Retranscription - Pourquoi a-t-on si peur d’être trahi ?

Générique

Brune Bottero : Quand le film Love Actually sort au cinéma, en 2003, j’ai 15 ans. L’âge idéal pour me vautrer avec délice dans cette comédie romantique anglaise, pleine de scènes qui font rire et pleurer, de personnages maladroits mais très beaux, et surtout, pleine d’histoires d’amour. 

Au milieu des jolies histoires guimauves, il y en a une qui détonne du reste. C’est celle de Karen et Harry, interprétés respectivement par Emma Thompson et Alan Rickman. Ils sont mariés depuis des années, vivent une vie familiale en apparence heureuse, et puis le matin de Noël, Karen découvre que Harry entretient une liaison avec son assistante. Bouleversée, elle s’enferme dans leur chambre, seule, et pleure. 

En revoyant Love Actually récemment, j’ai réalisé que ce passage était probablement la scène la plus réaliste du film. Cette douleur d’avoir été trahie est saisissante de justesse, et d’ailleurs, l’actrice Emma Thompson a confié à la presse qu’elle avait puisé dans son histoire personnelle pour faire jaillir d’elle une émotion véritable. 

Si la scène est si poignante, c’est parce qu’en tant que spectateur, on se projette dans une situation universelle et terrifiante : celle d’être trahi. 

Que se soit dans nos relations amoureuses, amicales, ou dans le travail, on voit souvent la trahison comme le traumatisme ultime, un drame absolu qui active en nous des émotions violentes. 

Dans cet épisode, la journaliste Marion Bothorel essaie de comprendre cette peur que l’on a de la trahison. 

Je suis Brune Bottero, bienvenue dans Émotions.

Musique de générique

Marion Bothorel : Quand je vais courir, c'est toujours avec la même playlist. Dans cette playlist il y a un son, qui me ramène instantanément des années en arrière, direction mon adolescence… 

 Son "Confessions Nocturnes", de Vitaa et Diams

Confessions nocturnes, de Vitaa et de Diams. Aujourd'hui c'est presque devenu une blague, un son qu'on lance en soirée, mais quand adolescente, je l'écoute, ça a une vraie importance. L'identification est totale : Vitaa sonne chez sa meilleure pote, pour une conversation en toute confiance, comme ça nous arrive à tous. Elle doute et Diams en vraie bonne amie est là pour la rassurer. 

 L'infidélité, la trahison suprême, est là, percée à jour dans sa dimension la plus spectaculaire. Oui, spectaculaire car elles vont ensuite utiliser une technologie de pointe - on parle quand même de piratage de messagerie à distance, en 2006. Jusqu'à se rendre à l'hôtel puis dans la chambre, pour surprendre la tromperie en flagrant délit. 

En 2006 donc, les deux chanteuses ne se connaissent quasiment pas. mais elles ont envie d'écrire sur ce phénomène de société, qu'elles estiment universellement partagé : la trahison - en tous cas, par tromperie. Un sujet qui ne cesse, depuis, de me hanter dans chacune de nos histoires. Car dans ce son, il y a tout : le côté tenace de la trahison. l'explosion violente que sa révélation engendre - car si elle reste tue, cachée, la trahison n'existe pas - et puis surtout, son omniprésence. Parce qu'à la fin du son, sans vouloir vous spoiler, Vitaa retourne la question à Diams : "et toi ? tu n'as pas peur que ton mec te trahisses aussi ?" Évidemment, une fois sa messagerie piratée, elle se rend compte, elle aussi, qu'elle est trompée. 

 Ce que je comprends alors, c'est que même quand on croit connaître l'autre par cœur, il va nous trahir. Ca allait m'arriver, c'était inévitable puisqu'elle arrive à tout le monde. Dans les mythes et les contes qu'on nous lit, enfant, Abel et Caïn ou encore Brutus, le fils de César. Et dans les livres, bien sûr, il est rare qu'une intrigue ne repose pas - même brièvement - sur une trahison. Dans les films et les séries, c'est la même chose. Dans Game of Thrones, c'est un sport olympique. La trahison la plus marquante étant, bien sûr, la scène dite des Noces Pourpres. Dans une atmosphère de fête et de réconciliation, la famille Stark, à laquelle tous les spectateurs sont alors attachés, s'allie à la famille Frey lors d'un mariage. Et dans un retournement de situation terrible, tous les Stark présents à la cérémonie sont massacrés, à l'issue d'un moment qui semblait si joyeux. Cette scène a traumatisé beaucoup de fans de la série. 

À la voir partout, cette trahison, ça ne peut que nous faire penser qu'elle peut arriver n'importe quand, et avec n'importe qui. On en vient à l'imaginer dans chacune de nos relations, et à la craindre.  

Je me suis donc demandée : pourquoi cette peur occupe tant de place dans nos schémas de couple, d'amitié, de famille ? Est-ce que notre société est particulièrement fascinée par la trahison ou bien, ou est-ce que ça a toujours été le cas ? Pourquoi finalement, a-t- on en a autant peur ?

Léonie : L'amitié dans ma vie? C'est un de mes piliers fondateurs. Moi, je suis fille unique, j’ai eu trois enfants. J’ai besoin de ce côté famille...Donc dans mes amitiés, je pense que j'ai toujours cherché des frères et sœurs que je n'ai jamais eu dans la vraie vie. Donc, pour moi une amitié, c'est quelque chose de d'important pour moi... Dans le sens où je suis prêt à accepter beaucoup de choses parce qu'un ami parfait, ça n'existe pas. Moi même, je ne suis pas parfaite. On a des défauts et ben, la personne, je la prends avec ses défauts....

 Marion : Léonie accorde beaucoup de place à ses amies. À 45 ans, cette femme et mère est divorcée du père de ses filles depuis quelques années. Après la séparation, elle déménage dans une maison lumineuse, où chacune de ses trois filles a son espace. mais aussi dans une nouvelle ville, au sud-est de Paris, où elle fait rapidement de nouvelles rencontres.

Léonie : Et au milieu de tout ça, je fais la la rencontre d'une dû d'une femme d'un peu près mon âge. .. Physiquement, on ne se ressemble pas, mais il y a quand même un peu des similitudes : grandes, les cheveux foncés. Et puis, toujours prêtes pour la déconne. Et il y a une espèce d'attirance. Alors c'est un peu... On dit toujours que... enfin certains philosophes disent que l'amour et l'amitié, c'est c'est la même chose. Ça  vient du même berceau. C'est un peu ça. C'est un peu une rencontre amicale. Je dirais pas coup de foudre parce que j'en ai jamais eu, mais une attirance et une envie de lier amitié avec elle, quoi. Et on s'entend bien, on a les mêmes délires. On, quand on passe les soirées ensemble, c'est si on sait que ça va être un bon moment. Donc on a plaisir à se voir et et je la trouve belle. Et  sans y aller jusqu'à une attirance physique. Mais c'est une personne que que je trouve belle à regarder, belle à côtoyer. Qui? Qui? Qui est attirante, oui.
Entre 2015 et 2017, je pars deux deux fois en vacances avec elle et ses enfants parce qu'on a des enfants à peu près du même âge. Donc on part une fois en été en Ardèche dans dans dans ma famille, donc c'est super.
Et puis. Et puis, on est reparti encore une fois après aux vacances de la Toussaint, toujours dans dans ma famille, mais cette fois dans le Jura. Et c'était de plus en plus tendu dans son couple. Jusqu'à ce que l'été 2017, elle m'annonce qu'elle se sépare du père de ses enfants.

Marion :  Une expérience que Léonie a déjà vécu, avec le père de ses filles. Elle partage son histoire avec cette amie et s'en rapproche encore plus. Une amie que l'on va appeler Chantal.

Léonie : Elle fait partie de ma deuxième vie... Donc elle fait partie de tous les possibles, d'une histoire qui commence, où on partage. On partage plein de choses et et je pense que elle fait partie des personnes, de de ces amitiés là où on va chercher quelque chose qui nous fait vibrer. Je sais que il y a quelque chose de plus profond qui dure. 

Marion : À ce moment-là, son père, l'unique parent de Léonie, tombe malade. Sa santé se dégrade assez rapidement… Et comme il habite sur Lyon et elle, en banlieue parisienne, Léonie fait beaucoup d'allers-retours. Ses amies proposent de mettre en place un roulement pour l'accompagner. Et Chantal, en fait partie. 

Léonie :  Pour moi. C'est une preuve d'amitié de de de proposer comme ça, d'accompagner quelqu'un dans un dans un événement négatif. Enfin en tous cas dur. Je trouve que c'est c'est une des plus belles preuves d'amitié quoi, en à ce moment là.

 Marion :  On est au tout début de l'année 2018. Léonie habite avec un homme depuis un an et demi. Mais depuis qu'il vit chez elle, la situation se délite progressivement. Elle lui demande un jour de faire ses affaires mais la séparation s'éternise avant de se terminer, définitivement en mars 2018. C'est douloureux pour elle. Alors quand Chantal lui propose deux mois après cette séparation de s'inscrire sur des sites de rencontre, elle se prend au jeu, pour se changer les idées. Les mauvaises expériences, elles en rigolent ensemble. Et puis quelques semaines plus tard, Léonie rencontre grâce à l'un de ces sites, un homme qu'elle va voir de plus en plus régulièrement. Elle décide donc d'organiser un dîner pour le présenter à ses amies, dont Chantal. 

