Retranscription - Barbara Carlotti

Agathe Le Taillandier : c'est l'histoire d'une petite fille à la voix d'or, devenue chanteuse et actrice. Dans les années 70, la jeune femme joue dans les films du réalisateur Fassbinder, son mari pendant deux ans, mais son ami pour la vie. Et puis, elle rencontre Yves Saint-Laurent, il lui taille une robe sur mesure pour la scène et la voilà à Paris, star de cabaret. Cette icône du cinéma a tout de la muse, inspirant les hommes derrière la caméra, jusqu'à plus récemment, la plume d'un écrivain.

Elle devient alors l'héroïne du roman de sa propre vie, dans lequel sa voix résonne au milieu d'une galerie de personnages plus ou moins fantasmés. Mais la muse n'est pas objet. Elle crée ses rôles et participe ainsi à la grande aventure du cinéma d'auteur allemand d'après-guerre. Hantée par les fantômes du nazisme et par les cicatrices d'un conflit encore brûlant. Son nom, c'est Ingrid Caven et c'est elle qui est au cœur de ce nouvel épisode du Book Club.

La chanteuse Barbara Carlotti nous parle de son amour pour ce récit biographique et musical dont Ingrid Caven est le personnage principal, de son amour pour cette femme avec laquelle elle partage son métier. 

Je suis Agathe Le Taillandier. Bienvenue dans le Book Club. 

Générique 

Barbara Carlotti : je suis dans mon petit appartement parisien au quatrième étage. J'ai deux grandes fenêtres où je vois le soleil se lever le matin, et quand je tourne la tête, la grande perspective de la rue du Chemin-Vert jusqu'à la tour Montparnasse que je vois dans cette perspective. C'est un endroit assez ensoleillé. Autour de moi il y a mon piano, mon clavier, mes instruments, mon ordinateur et mes livres et ma grande bibliothèque, qui est tout autour de mon lit, où j'ai quatre grandes étagères qui encerclent totalement mon lit. Donc, je suis entourée de livres quand je me couche. 

Musique 

Et alors, je ne classe pas vraiment mes livres, c'est plutôt par catégorie. J'ai tout un étage avec les bandes dessinées. Je suis très amatrice de bandes dessinées donc j’ai les bandes dessinées de Christophe Blain avec qui j'ai travaillé sur le livre disque La fille. Et puis, j'ai aussi toutes les bandes dessinées de Charles Burns parce que je suis une grande fanatique de Charles Burns. Et puis, les Catel et Bocquet, qui ont fait beaucoup de biographies, de romans graphiques assez féministes, notamment Kiki de Montparnasse ou Olympe de Gouges. Ça fait partie des bandes dessinées que j'affectionne et que je garde. Et puis, évidemment, les deux grandes bandes dessinées, romans graphiques qui sont pour moi des œuvres majeures, c'est : Moi ce que j'aime, c'est les monstres d'Émil Ferris et dernièrement, le Vernon Subutex de Despentes qui est une grande œuvre.

Musique 

Dans cette bibliothèque, je classe un peu plus par affinité et thématique et donc il y a toute une partie sur les rêves puisque je me suis beaucoup intéressée au rêve.

Et puis après, j'ai aussi une catégorie Dandy. Alors dans ma catégorie Dandy, j’ai bien sur les œuvres complètes de Charles Baudelaire, mais aussi le Baudelaire de Théophile Gautier, le Baudelaire de Walter Benjamin, Le mythe du dandy de Carassus, Les plaisirs et les jours de Marcel Proust qui restaient dans cette catégorie dandy. Et puis ensuite, Huysmans A rebours, je crois que j’ai deux exemplaires de A rebours, ça m'arrive beaucoup de racheter des livres que j'ai déjà lu et que je pensais ne pas avoir lu.

Ma mémoire étant assez volatile. A côté de la catégorie Dandy, la beat generation.

Et puis après, j'ai de la science fiction. Voilà, donc cette espèce de mélange comme ça par affinité et thématique, qui se déploie dans ma bibliothèque, mais il y a aussi beaucoup de piles de livres, de poésie qui sont cachées derrière parce que j'ai plus la place de les mettre, puis j’en lis moins maintenant, mais Pierre Reverdy, Francis Ponge, Paul Éluard...

