Le Book Club - Guillaume Nery

Agathe Le Taillandier

Dans 20 ou 25 ans, nous risquons de voir les hommes crever comme on voit les poissons crevés dans une rivière polluée. C'est ça qui attend l'humanité. Ce sont les mots de l'auteur René Barjavel, que l'on peut entendre dans une archive. Et on est en 1971. Il est alors connu pour ses romans d'anticipation et interpelle ses lecteurs et lectrices sur les ravages d'un progrès débridé. À mon époque, c'étaient des lectures que nous faisions à l'adolescence. Je me souviens de la nuit des temps qui raconte une expédition sous les glaces en Antarctique et la trouvaille d'une cité engloutie. Notre invité du jour nous invite à la découverte d'un autre Barjavel avec un essai philosophique La fin du Tigre. L'auteur de Science fiction revient dans ce texte à ses questionnements plus intimes sur la condition humaine. Pour Guillaume Néry, apnéiste français, réalisateur et auteur, il y est question de la magie du vivant et de notre émerveillement face à la beauté qui nous entoure. Je suis Agathe Le Taillandier. Bienvenue dans le Book club.

 Guillaume Nery

Alors je m'appelle Guillaume Nery, j'ai 40 ans. Je suis plongeur en apnée, c'est à dire que j'essaie de descendre le plus profond possible avec une seule inspiration. J'ai battu plusieurs records du monde. Mon record personnel, c'est -126 mètres sous la surface de la mer. Je suis capable de retenir mon souffle près de huit minutes. A côté de la recherche de performance. J'ai toujours eu à cœur de partager cette passion de la mer, des océans et je réalise des films sous marins et j'écris des livres. Là, je suis dans mon deuxième chez moi. La grande majorité du temps j'habite dans le sud de la France à Nice et je passe quelques mois par an en Polynésie française sur l'île de Montréal. L'idée, c'est vraiment pour moi de me tenir le plus loin possible de la frénésie, l'agitation de mon quotidien en métropole et d'avoir ce temps là, ce temps un peu plus long pour pour pouvoir travailler sur certains projets, pour pouvoir être dans l'eau tous les jours. Et c'est ici, par exemple, que j'ai écrit une grande partie de mon dernier livre.

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C'est le même endroit dans lequel je viens chaque année. J'ai la chance d'avoir une très bonne amie ici qui me loue son sa maison ou son bengalow à quelques dizaines de mètres de l'océan peut être d'ailleurs, on entend au loin le bruit de la houle qui s'écrase sur le sur le récif. Alors là, il est 22 h, ce qui est extrêmement tard ici. Normalement, je je vis avec le soleil, donc je me réveille très très tôt vers les 5 h et demie et extinction des feux à 21h30. Mais j'avais envie là pour ce moment d'être vraiment, vraiment, complètement au calme. Donc j'ai attendu que ma fille soit au lit, que ma compagne elle aussi rejoint la chambre et dorme. Et donc je me suis mis sur la terrasse. Mais il y a une ambiance très très très paisible. Si je me retourne et que je regarde derrière, dans un tout petit coin de la baie vitrée, une petite lumière qui a encore allumée et qui éclaire la mini bibliothèque avec les livres qui nous a accompagnés ici.

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Alors quand je suis à Nice, par contre, les livres occupent une place centrale de la maison. Quand je pars en voyage, se pose un problème central qui est que je ne pourrais pas transporter l'ensemble de ma bibliothèque avec moi. On essaye avec ma compagne Audrey de voir ensemble des livres qu'on a envie de lire à tous les deux. Et comme ça on peut faire une sélection cinq ou 6 livres chacun et ça nous fait au final une dizaine, une douzaine de livres à lire ensemble. C'est quelque chose de fondamental pour pouvoir considérer un nouvel endroit comme un chez soi, même temporaire. Ou alors on avait pu empêcher en emmener au départ une dizaine. Et puis ici, on a, on a rajouté cinq, six, sept mélanges d'achats dans la librairie de Papeete et deux ou trois ouvrages trouvés dans une dans une boite à livres et on va absolument tout ramener. Donc c'est un peu la grosse, la grosse panique là, parce que parce qu'on s'interdit d'acheter de nouveaux livres, parce que ça peut déjà être très problématique d'arriver à tous les ramener, on arrivera à se débrouiller pour pour que ces livres rejoignent le QG, le QG à Nice.