Léonie : À la fin de la soirée, elle me dit "ah ben viens demain, viens, on fait une sortie en vélo comme ça, on ira se faire une balade toutes les deux et tout en forêt". Je crois que ça devait être un jour férié et où personne ne bossait. Et je dis "ben  chouette, ça fait longtemps qu'on s'est pas vues et tout, OK. Rendez vous demain".

Marion :  Le lendemain, Chantal arrive chez Léonie, habillée en tenue de cycliste… Direction la forêt, à moins de 150 mètres.

Léonie : À peine entrées dans la forêt, je m'en souviendrai, c'était tout au début de la forêt où il y a un château d'eau...Elle me dit "oui bah avec, donc mon ex, lui et moi, on s'est rapprochés". Et là, je lui réponds : "ouais ben je ne suis pas étonnée".
Et à partir de ce moment-là, je me suis enclenchée dans une espèce de pilotage automatique. Où on a parlé comme si c'était, j'étais quelqu'un d'autre. C'est-à-dire que ce n'était pas mon ex. Elle me parlait d'un mec, c'était pas ma copine. Je n'avais plus de.. Comment dire ? Ni colère, ni tristesse. J'étais neutre. Je n'avais plus de sensations, de sentiments. Et je discutais froidement avec elle et on échangeait. Mais je pense que aujourd'hui, je revivrais cette scène. J’explose. Mais là, je lui ai répondu calmement, froidement. En fait, comme si effectivement, j'étais devenu un robot d'intelligence, une intelligence artificielle voilà, qui répondait mécaniquement à des choses. Et j'étais, j'étais physiquement là. Mais plus là à l'intérieur. 

Marion : Pour cet épisode, j'ai reçu beaucoup de témoignages similaires. Et lorsqu'on me racontait ces histoires de trahison, elles étaient régulièrement qualifiées de traumatismes. J'ai donc voulu savoir si, scientifiquement, la révélation d'une telle trahison peut être définie comme un événement traumatique, pour notre cerveau.

Francis Eustache est neuropsychologue. Il dirige l'unité de recherche "Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine" à l'Université de Caen, en Normandie, pour l'INSERM et l'Ecole pratique des hautes études. Ce spécialiste de la mémoire humaine et de ses troubles est d'habitude plutôt sollicité pour des questions sur le trouble du stress post-traumatique… Il mène d'ailleurs un grand programme de recherche, 13 novembre, pour lequel il suit 1 000 personnes touchées par les attentats de 2015. Francis Eustache et son équipe cherchent à comprendre quelles sont les conséquences d'un traumatisme sur le long terme dans notre cerveau.
Alors avant de s'intéresser à la trahison, à proprement parler, j'ai d'abord demandé à Francis Eustache de définir ce qu’est un traumatisme. 

 Francis Eustache :  Un traumatisme,c'est une situation qui va placer la personne qui en est victime dans, disons, dans un cadre très inhabituel qui met en cause potentiellement son intégrité corporelle ou l'intégrité de d'autres personnes donc qui sont proches et avec un sentiment quelque part d'impuissance, surtout dans la deuxième situation.
Mais, mais retenons tout de même que le traumatisme psychique, la personne est confrontée à un événement qui est subi, inattendu. Dont il perçoit ou elle perçoit  les conséquences. C'est à dire qu'il y a... c'est un moment de rupture, de changement majeur. Avec une intensité émotionnelle donc qui accompagne ce moment. Cette situation, elle entraîne un dysfonctionnement de la mémoire et elle entraîne au-delà euh un un phénomène de ce qu'on appelle de dissociation. C'est-à-dire où la personne va va se trouver en quelque sorte à côté. Je prends cet exemple là : à côté de la scène qu'elle est en train de vivre. 

Marion : Ce que Francis Eustache explique, c'est exactement ce que Léonie nous raconte quand elle se décrit "comme une intelligence artificielle, en pilotage automatique". Cette dissociation, c'est tout à fait normal. C'est un mécanisme que l'on développe pour ne plus nous connecter à nos affects. Ça peut être dû à la fatigue ou au stress. Ça veut dire qu'on pense mais qu'on ne ressent plus. C'est le cas quand on est en voiture ou dans le métro et que d'un coup, subitement, on revient à nous-mêmes. On se demande alors où on était mentalement partis, si loin qu'on a parfois raté la sortie ou la station de métro. C'est un mécanisme rapidement réversible et très fréquent. 

Mais là où ça devient problématique, c'est précisément quand elle est dûe à un processus émotionnel, comme celui de Léonie. C'est une manière pour notre corps de s'adapter à une situation inconfortable. En gros, un mécanisme de protection et de défense lors de situations auxquelles on a du mal à faire face. En nous évitant de ressentir la peur, la douleur et d'être conscient de ce qui se passe autour de nous, notre corps tente alors de réduire l'impact que la situation peut provoquer en nous…

Car c'est indéniable : la trahison a un impact. C'est une déflagration, par exemple quand Léonie apprend que son amie est désormais en couple avec son ancien compagnon. Subitement, elle ne voit plus, n'entend plus, elle est perdue dans un brouillard.

Quand on vit un tel événement imprévu et brutal, Francis Eustache m’explique qu’il est parfois difficile pour notre mémoire de l'intégrer dans le récit quasi linéaire de notre histoire. 

Francis Eustache : Alors, le souvenir entre guillemets traumatique. À ce moment-là, l'émotion, pour faire simple, est trop intense. L'émotion est trop intense et les messages, y compris les neuro, les messages neuro chimiques qui sont donnés par les structures cérébrales impliquées dans les émotions et les structures cérébrales qui sont impliquées dans la mémoire, les messages sont trop nombreux et ça va entraîner en fait un court-circuit, on peut dire ça. Si on veut prendre un exemple un peu imagé, ça va entraîner un dysfonctionnement de la mémoire. Alors, avec certains éléments de l'événement, qui vont être sur-haussés, qui vont très être réhaussés. Puis d'autres, au contraire, qui qui ne vont pas être mémorisés, qui vont pas être bien mémorisés. 

Marion : C'est ce qui peut expliquer, par exemple, que Léonie ne se rappelle pas de ce qui s'est passé au cours de cette balade. En cas de traumatisme, tout notre système de régulation des émotions qui est habituellement mobilisé en cas de danger est littéralement dépassé. Et en particulier : l'amygdale. c'est une petite structure dans notre cerveau qui nous permet de détecter et de gérer le danger. Mais quand on subit un traumatisme, le cortex ne parvient plus à la réguler. Cette amygdale se met alors à hyper fonctionner sans être stoppée - ce qui provoque littéralement ce court-circuit. 
Pour continuer dans une thématique électrique, c'est comme si le cerveau disjonctait. Deux parties du cerveau - le cerveau émotionnel et le cortex - ne communiquent plus. Le cortex, c'est la partie du cerveau responsable, par exemple de la mémoire, de la conscience ou de la commande volontaire de nos mouvements. Heureusement, le courant finit par être rétabli.

Léonie : J'avais juste une envie, c'était qu'elle dégage de chez moi. Mais vraiment, dégage. Et j'ai rien dit. J'ai attendu qu'elle parte et j'ai fermé la porte. Et je pense que là, c'est là, ça a été une explosion dans ma tête. Du coup, j'ai appelé mes deux autres potes du trio et je leur ai balancé l'info comme une déflagration. Et. Et à partir de là, je pense que ça a été des mois de de réminiscences, d'images, de gestes, de paroles qui sont ressorties avec mon ex, avec elle.

Marion : Justement, l'un des symptômes du traumatisme, c'est de provoquer ce que Francis Eustache appelle, non pas des "réminiscences", mais des "intrusions"... 

Francis Eustache : Alors, les intrusions, ce ne sont pas des souvenirs justement. Ce sont des éléments de l'événement vécu qui appartiennent donc à la scène de l'événement vécu, mais qui sont disparates. Alors, ça peut être des sons, ça peut être des images, ça peut être des odeurs. Ils ne sont pas contextualisés. C'est-à-dire qu'ils ne sont pas rassemblés les uns avec les autres. Ils sont très, très sensoriels, ils ont beaucoup d'acuité. Et ils sont aussi rattachés à une émotion qui est très forte.

Et comme il n'y a pas le contexte général et notamment le contexte temporel, et bien ça, c'est un point extrêmement important qui différencie le l'intrusion d'un souvenir, d'un autre souvenir, c'est que la personne a l'impression de revivre ces éléments sensoriels au présent. Au présent, je dis bien au présent, c'est à dire que ce qui est un souvenir, c'est dans le passé. Même si ça ré-évoque une émotion mais c'est le passé, alors que les intrusions, elles, sont au présent. C'est pour ça qu'on va parler de blessés psychiques parce que c'est un peu comme comme une blessure béante. Vous voyez...ces intrusions, elles viennent réactiver la douleur de cette blessure béante. 

Marion : Bon là, il me parlait de victimes de traumatismes extrêmes, rescapées d'un attentat. Mais ces réminiscences qui prennent toute la place, c'est aussi ce que décrit Léonie et la plupart des personnes qui m'ont confié leur histoire. Là aussi, la mémoire est perturbée. Leur histoire est réétudiée à la lumière de cette trahison. 
Par exemple, Léonie était ensuite obnubilée par les signes : elle se rendait compte qu'elle s'était déjà en quelque sorte, auto-alertée… Qu'elle avait vu sans vouloir voir, la trahison qui se tramait devant elle. 

