et c’est Nicolas de Gélis qui a composé le générique.  Maud Benakcha est la chargée de production d'Émotions. Elle a également incarné la traduction de la photographe Marie Tomanova.

Émotions est un podcast de Louie Media, également rendu possible grâce à Victoire de la maison neuve, Maureen Wilson, responsable éditoriale, Mélissa Bounoua directrice des productions et Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale. Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous aimez écouter vos podcasts : Apple Podcast, Google Podcast, Soundcloud ou Spotify. 

Si cet épisode vous a plu, et que vous vous intéressez au bouleversement que peuvent provoquer certaines rencontres visuelles, je vous recommande d’écouter “Savoir regarder”, le premier épisode que j’ai réalisé dans le cadre de la mini-série sur les cinq sens pour Emotions.

Vous pouvez nous laisser des étoiles, des commentaires et surtout, en parler autour de vous. Et si vous voulez partager vos histoires, n’hésitez pas à nous écrire à hello@louiemedia.com. Nous vous lirons et nous vous répondrons. 

Et puis, il y a aussi tous nos autres podcasts : Travail (en cours), Passages, Injustices, Fracas, Une Autre Histoire, ENTRE ou Le Book Club. 


Bonne écoute, et à bientôt.