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Je lis tous les jours, on va dire presque tous les jours. Il est quasiment impossible pour moi de m'endormir sans avoir lu. Et même quand je suis exténué de fatigue, je prends le temps. C'est un peu ma routine de transition, au moins de lire quelques pages. C'est un moment vraiment c'est fun, c'est une plongée, c'est une immersion dans une autre réalité et je pense que c'est un grand point commun avec la pratique de l'apnée d'ailleurs. Quand je plonge sous la surface de la mer, je quitte le monde aérien, je quitte la gravité et tous mes sens, tout d'un coup, sont bouleversés et je me retrouve suspendue dans le bleu. Finalement, je m extrait d'un monde pour pénétrer dans un autre. La lecture et la plongée en apnée partagent une autre. Un autre point commun, c'est le rapport au temps. Ce sont deux activités qui offrent une expérience temporelle complètement modifiée. L'ouverture du livre peut correspondre au moment où on quitte la surface.

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Le livre, c'est un peu une parenthèse, une autre vie où on se déporte ailleurs. Et quand je reviens de mon apnée, j'ai l'impression aussi de fermer une parenthèse et de revenir, de me réancrer, reprendre mes repères dans cette autre réalité qu'est le quotidien.

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Alors j'ai décidé de vous parler d'un livre qui a été très important pour moi dans mon cheminement. Ce livre s'appelle La Faim du Tigre de René Barjavel. C'est un livre qui a été édité en 1966 aux éditions Denoël. J'ai la chance de le posséder dans son édition originale. C'est ma compagne qui a eu l'excellente idée de me l'offrir un jour pour mon anniversaire, elle la retrouvé chez un bouquiniste. Quand je lis pour la première fois La faim du Tigre. Nous sommes en 2009 et j'ai 27 ans et c'est deux ans après la disparition d'un de mes meilleurs amis plongeurs en apnée qui était multiple recordman du monde de plongée dans les grandes profondeurs. Loïc le ferme et c'est un accident qui a été finalement presque le premier, mon premier vrai deuil. Et c'est une mort qui a touché quelqu'un qui pratique la même chose que moi.

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Et donc forcément, ça me met face à ma vulnérabilité. Et je réalise que moi aussi, en plongeant, je pratique finalement une activité à risques, chose qui était totalement étrangère. Pour moi, la notion de risque n'existait pas, ou en tout cas, elle était parfaitement maîtrisée, contrôlée. Parce que dans notre groupe d'apnéistes niçois, on a toujours mis la sécurité au cœur de notre progression. Et là, Loïc a son accident. Et oui, ça m'a atteint très profondément. Et donc il m'a fallu du temps, Il m'a fallu du temps pour accepter. Il m'a fallu du temps pour avancer. Quand donc, deux ans après l'accident, je découvre La faim du Tigre, je suis dans ce processus là du deuil qui est encore en train de se faire. Ce livre de Barjavel, il m'a été conseillé par mon colocataire à l'époque. Moi je commençais déjà à pas mal lire de livres sur des livres sur l'astronomie, la cosmologie. Les livres aussi d'Anthropologie qui me mettait face à certains grands questionnements. J'ai toujours été passionné par l'univers, j'ai toujours été passionné par l'infiniment grand.

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Et donc on parlait de ça un soir. Et tiens, j'ai un livre pour toi, tu vas voir, c'est un bouquin où il aborde vraiment des grandes questions, les questions que tu as l'air de te poser. Là, il a lu les formules à sa manière et il philosophe dessus. Et là il me sort la fin du tigre. Alors j'ai entendu parler de ce livre. Par contre, je vois que c'est Barjavel pour moi. Barjavel, je ne l'avais pas lu, mais je le connaissais comme l'auteur de référence de science fiction. Voilà, j'y crois. Bon allez, je vais, je vais jeter un oeil, je vais regarder quelques infos sur le livre et là je vois la fin du livre. D'ailleurs Barjavel qui écrit Je donnerai tous mes autres livres pour celui ci. Donc livre très peu connu de Barjavel, mais de son point de vue à lui de l'auteur, c'est son livre de référence. Et donc voilà, j'ouvre les premières pages et je me, je me plonge dedans. Et là, c'est un espèce de choc.