Léonie : Il y a des scènes qui me sont revenues en tête et  je pense que la première, c'était le dernier réveillon qu'on a passé ensemble. On était... Lui et moi. On a toujours eu des difficultés à passer les réveillons ensemble. ça, je ne sais pas pourquoi. Là, il avait déjà pris son appartement depuis l'été, ça se délitait un peu entre nous. Et puis il était en mode "Si tu veux faire le réveillon avec moi. Moi, je suis d'accord, j'ai rien prévu".

Donc, je dis "Bah ouais, j'ai des amis qui viennent de Paris... J'ai deux potes qui sont là, qui font rien, on peut se faire un petit truc sympa". Et puis dans la discussion, on dit "Ah ben tiens, Chantal, elle fait rien aussi. Elle a son appart, on on commence chez elle. Et puis après, on voit, on enchaîne chez toi". Il me dit "ouais d'accord, ok, super". Donc le réveillon se passe.

Et à un moment... Sur la piste de danse, moi, j'étais en en recul. J'étais près de la fenêtre parce que je fumais une cigarette et je les vois au loin sur la piste de danse. Et ils commencent à danser avec un grand sourire aux lèvres.
Et là une espèce de vision, mais violente. Hyper claire et hyper rapide. Ou je me dis "c'est exactement comme lui et moi au début, quand on était super potes, ou qu'on se faisait des délires de ouf dans les soirées et qu’il y avait sa femme qui était dans un coin en mode mamie, quoi". Et je dis "Voilà, c'est ça. Moi, je suis là. Je suis la pauvre fille en mode mamie dans son coin, qui voit son mec s'éclater avec avec une de ses meilleures potes".

Et c'était hyper limpide. Mais ça s'est arrêté là, c'est à dire qu'après ben à la fin de la soirée, ça s'est délité en mode je dis "bah, tu viens dormir à la maison", il me dit "non, ben non. Y a plein d'affaires dans, y a plein d'affaires sales, de la vaisselle et tout. Ça me fait chier de les ranger demain matin, donc je vais le faire ce soir et tout laisse tomber. On se voit demain". Donc moi, douche froide.

Je me dis "putain ton mec. Si tu passes pas la nuit du 31 avec lui, c'est quoi ce bordel, quoi?" Je descends avec mes potes qui dormaient chez moi, on monte dans la voiture et je voulais pas leur en parler. Et donc je, elles, donc cette fameuse Chantal rentre chez elle donc y vivaient, je sais pas, à 30 mètres l'un de l'autre, hein,  dans la même rue. Elle rentre chez elle et moi, je trainais des pieds je trainais des pieds pour voir si elle ressortait.

Et... et je vois rien ne bouge et tout, on monte dans la voiture, on s'en va. Et là, des échanges de SMS avec mon futur ex puisqu'on est encore ensemble. Ça part un peu, ça monte un peu dans les tours, on s'appelle.Et jamais je ne lui parle de cet épisode.

Le lendemain, je me retrouve donc chez mon fameux mec, entre guillemets. La vaisselle n'avait pas été faite, enfin c'était le bordel. Il y avait tous les vestiges de la veille. donc, Bon, ok. Mais là, encore une fois, je lui mets pas le nez dans son caca, je, non j'occulte.

Francis Eustache : Ces intrusions, elles ont beaucoup de mal à évoluer au fil du temps parce qu'elles ne sont pas contextualisées. Ce qui fait évoluer un souvenir, c'est le contexte qui va avoir tendance à. A s'amoindrir, voilà, à s'éloigner au fil du temps, presque physiquement : hein, le temps va passer. 
Ce qui n'est pas le cas euh du souvenir traumatique et de ces intrusions. Parce que ces intrusions, elles vont occuper en fait, tout l'espace dans la narration de la personne. Parce que la mémoire euh si on veut la définir d'une façon un petit peu plus complexe que simplement dire : "c'est encoder, stocker et récupérer des informations". La mémoire, c'est la narration que j'ai de moi-même.

Marion :  Par exemple, si on rencontre quelqu'un mettons dans une soirée, et que la soirée passant, il se trouve qu'on a une vraie connexion avec cette personne, on se met à beaucoup parler. on se raconte ce que l'on a fait, qui on est, comment on se projette dans la vie. Et bien cet événement traumatique, il va être central dans ce récit qu'on fait de sa vie - et ce, même auprès d'une personne qu'on ne connaît pas. 

Francis Eustache : Mais c'est ça, c'est un peu la trame de de notre vie, la cohérence de notre vie. Et en cas de traumatisme intense... Ce traumatisme va venir tout bouleverser. C'est-à-dire que la narration en fait, va avoir tendance à se concentrer sur le traumatisme qui va à la fois amoindrir la mémoire autobiographique. Qui va se trouver beaucoup réduite ou en tout cas recomposée à partir du traumatisme. Et peut être plus grave encore, ça va également amoindrir les capacités de projection dans le futur. 

Marion : Quand on vit une trahison, il y a indéniablement un avant et un après. Des psychologues comme Yvonne Poncet-Bonissol, autrice de la Trahison dans le couple et la famille, la compare à un anéantissement : c’est dire à quel point c’est une atteinte de soi, une réelle blessure narcissique. C'est une telle blessure provoquée par des émotions si fortes, qu'on peut chercher à s'en protéger ensuite…

Francis Eustache : Le cerveau se  protège ou l'individu se protège. Alors dans le cas de la trahison, euh je dois dire je ne sais pas s'il y a eu beaucoup de travaux scientifiques sur cette situation de trahison. Et par contre je pense qu'on peut faire le rapprochement avec des situations, avec d'autres situations traumatiques beaucoup plus étudiées, de situations de psycho traumatismes beaucoup plus étudiées. le fait de se protéger : la personne va éviter de de d'être confrontée à des situations similaires, ça évoque beaucoup les situations dites d'évitement. C'est-à dire que la personne va essayer de ne pas réactiver des situations qui peuvent évoquer peu ou prou cette situation traumatique.

Marion :  Dans son laboratoire de recherche, le professeur Eustache identifie des troubles potentiellement durables du fonctionnement de la mémoire. Un traumatisme pousse notre cerveau à se surprotéger, par peur de revivre cette situation. Avec son équipe de recherche, il a publié un article à ce sujet dans la prestigieuse revue Science, en février 2020.

Francis Eustache :  Et ce qu'on a montré dans dans ce travail qui a été publié dans Science, c'est que des personnes qui sont confrontées à un événement traumatique, bon là il ne s'agissait pas de trahison. Il s'agissait des attentats du du 13 novembre, mais les personnes vont réagir de façon très différente, c'est-à-dire que certaines vont développer un trouble de stress post-traumatique. Et puis d'autres vont au contraire se, avoir des moyens de protection contre ce syndrome. Et on voit chez ces personnes là des mécanismes de contrôle qui sont extrêmement puissants.
Alors,  le problème de de cet de cet évitement, c'est qu'il peut devenir à son tour extrêmement envahissant et restreindre et restreindre la vie sociale de la personne, la vie tout court de la personne, la vie, au quotidien de la personne et renforcer encore le la dimension kystique du du traumatisme.

Marion : Là aussi, j'y ai vu des parallèles avec l'histoire de Léonie et toutes celles que l'on m'a racontées. Ce n'est pas un hasard : les psychiatres Wilhelm Riech et son élève, John Pierrakos, ont classé la blessure de trahison parmi les cinq grandes catégories de blessures émotionnelles. Et pour ces psychiatres, les personnes ayant subi des trahisons développent plus fréquemment des personnalité outrancièrement contrôlantes. Faute de confiance en soi et dans les autres, les relations sont perçues comme faussées et biaisées. Léonie n'en n'est pas là aujourd'hui, trois ans après cette double trahison. Mais elle reste méfiante.

Léonie : Professionnellement, en revanche, je me suis rendue compte qu'aujourd'hui, ce n'est pas que je ne fais pas confiance, c'est-à-dire que la confiance, je vais la donner, je pense que je la donnerai aussi pas facilement, mais je la donnerais différemment, mais je la donnerai toujours. C'est qu'aujourd'hui, au lieu d'arriver en disant "Ben moi, je fais confiance à tout le monde. Et puis, au fur et à mesure des expériences, cette confiance augmente, se confirme ou disparaît". C'est qu'aujourd'hui, je mets une distance. Je mets une distance dans mes relations professionnelles avec les gens en me disant : "OK, ça, tu peux le dire, tu ne pourras pas être trahie là-dessus. Ça, tu peux aller jusque là, l n'y a pas de risque de trahison, ou que ça se retourne etc". Donc maintenant, je  juge, je calcule, mais ça se fait d'une façon assez spontanée et fluide. Ce n'est pas un travail qui me pèse. 

 Marion : Des mécanismes de contrôle qui peuvent donc empêcher les personnes trahies de se tourner de nouveau vers les autres… Cette peur tétanisante m'a beaucoup interrogée. J'avais en tête l'image d'un chat qui aurait bondi au moindre bruit, comme une peur par instinct.La peur, c'est une émotion primaire mais essentielle; nécessaire à la survie de l'espèce. La peur nous alerte d'un danger, trop proche. J'ai donc demandé à Francis Eustache si la peur de la trahison, une fois qu'on l'a vécue ou approchée de près, ne relèverait pas d'une sorte d'instinct primitif. 

Francis Eustache
:  C'est vrai que les émotions ont quelque part une dimension un peu un peu primitive parce que c'est des des mécanismes qui, certainement dans notre dans notre évolution phylogénétique, sont sont des mécanismes très anciens...  La peur des serpents. La peur des... C'est ce qui va nous protéger dans des situations un peu basiques et on a conservé ça. Alors évidemment, il faut qu'on l'adapte parce que la peur des serpents, on en a pas besoin au jour le jour.


Mais bon, ces mécanismes de de se protéger contre bah une situation qui peut être dangereuse pour la pour la personne ou pour eux ou pour ses proches. Oui, ça fait partie certainement de nos mécanismes de protection qui sont très ancré en nous et ce qui va, ce qui va se passer dans le cas d'un d'une personne qui est confrontée à un traumatisme, c'est que elle va avoir tendance à à surdévelopper ces mécanismes de peur qui vont, qui vont aussi constituer un des éléments de de sa sémiologique quoi. C'est-à-dire qu'avec de mauvaises anticipations et de mauvaises réactions à cette anticipation. On prend des fois l'exemple d'un joueur de tennis : un joueur de tennis... Il est au fond du court et il va monter au filet dans certaines situations précises.

Bon le champion, c'est celui qui va, qui va anticiper la situation pertinente où il doit monter au filet et en fait, la personne qui serait blessée psychique. Ce serait quelqu'un qui serait toujours au filet quoi. Parce que la peur est toujours là. Et donc, c'est évidemment pas la bonne situation. Parce que si vous êtes toujours au filet, vous vous pouvez pas gagner le match. Et si c'est un peu ça le.. enfin, c'est vraiment une image simpliste que je que je donne là, mais. Mais c'est quand même un petit peu ça.

Et il y a derrière ça, euh le, une espèce de sentiment d'épuisement parce qu'être  toujours au filet, ça veut dire que le danger est omniprésent, hein, c'est totalement différent que d'être en fond de court où, en fond de court, on est on a plus de temps de de voir arriver les choses et c'est bon, même si c'est évidemment pas simple, ça dépend contre qui vous jouez. Mais c'est une situation quand même qui est moins stressante et, qui plus est, auquel vous pouvez plus faire face que d'être au filet en permanence.

Marion : Cette hypervigilance épuisante c'est aussi ce que vit Méline, dans chacune de ses relations, y compris les plus proches.
Je suis allée la voir chez elle, dans un petit village de l'Est de la France…  Elle m'a d'abord parlé de son enfance, celle d'une petite fille sage qui tente de trouver sa place, entre deux parents qui ne s'entendent pas et une sœur qui concentre l'attention. Elle souffre, enfant puis adolescente, d'un manque d'affection de la part de sa mère. Alors Méline n'a qu'une envie : se construire sa famille, où l'amour aura toute sa place. Quand Enzo naît, Méline a 19 ans. C'est un enfant très attendu, très désiré par Méline et son conjoint. Un nourrisson parfait, d'après sa mère. En trois ans, la famille s'agrandit pour son plus grand bonheur, avec l'arrivée de deux autres enfants. Mais la relation d'Enzo avec sa maman se complique, dès ses 5 ans. 

Méline : Une fois, je lui ai dit de mettre sur feuille comment il voyait notre relation. Je lui ai dit "Essaye de de me dessiner notre relation" et en fait, il a fait trois bandeaux, alors il a fait un premier bandeau. Enfin, je veux dire un un rectangle, un long rectangle, comme un bandeau. Il a colorié. Donc il était plein. Il était colorié. Un deuxième bandeau où il y avait une déchirure entre les deux morceaux et le troisième bandeau où là, il y avait juste un petit trait juste sur le bandeau, quoi. Alors, il me montre ça, je lui dis qu'est ce que ça veut dire ?

Alors, il me dit "Tu vois ça, c'est le premier bandeau qui est plein, qui est colorié, qui est uni quoi, on va dire c'est ce que j'aimerais bien qu'on soit. Et pour l'instant, c'est le bandeau avec la petite, le petit, la petite fente quoi au milieu. Et j'ai peur que notre bandeau soit en fait celui qui soit séparé en deux morceaux.

Marion : Il avait quel âge là?

 Méline : Là, il devait avoir entre huit et dix ans.

Marion : En 2011, quand Enzo a dix ans, Méline demande le divorce avec le père de ce dernier. Elle a retrouvé un ancien amour de jeunesse, elle en est retombée amoureuse et elle emménage avec lui. Très en colère, Enzo, décide d'aller vivre avec son père. Tandis que son frère et sa soeur vont rester avec Méline. Ensuite Enzo lui envoie des textos violents très fréquemment. 

 Méline : c'est vraiment bah des insultes, que je suis une pute que que voilà, que de toute façon je vais le payer, tout ce que je vais, tout ce que je leur ai fait. Et puis des insultes, voila quoi. Enfin, très dures à redire. Donc, je préférerais ne plus. J'ai préféré ne plus rien recevoir.
Et comme je lui disais, je comprends que tu sois en colère, c'est normal, j'ai quitté, j'ai quitté ton père. Voilà, je sais que ce n'est pas facile, mais je lui dis en même temps t'as pas à faire des choses comme ça, à quoi c'est. Je suis un être humain. Je suis une maman, oui, mais je suis une femme aussi. Et ça, c'est ma vie, quoi. Donc tu l'accepte pas, je le conçois, mais t'as pas à m'insulter comme ça. Et en plus, son père ne disait rien quoi.

Marion : Un jour, Méline décide de couper les ponts. 

Méline : J'ai tout coupé avec Enzo, mais a contrario, je n'ai pas réussi. En fait, je le surveillais, enfin non je le surveillais pas, je regardais ce qui devenait à travers ce que je pouvais quoi. D'ailleurs, j'avais même sympathisé avec le CPE parce que je lui avais expliqué la situation et je lui ai dit vous ne dites pas que je veux que je demande des renseignements, mais voilà, j'essayais de savoir ce qu'il devenait, quoi en fait. Mais sans qu'il le sache. Je me demande toujours “bah tiens, qu'est-ce qu’il fait, est-ce ce qu’il va bien ? " mais aucun contact, je n'ai pas envie de le voir. Je n'ai pas envie de le voir parce que qu'est ce qu'il va me faire, qu'est ce qu'il va me dire. En fait, je lui laisse le temps. Je me dis dans ma tête T'inquiète pas, c'est une passade. Après, il va grandir, il va réussir sa vie et il va comprendre les choses. Et ça se passera mieux, mais plus tard, quand il sera adulte.

Marion :  Enzo la recontacte effectivement après trois années de silence. Un jour pluvieux de novembre.

Méline : Lorsque Enzo m'a contactée, j'étais en voiture avec mon conjoint. Et il y a donc mon fils qui me téléphone pour me dire qu'il est rentré à la maison et qu'il allait faire ses devoirs. Et puis donc mon fils, il raccroche et après, le téléphone re-sonne. Et en fait, il y a une voix bah d'homme qui me dit "Allô maman!" Alors moi, j'ai cru que c'était une erreur au début, parce que j'ai dit à moins que mon fils ait mué en deux secondes, mais je pense pas. Donc du coup...Je lui dis “Qui c'est ?”  Et il me dit "bah c'est Enzo", et là, je lui ai dit “Eh ben oui, c'est maman, du coup, c'est bien moi” et je lui dis “Qu'est-ce que tu veux?” Parce que je me dis ça y est, il va. Qu'est ce qui va me balancer, pourquoi il m'appelle quoi? Je suis sur la défensive, je lui dis “Qu'est ce que tu veux ?”
En fait, il a la voix tremblante et il me dit "Je voudrais reprendre contact avec toi.Parce que pour te dire que voilà le temps, il a passé et en fait, voila je voudrais savoir si on pourrait se revoir, quoi. "

 À ce moment-là, vu qu'il avait la voix tremblante et tout ça, j'ai senti que, il avait enfin, que  ça lui demandait beaucoup de me téléphoner, quoi en fait. Que ça avait l'air d'être sincère, qu'il avait l'air. Et moi, dans ma tête, je me suis dit "Ah, ça y est, il a changé. Ça y est, c'est le moment". Il reprend contact avec moi. Mais attention. Ah oui, on va y aller doucement.

Parce qu'on ne sait pas…on va. Ok, je lui donne une chance, mais je garde le pied derrière la porte parce que on sait jamais. Donc, on laissera le temps, mais je suis contente et j'espère. Je me dis que ça y est, c'est le moment.

Marion : Petit à petit, Méline et Enzo vont se revoir, apprendre à se refaire confiance. Elle va progressivement enlever ce pied de derrière la porte et l'accueillir de plus en plus dans son nouveau foyer. D'abord les week-ends puis des semaines pendant les vacances, jusqu'à lui proposer de déménager, avec elle, son frère et sa sœur, quand son beau-père trouve un emploi dans une autre région. Tout va donc mieux. Mais progressivement, le comportement d'Enzo se dégrade : il montre de moins en moins de motivation. jusqu'à un soir. 

 Méline :  Avec Enzo, on regarde la télé tous les deux le soir. Et puis je le regarde, je dis ben "Qu'est-ce que t'as à tes yeux, t'es bizarre et tout" et en fait, il a un comportement. je dis ah ouais d'accord. Il y rigole pour rien. Il est stone en fait. En fait, il est. Il a les yeux rouges. Il est, puis il rigole un peu pour rien. On voit comme ben, il a fumé quoi, ça se voit. 