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Effectivement, Barjavel pose dès les premières pages du livre les grandes questions sur l'existence humaine, sur la magie du vivant. C'est absolument pas comme un professeur, comme un donneur de leçons, mais il partage son propre questionnement, son propre cheminement et je trouve qu'il se met, il a réussi vraiment la grande prouesse de se mettre à la hauteur de son lecteur et d'inviter le lecteur dans sa propre réflexion. Parce que La faim du Tigre, c'est vraiment un entremêlement d'une réflexion sur l'existence humaine. Réflexion très philosophique avec un style très poétique, très onirique et parsemé d'éléments scientifiques. Et pour moi, ça a marché évidemment encore plus rapidement je pense, parce que j'étais aussi dans un moment où, du fait de la disparition de Loic, je me posais des questions sur le sens de l'existence, l'existence humaine en général, la vie, la mort. J'étais en train d'approfondir ces grandes questions autour de l'univers, la place de l'homme dans le vivant, dans l'ensemble de l'univers visible, les questions qui sont absolument vertigineuses. Et là je vois un auteur qui sait me parler et qui sait, et dont le questionnement résonne en moi.

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J'avais l'impression que Barjavel me parlait et qu'il qu'il avait entendu et qu'il avait réussi à formuler de manière très juste, très fine, ces questionnements qui étaient en moi, qui était là, quelque part, tapi au fond, au fond de mes pensées. Alors il y a une thématique chère à Barjavel dans La faim du Tigre, c'est la célébration du miracle du vivant et à quel point finalement tout est absolument merveilleux et tout est miraculeux. Il faut juste savoir observer les choses avec un regard candide, un regard, un regard neuf et non pas avec la normalité avec laquelle on voit tout ce qu'il y a autour de nous. Il y a un passage notamment qui est saisissant, où il va décrypter, décomposer l'anatomie de l'oreille et tout le fonctionnement de l'appareil auditif, et comment un son va pouvoir, de manière instantanée, être interprété comme une information traitée par notre cerveau. Et ce passage là, il est, il est saisissant parce qu'il est assez précis d'un point de vue scientifique. On y apprend comment l'information passe du tympan au petit zoom qu'il y a dans l'oreille interne le marteau, l'enclume, la fonction de chacun des petits os, ou comment cette information est transformée en influx nerveux.

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Donc il faut vraiment se plonger dans les pages de ce livre parce que c'est c'est décrit de manière très simple, de manière très pertinente. Et puis quand on finit ce chapitre, on se dit, on se dit Waouh, c'est un miracle absolu ! Et comment l'évolution a pu amener à une telle finesse et à un tel prodige ? Et j'ai aimé la manière dont Barjavel m'a ouvert les yeux sur l'aspect miraculeux de tout ce qui nous paraît complètement normal. Rien que pour ça, La faim du Tigre est un livre qui mérite mérite d'être lu. Ce miracle et cette magie du vivant fait aussi écho à ma pratique : la plongée en apnée, où des mécanismes d'adaptation se mettent en place au niveau du corps humain. Par exemple, dès que je quitte la surface de manière totalement autonome, mon cœur va ralentir. On appelle ça le réflexe d'immersion pour pouvoir économiser le précieux oxygène qu'il y a sans que je m'en rende compte. Un dialogue entre le milieu extérieur, les récepteurs qu'il y a sur le visage qui envoient une information à mon cerveau comme quoi j'ai arrêté de respirer et le cerveau va envoyer un ordre au cœur, lui demandant de ralentir pour pouvoir économiser l'oxygène.

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Tout ça se fait de manière instantanée, complètement, indépendamment de ma volonté, et c'est le fruit d'une adaptation lente sur des millions d'années. Et ça, c'est absolument prodigieux. Et donc, j'ai la chance d'être spectateur de ce miracle du vivant, de ce miracle de l'adaptation. À chaque fois que je vais plonger. Et la plongée en apnée, c'est aussi un moyen de se réapproprier son corps. C'est un moyen de plonger à l'intérieur de son corps et de prendre le contrôle sans en avoir une grande conscience. Alors Barjavel dit que l'être humain est logé en lui même comme un passager incompétent. C'est vrai qu'il y a pas mal de pas mal de choses qui nous échappent. On digère par exemple notre repas de manière totalement inconsciente. Et c'est vrai que face à ce constat là, on est un peu impuissant. Mais il y a quand même des fonctions sur lesquelles on peut reprendre le contrôle et on peut mettre un peu de conscience. Donc moi, si on me demandait quel but, quel type de passagers je suis, je pense que je reste incompétent comme tous les humains.