Et ben là, je lui dis écoute Enzo, "Tu recommences pas ça, quoi? Je lui dis mais ça fait combien de temps que tu consommes quoi? Comment ça se fait? Je veux dire c'est régulier ou quoi? Avec quel argent tu l'achètes ? Enfin, je comprenais pas. Et du coup, je lui ai dit "Écoute, ça fait combien de temps que tu consommes et tout" et "ben en fait, ça fait depuis 3 ou 4 ans que je fume 30 joints par jour" qu’il me sort. Je lui dis "30 joints par jour t'es sur" il me dit “Ouais ouais”. 

En fait, il y a oui, de la colère parce qu'il ne respecte pas les interdits de la maison, les règles. Et aussi que moi, il rentre quelque chose à la maison, que... C'est un danger pour mes enfants, quoi. Pour tous, même pour lui, et qu'il se mette dans des États comme ça. Parce que moi, je ne le reconnais pas, quoi dans l'État là. C'est fou. Puis avec un air... Un air vide, quoi. Je ne sais pas comment vous expliquer. Il est... On dirait qu'il est vide.

Marion :  Cet incident perturbe Méline. Elle sait désormais que son fils fume du cannabis, et ça l'inquiète. Elle va le surveiller encore davantage. Sa confiance n'est alors pas abimée, mais l'incident va se répéter, quelques semaines plus tard. 

Méline : Donc je lui dis "maintenant t'arrête ça". "Oui, oui, d'accord". Donc, c'est la deuxième fois après une autre fois où là, il m'a ramené un morceau de cannabis, donc un morceau de, apparemment de 20 euros. Voilà, on se fait des idées  hein, on connait pas  le milieu. Alors hein, tout de suite, ça fait peur, quoi.

Marion
: Parce que c'est illégal ?

Méline : Ben parce que c'est illégal? Et puis, c'est un trafic. et c'est des histoires d'argent et il peut très bien lui arriver une bricole. Et s'il paye pas ? Moi, j'ai pas envie d'avoir des je sais pas quoi la, des dealers à la maison ou qu'il se fasse agresser sur le parking ou je sais pas, moi. Enfin, c'est un milieu moins pour moi, il faut, il ne faut pas tremper là dedans, quoi. Ça ramasse ,des ennuis qui peuvent être... C'est pas des petits ennuis, quoi! Et j'ai dit à Enzo si tu recommences, cette fois, je t'amène à la gendarmerie". Je lui dis ça, c'est c'est bon, il faut qu'on en finisse avec ça.

Marion : Il va y avoir une troisième fois et là, Méline perd patience. Elle ne sait plus comment réagir. 

Méline : Et  là, en fait, je je j'ai. Je suis allée à la gendarmerie pour demander euh ce que je devais faire de d'un bout comme ça, au cas où je ne sais plus comment je leur aurais tourné ça. Parce que moi, je ne savais pas quoi en faire du truc. Je savais pas si je dois le metre dans aux toilettes...c'est idiot et en fait eux m'ont dit ah ben vous mettez ça aux toilettes. Donc le soir, quand Enzo est rentré, je lui ai mis sur la table. Je lui ai dit "c'est  quoi ça ?".

Il a la trouille, il a la trouille. Là il sait que je ne suis pas contente quoi. Je lui dis "tu te fous vraiment de moi" Parce que je lui avais dit de pas ramener ça à la maison, quoi. Il y a toujours le danger avec le petiot. Moi,  j'ai peur que y ait le petit qui tombe dessus ou je lui dis "ne ramène pas ça à la maison. C'est tout".

Et en fait, je lui ai demandé de le mettre aux toilettes, je lui ai dit "tu vas venir avec moi, tu prends dans la main et tu le mets aux toilettes devant moi", et ben il me dit "ah ben non y en a pour 20 euros", ben je lui dit "oui, mais non". Je lui dis "tu le mets aux toilettes" et je lui dis "terminé”, je lui dis si t'en as pas marre de mettre de l'argent en l'air eh ben, arrête toi. alors je sais que c'est facile à dire. Je lui ai dit "je serai là pour t'accompagner". On avait été voir l'addictologue. J'ai même pris rendez-vous..Ben j'ai téléphoné justement à la gendarmerie pour savoir où est ce que je pourrais trouver quelqu'un qui puisse m'aider. On a fait tout ce qu’on pouvait. 

Marion : Méline emmène son fils aîné chez l'addictologue. Ce dernier lui dit qu'Enzo va bien, qu'il est sur la bonne voie. Alors, même si elle est inquiète, elle lui fait confiance. 

Méline : Et un jour, il va partir le matin et il part pour prendre le bus. Et  il y revient et il toque à la baie vitrée. Et puis il me dit "j'ai oublié quelque chose dans ma chambre". Ben je lui dis "dépêche toi, le bus va arriver. Et tout ça", "oui oui." Hop, il monte, il redescend et il met dans son sac et tout ça. Moi, j'étais en train de faire autre chose, ben il y a le bus au moment là qui passe. J'ai dit "super, t'as loupé le bus, donc il va falloir que je t'amène". Alors, je lui dis "ben c'est quoi que tu avais oublié, du coup parce qu'on a le temps là alors? C'est quoi que tu avais oublié?" "Ah ben, c'était mon devoir d'arts plastiques”. Ah bah, je lui  dis "Oui, au fait, tu m'as pas fait voir..." mais alors moi totalement innocente, quoi. Je ne soupçonnais rien du tout. Je lui dis "Oui, ben tiens, tu peux me le montrer du coup, ton devoir de d'arts plastiques" parce qu'il m'en avait parlé quelque temps avant, il m'avait dit "je ne sais pas quoi faire et tout", on en avait parlé. Je lui ai dit "ah ben vas y montre moi. Du coup, je voudrais bien voir quoi". 

Alors il ouvre son sac et puis il cherche dedans et tout. Je lui dit "Attends Enzo, le devoir, c'était une feuille jaune”. Je me souviens, je lui dit "Tu viens de la mettre dans ton sac, tu vas pas me dire que tu ne la retrouves pas". Alors là, j'ai commencé à... puis il cherche : "Ah bah je sais pas où elle est et tout". J'ai dit "Enzo”, j'ai dis,”qu'est-ce que tu me fais encore là”. Alors je lui dis maintenant tu rentres on va dans la salle de bain. Je lui ai dit, tu me vides ton sac. Qu'est ce qui se passe? Qu'est ce qu'il y a dans le sac? Il y a quelque chose que je dois pas voir ?" Ben oui, il a vidé le sac et je lui ai dit "Tu me fais voir ce que je dois pas voir".  Et puis il m'a fait voir.“

Donc c'était un morceau de cannabis, pff je sais pas, gros comme mon poing à peu près. Franchement, je suis sous le choc et là, je me suis mise à pleurer, en fait. 

Je suis sur le coup du... Le choc de la taille du morceau, quoi. Et je me dis "Super, qu'est ce que tu vas faire avec ça?" tu vas ramener ça enfin la, tu, c'est, on va la gendarmerie, Je l'ai. Je l'ai regardé, je lui ai dit "je t'amène à la gendarmerie".

Marion : Pour Méline, c'est comme si son monde, celui qu'elle était pas à pas en train de reconstruire avec son fils, s'effondrait. Et sa confiance fragile envers lui, avec.

Méline :  Oui, je me sens trahie et je me sens... Il m'oblige à aller jusqu'au bout et il m'amène encore au-delà de mes limites. Je suis obligée de le faire, quoi c'est. Je lui ai dit "Voilà, je le fais, c'est c'est normal", donc je suis obligée de le faire et je sais que pour moi, j'y vais pas. Youpi! Non, c'est une épreuve pour moi, c'est atroce. C'est la pire des épreuves qu'un parent peut avoir, je crois, d'amener son enfant à la gendarmerie. C'est une décision que que tu dois prendre tout de suite, quoi. Mais vu que tu lui as dit, tu ne peux pas faire machine arrière parce que tu lui as dit.

Quand je lui ai dit que je l'amène, en fait,  il est surpris. Je le vois dans ses yeux "Non, elle ne va pas faire ça, quoi". Je lui dis "Enzo, je t'avais prévenu". Je l'ai regardé dans les yeux. Je lui ai dit "Enzo, je te je te l'avais dit”, je lui dis “Maintenant, on y va”. Tu montes dans la voiture, je t'amène". Et là,  je sens qu'il a peur.

Le trajet c'est silencieux tout le long. Je me sens, je me sens vide. Je suis perdue. J'ai plus de solutions. Ben je me pose la question "Est ce que tu dois le faire? Est ce que tu le fais pas? Est ce que...? Non. Là c'est, je vais, je vais à la gendarmerie. C'est un robot.

Je vais à la gendarmerie, j'ai dis que j'y allais, j'y vais et après je rentre dans la gendarmerie. On patiente, donc je parle à l'accueil là. Je lui dis "on veut voir. On voudrait voir un gendarme, voilà". Là, il nous fait patienter. Il y a l'adjudant qui descend. On monte dans son bureau. La porte n'est toujours pas fermée. Elle est ouverte. Et puis, en fait, je lui dis "voilà, je viens parce que je voudrais vous poser une question : si, si. Mon enfant me ramène du cannabis à la maison. Qu'est ce qu'il risque?"

Et le gendarme, lui, il croit que c'est de la prévention, que c'est une maman qui vient faire de la prévention avec son enfant. Alors il raconte tout. Il dit "Voilà c'est tant de prison, c'est une amende de tant, tel gramme, machin et au fur et à mesure qu'il parle, moi, euh j'ai  chaud. Je sens que ça monte. Je commence à vouloir me faire toute petite, à me dire "Mais comment tu vas te sortir de ce merdier? Est ce que tu peux faire ça? Est ce que tu vas le dénoncer? Est ce que on repart? OK, merci. Au revoir".

Voilà, alors là, au moment là, j'ai toutes les questions qui me viennent : "Est ce que tu vas le faire? Non, tu ne peux pas faire ça. Ben oui, mais tu l'as dit" enfin voilà dans ma tête, je suis tout seule dans ma tête avec moi même, quoi. 

Je regarde Enzo je me dis "Tu fais ça, c'est pour l'aider. Il faut que quelqu'un fasse quelque chose. Son père, il ne l'a pas fait. Toi, c'est ta responsabilité de le faire"

C'est une question que son père, il l'a laissé pendant trois ans, consommer, et maintenant, il est à un grade de consommation qui est... il est il est il est mal quoi. Et si moi, je fais rien non plus, mais on est des parents irresponsables. Il faut que quelqu'un prenne ses responsabilités. Il a un problème, il faut l'aider.

Je le vois pas, en fait, parce qu'il est. On est l'un à côté de l'autre et lui il regarde le policier, donc je ne le vois pas, ses yeux, je les vois pas. En fait, on se regarde pas. Et quand le gendarme, il a fini de d'expliquer tout ça, là, on se regarde. Et puis c'est là où il faut que je prenne ma décision.

Et là, ben, je lui dis : "Enzo, t'as quelque chose à dire. Je lui dis prends tes responsabilités maintenant". Et donc il sort de sa poche et puis il le pose sur le bureau et là, le gendarme, il dit "Ah ouais, mais là, je peux pas laisser passer" et il s'est levé et il a fermé la porte du bureau.

Et là, j'ai eu peur. C'est comme si c'était moi qui avais fait là qui avait fait le truc et que voilà, il fallait que j'assume.

Moi, j'ai toujours assumé mes actes, donc je veux que mes enfants les assument, leurs actes, c'est tout. Il faut leur apprendre à assumer leurs actes.

Eh ben après alors là, il sort, ça balance, il pèse. Ça fait 30 grammes. Il remplit, remplit des papiers. Je ne peux pas trop vous dire, en fait, parce que là, au moment là, je suis en... Je me dis "ben ça y est quoi, c'est parti. Tu l'as fais et maintenant, ben il va falloir assumer les conséquences".

Marion : Enzo sera ensuite entendu à plusieurs reprises, cet acte inscrit sur son casier. Le domicile de sa mère sera perquisitionné. Et entre eux deux, il n'y a plus de confiance. La cohabitation sous le même toit est désormais impossible. Alors, Méline va lui proposer d'aller habiter chez son père à elle, le grand père d'Enzo, pour que ce dernier passe son bac. Enzo en partira au bout de trois semaines. Il ne donne depuis, plus aucune nouvelle à sa mère. Aujourd'hui majeur, il ne répond plus au téléphone. Enzo considère que sa mère la trahit, il le lui a dit avant de couper tout contact avec elle. 

Méline :  Moi, je pense pas l'avoir trahi, mais je comprends que lui pense que je l'ai trahi. Mais non, moi, je ne l'ai pas trahi. Moi, je l'ai aidé. J'ai voulu l'aider. Peut être que ce n'était pas la bonne solution, mais moi en attendant, j'ai voulu faire quelque chose, quoi. Je crois qu'en fait, j'en veux énormément plus, la trahison, ça vient de mon ex-mari, ça vient du père, de mes enfants, la trahison parce qu'il n’avait que Enzo à s'occuper. Et quand je vois ce que Enzo devient. C'est ça la trahison pour moi. Ce n'est pas Enzo qui m'a trahi.

Moi, je me disais ce sera un avertissement, ce sera acté, voyez,  ça va lui faire un déclic. Ça va être acté, il aura une épée de Damoclès, quoi. faudra pas qu'il recommence parce qu'il faudra qui qui qui enfin qu'il laisse enfin qu'il s'en sorte, quoi. Il faut qu'il s'en sorte. De toute façon, il n'allait pas aller en prison. Ça, je le savais hein. Il l'avait dit. Mais il risquait, je sais pas, une amende ou je sais pas. C'était pas non plus la prison pour le... Mais au moins, je me suis dit là et parce qu'il a eu peur, quoi. Et peut être que c'était l'électrochoc. Mais pour moi, quand tu aimes quelqu'un, tu ne peux pas le laisser se détruire comme ça, c'est pas possible quoi.

Et si je l'avais pas fait là, là, ouais je ne serais pas bien. Parce qu'aujourd'hui, s'il était ben comme il est actuellement, par exemple, je me dirais "Punaise t'aurais dû le dénoncer. Peut-être que ça aurait fait le déclic". Là, j'ai dénoncé, ça n'a pas fait le déclic, mais au moins je l'ai dénoncé parce que j'ai essayé, mais si je l'avais pas fait, ouais, là je me sentirais coupable. Je me dirais tu n'as pas été au bout des choses et tu as été une lâche.

C'est son choix et c'est très dur parce que bon après on a pas la science infuse hein nous les parents. Mais en tout cas, je sais que c'est pas bon pour lui, quoi. Faut pas être. Faut être aveugle pour ne pas le voir quoi. 

Ça aurait pu très bien se passer. Si tous les facteurs avaient été là, on aurait pu le sortir de là. Donc, c'était pas inévitable pour moi. Mais aujourd'hui, là il est majeur et il m'a fait comprendre que. Il m'a fait comprendre qu'il ne voulait pas de moi qui ne voulait pas de mon aide,  donc je l'accepte.

Marion :  En recueillant l'histoire de Méline, je repense à un autre aspect de la trahison, que j'ai trouvé dans des travaux de sociologues. Dans Sociologie de la trahison, de Sébastien Schehr, je comprends que le rejet de la trahison s'explique par son atteinte aux normes. Derrière les histoires de trahison, se pose la question de nos valeurs. Il y a des règles qu'on sait, parfois depuis l'enfance, être des lignes rouges. Et subitement, elles peuvent être bafouées, emportant avec elles notre morale et notre éthique, qu'on pensait inamovibles. Méline se retrouve par exemple dans ce dilemme - dénoncer son fils, addict à la drogue, ou basculer avec lui dans l'illégalité - parce qu'elle est attachée au respect des règles. 

Méline : Moi, je suis. C'est un principe. C'est c'est comme ça, je dis quelque chose, je le fais quoi. Et je me dis moi, je ne peux pas le laisser encore un an comme ça à consommer. Il faut que quelqu'un fasse quelque chose. Et moi, honnêtement, je ne savais pas quoi faire d'autre, quoi. C'est illégal, c'est pour moi, c'est de l’illégalité. Donc nous, on respecte la loi et il respecte pas. Eh bien, il faut qu'il assume ses actes. Moi, je suis comme ça.

Marion : Accepter que son enfant fasse en grandissant des choix de vie, totalement opposés aux nôtres. C'est une question à laquelle s'est beaucoup intéressée Nicole Prieur. Après une formation en philosophie, elle est devenue thérapeute, elle continue aujourd'hui d'accompagner des patients et de futurs psychologues. Si je suis allée à sa rencontre, dans le cadre de ma recherche sur la peur de la trahison, c'est parce qu'elle fait paraître, en novembre 2021, un livre aux éditions Robert Laffont, intitulé Les trahisons nécessaires. Et pour elle, la trahison est tout simplement… inévitable. 

Nicole Prieur : L'idée première de cette réflexion sur les trahisons, c'est de montrer que non seulement c'est inévitable. Ou peut être c'est inévitable, parce qu'elle fait partie intégrante du lien. Personne, que ce soit dans le couple, on parle de la famille, mais ça peut être dans le couple, dans les amis. Personne ne peut répondre à toutes les attentes. En plus, elles sont complexes. Elles sont souvent contradictoires. Personne ne peut répondre à toutes les attentes des êtres proches.

Grandir rime strictement j'allais dire, et systématiquement avec trahir, c'est à dire effectivement trahir des missions qui pèsent sur nos épaules alors qu'elles ne nous concernent pas alors qu'elles sont impossibles. Je ne peux pas rétablir un équilibre dans une famille. Je ne peux pas restaurer la place de mon père auprès de son propre père. Si ça n'a pas existé, je ne peux pas réécrire le passé.

Marion : Quand je raconte l'histoire de Méline à Nicole Prieur, elle n'y voit rien d'étonnant. Selon la thérapeute, la famille est le lieu même de la trahison. Car c'est là où reposent le plus d'amour et le plus d'attente. Pour expliquer cette pensée, elle utilise l'analyse de l'anthropologue Marcel Mauss. 