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Mais je dirais que je travaille à reprendre un peu la main sur certaines choses et à mettre un peu de conscience là dedans. En tout cas, pour revenir à cette ce rapport au vivant et à la magie du vivant, Barjavel regrette que finalement, on est assez indifférent à cette magie du vivant qu'on ne s'extasie plus et je suis entièrement d'accord avec lui. Et en lisant ces quelques lignes qui traitent de la magie du vivant, j'ai moi même réalisé, pourtant quelqu'un qui suit, je suis quelqu'un de très extraverti et qui s'émerveille de pas grand chose. J'ai réalisé à quel point finalement, j'avais normalisé absolument tout. Parce que quand on est trop dans l'indifférence, on passe complètement à côté de l'existence. Il faudrait être capable de pouvoir se réveiller chaque matin avec un regard totalement vierge, comme un regard de nouveau né et être capable d'appréhender absolument tout de notre quotidien comme étant merveilleux et miraculeux. Souvent, je décris les grandes profondeurs comme m'offrant une expérience de l'infini. Parce que quand je suis suspendu à plus de 100 mètres de profondeur, que je ne vois pas le fond, je ne vois pas la surface, je ne vois pas les bords.

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Tout est bleu partout autour, il n'y a nulle part autre endroit sur terre où on peut expérimenter cette perception de l'infini. Très compliqué pour un esprit humain de percevoir l'infini, de dire on peut compter jusqu'à l'infini. C'est très dur, c'est très dur dans un esprit fini, dans un corps fini, de pouvoir se matérialiser l'infini. Et donc quand je plonge et que je vois ce bleu partout autour de moi, sans limite, ça me donne un petit, un petit soupçon. Et en ce sens, l'apnée parfois peut ce peut s'apparenter à une expérience spirituelle, voire même métaphysique qui peut rejoindre un peu la pensée de Barjavel dans La faim du Tigre.

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Donc ma fonction de plongeur, d'apnéiste, de réalisateur de films, d'écrivain, enfin j'en sais rien quels qualificatifs me donner ? J'ai envie d'amener les gens à se poser toutes ces questions là. J'ai envie d'amener les gens à aller dans l'eau. Voilà, c'est ma fonction. On vit sur une planète qui est recouverte à 70 % d'eau. J'ai envie que le plus de monde possible qui essaye, qui aille se reconnecter dans l'eau et découvrir ce que ça peut chambouler dans une existence autant que la lecture d'un livre comme La Faim du tigre de Barjavel.

Guillaume Nery

Alors récemment, j'ai je me suis lancée dans l'aventure de l'écriture et j'ai écrit un livre qui s'appelle Nature Aquatique. Forcément qu'il y a un peu de La faim du tigre qui transpire dans quelques quelques uns des questionnements que j'aborde moi aussi dans mon propre ouvrage. Évidemment, La faim du Tigre a influencé mon désir d'écrire. Quand j'ai vu le la puissance des mots, et que ça pouvait faire naître chez quelqu'un, et bien je me suis dit que peut être que toutes ces expériences, tous ces enseignements qu'ont pu m'apporter les plongées en grande profondeur, si je pouvais les partager aussi, et si je pouvais faire naître aussi à ma manière, un questionnement sur notre existence, notre place au sein du vivant et sur cette planète, Avec mes mots, avec ma propre vision, et bien je me devais de le faire, je me devais de le faire et donc je l'ai fait avec beaucoup de jeu, avec beaucoup de plaisir. Oh ben voilà, je crois que cet enregistrement va toucher à sa fin. Il est temps pour moi d'aller d'aller rejoindre le lit, je crois que je me suis jamais couchée aussi tard en Polynésie, mais j'ai voulu vraiment prendre le temps.

Guillaume Nery

J'ai voulu donner du temps à La faim du tigre et donc là je vais aller me coucher, non sans lire quelques lignes. Alors je vous souhaite, je l'espère, une bonne lecture de La faim du Tigre. J'espère que vous aurez eu envie de vous plonger dans ce livre et qu'il vous ravira autant qu'il m'a ravie.

Agathe Le Taillandier

Je suis Agathe Le Taillandier et vous venez d'écouter le Book Club avec l'apnéiste Guillaume Nery. Il vous conseille La Faim du Tigre de René Barjavel, disponible en poche. Camille Bourleaud a préparé l'interview. Bénédicte Gilles a monté cet épisode. Il a été mixé par Jean-Baptiste Aubonnet. Louise Hemmerlé est à l'édition et à la coordination du Book Club, accompagnée d'Elsa Berthault, A très vite !