Nicole Prieur : Il a bien mis en évidence que le lien dans la société se tissait autour de trois mouvements. Le mouvement de donner : la personne qui va donner fait ce geste là, d'offrir quelque chose à une autre personne. Celle qui reçoit. Donc, deuxième mouvement : le recevoir. Celle qui reçoit pour entretenir la relation se sent quelque part tenue ou a cette propension là à rendre. Donc les liens, nous a t il expliqué, et les relations dans les sociétés s'inscrivent autour de ces trois moments:  donner, je donne à quelqu'un qui reçoit et celui qui reçoit rend. Et du coup, cette circularité maintient une relation. 

C'est à partir de cette base là que j'ai fait le parallèle avec la famille. Et avec beaucoup de différence que par rapport au processus du don - donner recevoir dans dans la société. 

Parce que dans une famille, effectivement, tout commence par un don. Le don de la vie, le don d'un savoir faire. On transmet à l'enfant un savoir faire, un  savoir être. Alors attention, quand je parle de don, ce n'est pas d'une manière angélique. 

L'enfant se retrouve très tôt, très bébé, dans une position de donataire. Il reçoit. Et quand il reçoit cet enfant, sans s'en douter, il est immédiatement surchargé de dettes.

Parce qu'effectivement il n'a même pas de crier son premier cri de naissance qu'effectivement sur lui repose énormément d'attentes, énormément de projets, énormément de désirs. Parce que, au regard de tout ce qu'il reçoit, cet enfant, il est, il est engagé à être loyal. La loyauté dans une famille, ce serait de répondre à toutes les attentes qui sont portées sur nous.

De toutes les manières, dès notre naissance, dès le premier don on est déloyale, on ne pourra jamais remplir toutes les cases des projets de nos parents.

Marion :  On serait déjà des traîtres en puissance…La trahison serait inévitable au cours de notre apprentissage de la vie, et des relations, pour qu'on devienne finalement, des adultes, singuliers, forts et assurés dans nos propres valeurs. 

Nicole Prieur : À l'origine, trahir vient d'un verbe latin qui veut dire passer d'un camp à un autre, passer d'un endroit à un autre, c'est à dire que la trahison est un mouvement. Donc, si c'est un mouvement, c'est que c'est tout à fait naturel. Donc, la trahison signifie davantage un passage. 

Marion : La trahison serait un apprentissage de la vie, par un apprentissage de la séparation : l'enfant doit grandir et le parent doit accepter qu'il ne sera jamais son double, qu'il peut et qu'il doit vivre selon ses propres envies.

 Nicole Prieur : Mais le même verbe en latin a donné aussi "transmission". Donc, pour moi, ça a été vraiment une ligne directrice. C'est-à-dire que dans la vie, on ne peut pas ne pas changer. Donc, on ne peut pas ne pas trahir. C'est-à-dire que le passage d'un endroit à un autre est inévitable dans une existence. Le changement ne peut pas faire l'économie d'une trahison, mais pour que ce soit une trahison libératrice et comme je dis, pour que effectivement, on devienne un traître heureux, il faut effectivement s'engager dans ce processus de reconnaissance, reconnaître a minima ce que j'ai reçu et reconnaître aussi la souffrance que je inflige à l'autre. Même si je ne peux pas faire autrement. Et tout ça, ça apaise de toute façon et ça simplifie les relations et puis ça les apaise en tous les cas.

Marion : A quoi bon craindre cette trahison, vu qu'elle fait de toute façon partie du cours de notre vie?  Nicole Prieur a une citation pour apaiser notre nouveau statut de traîtres en puissance : la trahison nous permettrait finalement de vivre selon notre "désir singulier" d'après Lacan. 

Alors on ne vous dit pas du tout de vous lancer dans les pires crasses de manière décomplexée mais en trahissant, il s’agit ainsi d’assumer sa différence…  Se défaire du poids familial notamment pour se permettre de vivre tout en comprenant qu’on n’abandonne pas nos parents.  

Mais si on est tous prédestinés à trahir, à un moment ou à un autre de notre vie, ce n'est pas tous avec la même intensité. Par exemple, on "trahit" quelque part son père si on décide de devenir journaliste alors qu'il nous a toujours rêvé médecin. Ça d'accord, c'est une toute petite trahison. Mais quand je pense à ce qu'a traversé la famille de Méline, je me demande si on est tous égaux face à la trahison. Nicole Prieur l'assure : non, il y a des prédispositions.

 Nicole Prieur : Donc, il y a des représentations qui sont transmises dans une famille. Et si effectivement, depuis l'enfance, on entend et qu'est ce que j'ai comme patients qui m'ont dit ça? On entend depuis l'enfance que “de toute façon la vie, on n'a que des ennuis, etc". Quand on est imprégnés de ce genre de représentation, c'est vrai que la peur nous prend aux tripes et elle fait partie de nous.

Le monde extérieur est mauvais, il est dangereux. Et cette représentation là, c'est là où on est à un moment donné. On a parlé de trahison par rapport aux attentes, etc. Mais à un moment donné aussi, il est important de trahir ses représentations qui nous enferment. Et qui font qu'on répète finalement. Parce que cette représentation là, c'est quelque fois, quelque part. Ça nous conditionne. Les représentations que l'on a hérité de nos familles nous conditionnent malgré nous, donc on doit pouvoir s'en libérer.

 Marion : Il n'y a pas que les représentations qu'on nous transmet, qui peuvent nous prédisposer à la trahison. On y serait moins sujets, selon Nicole Prieur, si on a un caractère plutôt indépendant, c'est à dire qu'on dépend moins que d'autres de leur reconnaissance. Et puis, bien sûr, si on l'a déjà vécue, on y est certainement plus exposés. 

Et trois ans après son dernier contact avec son fils aîné, Méline semble toujours craindre que l'histoire se répète. C'est intégré dans son schéma familial, au point qu'elle s'en inquiète auprès du petit frère d'Enzo, qui est pourtant très différent. 

Méline : Oui, la trahison peut venir de partout. Oui, que ce soit dans le couple, que ce soit dans la famille, puis dans l'amitié aussi, ça peut venir. Bien sûr.

Marion
: Et vous en avez peur?

Méline : J’en ai peur mais c’est parce que je m'en protège en faisant confiance que à ma famille parce que je me dis que ça peut plus m'arriver parce que maintenant, je ferais plus confiance à quelqu'un d'autre, quoi. Et puis de toute façon, j'ai tellement perdu dans cette histoire que maintenant, je me focalise sur ce que j'ai et je n'ai plus besoin d'autre chose en fait. J'ai un peu fermé les barrières quoi, autour de moi autour de ma famille. Il y a plus que eux.

J'ai un problème effectivement avec mon fils de 16 ans ou j'ai peur qu'il fasse comme son frère, même si ce n'est pas du tout le même caractère et tout. Parfois, j'avoue que je me bats contre le fait de me dire attention, est-ce qui ne va pas faire comme Enzo et tout ? Et souvent, je lui dis "Attention" et il me dit "mais non Maman",  il est obligé  de me rassurer. quoi En fait. Mais on a toujours cette peur ouais, de ne pas être assez bien, en fait, pour mes autres enfants. Donc, en fait, il me rassure en me disant que je suis une bonne maman et tout ça, ça, ça fait, ça fait du bien, ça m'aide en fait. 

Marion : Ce besoin d'être rassurée, de la confiance que l'on peut avoir en les autres, j'ai l'impression que c'est assez répandu, dans notre rapport au couple notamment. C'est comme si on tentait, par ces demandes de preuves de confiance, d'écarter tout risque de trahison... Je me demande… Est-ce que c'est un sentiment caractéristique de notre époque ? Voire une obsession ? 

Nicole Prieur : On est à la fois traître et trahi. Quand je suis loyal, par exemple, à mes enfants et que mon nouvel amoureux m'en veut parce que je ne suis pas assez présente à lui, je suis dans des conflits constants de loyauté.

Et c'est d'autant plus effectivement sensible dans notre société où non seulement on est, on appartient à différents réseaux, à différentes sphères, etc. Donc, on est appelé à avoir des conflits de loyauté parce qu'on a une identité de plus en plus hétérogène. On est à la fois enfant de. On est à la fois frères, on est à la fois collègues, on est à la fois citoyens, on est à la fois membre d'une association sportive, membre d’une association de défense de l'écologie, etc. On a cette richesse du 21ème siècle de pouvoir se réaliser sur plusieurs pôles de notre identité, sur plusieurs facettes de notre identité. Et ses facettes là, souvent, elles se contredisent. Elles appartiennent à des à des sphères qui n'ont pas forcément les mêmes, les mêmes valeurs, etc. Donc, il y a toujours, on est de plus en plus pris par des conflits de loyauté. 

Donc, on est constamment pris par des choix de cet ordre là qui nous situe à la fois dans une très grande richesse identitaire, mais qui crée en nous des tiraillements. Donc, c'est ça notre ambiguïté.

 Marion : On est plus liés donc on est plus exposés aux regard des autres. Un regard qui se démultiplie au travers des réseaux sociaux. C'est comme si on se lançait dans une quête effrénée et permanente du regard des autres où l'on craindrait par-dessus tout la honte et la solitude. Car derrière la peur de la trahison, se cache souvent une grande peur de la solitude.

Nicole Prieur avait déjà consacré un ouvrage à la trahison, il y a une quinzaine d'années. Et si elle s'y intéresse de nouveau aujourd'hui, c'est parce qu'elle lui semble être une thématique très actuelle. 

Nicole Prieur : On parle de plus en plus de trahison, on l'intègre de plus en plus, même si on la comprend pas encore, même si elle fait encore énormément peur. Je crois que c'est pour ça aussi que j'ai écrit ce livre à ce moment-là. Je pense que la société, sans s'en rendre compte implicitement, est en train de se saisir des bons côtés de la trahison. Dans le mouvement Metoo, dans l'inacceptable, de la trahison à soi, je pense que c'est cela que l'on met en évidence aujourd'hui.

Cette revendication de ne pas se trahir et du coup, d'être obligé de trahir le silence, la complicité de certains groupes qui nous font taire malgré nous. C'est vraiment quelque chose que j'ai senti être. Alors là, on parle vraiment de la dimension sociétale.

Aujourd'hui, je crois que beaucoup de gens ne supportent plus de se trahir soi-même. Ne supportent plus de se taire et sont prêts à trahir des secrets. Je pense qu'on est dans ce moment de basculement où on est prêt à trahir pour ne pas se trahir.

Marion : Le livre de Nicole Prieur s'intitule Les trahisons nécessaires et il y a un sous titre : "s'autoriser à être soi". C'est toute la thèse que la thérapeute s'efforce de défendre dans le livre. 

Nicole Prieur : Et je me suis aperçue que cette problématique de s'autoriser à être soi était vraiment devenue une problématique très contemporaine. Qui rejoignait vraiment cette aptitude, cet appétit de devenir soi. Et que, très paradoxalement, parler des trahisons d'une manière large, décomplexée, sans tabous, ça peut nous amener à une position, à une conscience éthique.

 Marion :  C'est à dire en trahissant pour être conforme aux valeurs que l'on porte, d'être libre mais responsable de ces actes. Et peut-être que la personne que l'on a trahi peut le comprendre. Mais pour ça, il faut du temps. Car le sentiment d’avoir été floué, ce sentiment proche de l’humiliation, c'est la première étape d'un processus, selon Nicole Prieur. 

Nicole Prieur : Quand on a été trahis, donc par nos amis dans notre couple en tant que infidélité, trahison comme infidélité, je pense qu'il faut accepter un certain nombre d'étapes et même les chercher. Dans le sens où la première réaction, c'est souvent une colère. Et j'ai quelquefois des patients qui ne s'autorisent pas cette colère. Or, il est important d'exprimer sa colère, de s'autoriser à l'exprimer, de s'autoriser à dire tout le mal de l'autre, à attaquer l'autre verbalement, pas l'attaquer en direct, le traiter en nous mêmes de tous les noms. C'est une façon effectivement d'accepter l'idée qu'il n'était pas si bon que ça. Ensuite, il est bon d'exprimer sa colère. Il est aussi bon d'en sortir.

 Marion :  Et l'une des raisons qui fait qu’on la craint, selon la thérapeute, c'est que la trahison reste imprévisible, violente et finalement, incompréhensible. 

Nicole Prieur :  La trahison comme infidélité, mais comme toutes les formes de trahison, c'est une perte de sens. À un moment donné, il faut arrêter aussi d'en vouloir à l'autre parce que sinon, c'est là où on en est. On piétine. On reste figé quand on reste trop dans la colère contre l'autre et  dans le désir de vengeance vis à vis de l'autre. On reste figés et on n’en sort pas.

Pour en sortir, il faut pouvoir mettre tout à plat et se dire au jour d'aujourd'hui, qu'est ce qui va être important dans ma vie? S'autoriser à recréer du sens et à réorganiser nos valeurs et ce qui peut faire sens dans la vie. Et se donner vraiment les moyens d'aller dans ce qui nous fait sens.

Combien de fois j'ai dit au patient ça suffit, vous ne comprendrez pas ce qui s'est passé de toute façon. Il faut abandonner notre volonté de comprendre. La trahison nous amène à un seuil, à un lieu où c'est de l'insensé. Quelquefois, c'est de l'irrationnel. On ne peut pas toujours comprendre ce qui s'est passé.

 Marion : J'ai aussi demandé à Léonie, trois ans après cette double trahison, comment elle vivait avec cet événement ? Qu'est-ce qu'elle en gardait aujourd'hui ? Et sa réponse m'a impressionnée. 

 Léonie : Cette expérience de double trahison, ce que ça a changé en moi, ça a conforté mes valeurs morales. Les miennes et maintenant elles sont non négociables. Alors qu'avant, on s'arrange toujours avec la morale. Mais là, maintenant, c'est terminé. S'il y a des choses qui ne se font pas, si pour toi ça te dérange pas de les faire et ben tant mieux, on ne fait pas partie de la même planète. On n'a plus rien à se dire.

Donc voilà. Il y a des limites qui aujourd'hui sont impénétrables et non négociables. Et j'en ai même parlé  avec une de mes filles qui a déjà une vie amoureuse. Tromper, pour moi, c'est une trahison et c'est non négociable. Il y a des explications, mais il y en a aucune valable pour pour effacer cette trahison

Marion : C'est la définition de Léonie de la trahison. pour d'autres, comme l'auteur Tahar Ben Jelloun, c'est lorsqu'il ressent "le sentiment d'avoir été floué et humilié par un homme en qui il avait confiance. C'est cela la trahison", écrit-il dans son livre, Eloge de l'amitié, ombre de la trahison. Ce sentiment - la confiance - serait-elle donc l'explication de la crainte de la trahison ?

Léonie : Quand j'en parlais encore avec des amis, il n'y a pas si longtemps de ça, on me disait : "oui, mais si t'arrives pas à faire confiance aux gens, c'est que t'as un problème de confiance avec toi même". Et alors je me suis posé la question. Je me suis dit : "est-ce que est ce que je n'ai pas confiance en moi?". Et non, clairement, clairement, la réponse , c'est moi j'ai confiance, j'ai pleinement confiance en moi. Je sais que je suis capable de faire des choses. Ma vie professionnelle n'est que des réponses positives qui prouvent que je peux me faire confiance.

Là où moi, j'ai un problème, c'est que je ne me fais pas confiance. C'est-à-dire que je ne me fais pas confiance pour être en alerte, pour écouter ce fameux sixième sens ou cette intuition, que je n'ai pas su écouter dans cette histoire avec elle et avec lui. Ou j'ai eu des petites lumières de lucidité, des petits flashs de lucidité qui m'ont dit "attention, il y a un des problèmes etc", que j'ai occultés.

Aujourd'hui, il faut que je me fasse confiance pour que ces petites lumières de lucidité, que je les prenne et que je les conserve et que je les analyse et que je sache pourquoi afin que je les occulte pas. Donc il faut que j'apprenne à me faire confiance.

Marion : Alors bien sûr qu'elle est terrible, la trahison. Bien sûr que Vitaa et Diam’s avaient raison de nous l'agiter autant comme un épouvantail, car elle fait atrocement mal.  Elle nous arrache brutalement à un pan de notre vie qui devient subitement, du passé. Oui, une trahison c'est rude et ce n'est absolument pas à prendre à la légère. 

Mais avec le temps, finalement. on s'en relève, de la trahison. Fier d'avoir traversé cette épreuve et désormais solidement épaulé par le meilleur des compagnons de route, le plus solide et celui qui nous restera toujours fidèle : nous-même. 

De l’amour à l’anxiété, en passant par l’hypersensibilité et la colère, découvrez le LIVRE “ÉMOTIONS”. Il poursuit la réflexion sur une dizaine d’émotions, enrichi de sublimes illustrations et infographies. Un livre à s’offrir ou à offrir, à lire, à redécouvrir, à garder, à chérir.. pour continuer jour après jour votre immersion dans la jungle de vos émotions !  À retrouver dans toutes les librairies, sur leslibraires.fr et sur les plateformes de vente en ligne.

Musique de générique

Brune Bottero : Vous venez d’écouter Émotions.

Cet épisode a été tourné et écrit par la journaliste Marion Bothorel. Elle en a également fait le montage avec l’aide de Lisa Penalver. Marion Bothorel vous faisait entendre les témoignages de Léonie et de Méline, et les explications de Nicole Prieur et Francis Eustache. Vous pourrez retrouver toutes les références liées à leurs activités sur notre site.

Maud Benakcha est la chargée de production d'Émotions. Cet épisode a été réalisé par Marine Quéméré et Julien Couralet du Studio Capitole s’est occupé de la prise de son. Jean-Baptiste Aubonnet était au mix et c’est Nicolas de Gélis qui a composé le générique d’Émotions.  

Si cet épisode vous a plu et que vous souhaitez approfondir les émotions qui découlent d’une trahison, nous vous recommandons d’écouter « La jalousie : peut-on y échapper ? », un épisode d’Émotions signé Agathe Le Taillandier.

Émotions est un podcast de Louie Média, également rendu possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditoriale, Anaïs Dupuis responsable de production, Mélissa Bounoua directrice des productions et Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale. 

Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous aimez écouter vos podcasts : Apple Podcast, Google Podcast, Soundcloud ou Spotify. 

Vous pouvez nous laisser des étoiles, des commentaires et surtout, en parler autour de vous. Et si vous voulez partager vos histoires, n’hésitez pas à nous écrire à hello@louiemedia.com. Nous vous lirons et nous vous répondrons. 

Et puis, il y a aussi tous nos autres podcasts : Travail (en cours), Passages, Injustices, Fracas, Une Autre Histoire, ENTRE ou Le Book Club. 
Bonne écoute, et à bientôt.

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