Là, j'ai commencé Clarice Lispector, il y a une pile sur ma table de nuit avec Camille Kouchner, La familia, grande, Le livre des répulsives, Clarice Lispector, Emily Dickinson... J'ai une bibliothèque comme ça, où il y a beaucoup de piles, de petits livres que je n'ai pas encore lu ou que j'ai lu par bribes.

Après, moi j'habite dans un grand studio et finalement, les livres sont là, autour de moi. Je ne pense pas du tout pour impressionner les gens qui viennent, mais plus comme des présences.

Musique 

J'ai un rapport charnel au livre dans le sens où ces livres-là, ils ont effectivement un poids, une taille, une forme, des images qui me plaisent et donc j'aime bien les regarder aussi au même titre que j'aime bien les lire. J'aime bien l'odeur des livres, j'aime bien la texture. J'aime bien les beaux livres, j'aime bien les papiers un peu élégants ou les couvertures un peu épaisses avec du tissu. Effectivement, l'objet pour moi est en tout cas assez important.

Parfois, j'ai l'impression d'avoir trop de livres chez moi et qu'il faudrait que je me débarrasse de tous ces objets et en même temps, je suis incapable de le faire.

Musique 

Alors, j'ai choisi Ingrid Caven, de Jean-Jacques Schuhl. C'est un roman qui est sorti à la fin de l'année 2000, qui est donc écrit par Jean-Jacques Schuhl, dont je connaissais déjà Rose Poussière, mais en fait, ce qui est fascinant avec Jean-Jacques Schuhl, c'est que quand il a écrit Ingrid Caven, il avait écrit que deux livres dans sa vie. Donc, il n'a jamais fait de carrière littéraire proprement dite et il a eu le prix Goncourt cette année-là.

Donc, il y avait quelque chose de fascinant aussi dans le personnage qui écrit quoi. Ingrid Caven, elle est fille d'un officier de l'armée allemande qui lui demanda d'interpréter des chants de Noël devant un parterre de soldats nazis, défigurée pendant son adolescence par ses terribles allergies, avant de devenir tour à tour la muse de Fassbinder, d'Yves Saint-Laurent, puis la star des podiums et des cabarets.

C'est une existence incroyablement romanesque. 

Ce qui est très troublant, c'est que quand j'ai quand j'ai lu ce livre, juste avant de le lire, de l'ouvrir, la nuit d'avant, j'ai rêvé. J'ai noté d'ailleurs ce rêve sur la première page du bouquin. J'ai noté : “il y a quelques jours avant de lire ce livre, juste avant de rendre visite à Ingrid Caven, Jean-Jacques Schuhl. J'ai rêvé d'une maladie de peau qui faisait des lésions sur les mains. Et pourtant, mes parents ne comprenaient pas mon mal très au sérieux. Ma peau se déchirait littéralement”. 

Et en fait, ce que raconte Jean-Jacques Schuhl dans le livre, c'est qu'Ingrid Caven va avoir une maladie de peau très handicapante à l'adolescence. Donc, j'étais sidérée en lisant le livre d'avoir eu ce rêve avant, comme si j'avais une sorte d'intuition ou de connivence secrète avec Ingrid Caven. Ça aussi, ça fait partie des mystères qui m'ont attachée à ce livre.

Musique 

C'est un livre très beau et très ciselé sur ce que c'est qu'être chanteuse et je pense que c'est aussi un des aspects du livre qui m'intéresse. Et en effet, la réalité est plus étrange que la fiction. Donc, en effet, je pense qu'on écrit des livres essentiellement pour endiguer cette étrangeté de la réalité ou pour la rendre plus merveilleuse encore ou pour simplement se l'expliquer. Je pense qu'il y a quelque chose comme ça dans l'acte d'écrire sur la vie d'une femme.

D'ailleurs, je pense que pour une Ingrid qui finit par en vouloir à Jean-Jacques Schuhl de la prendre comme modèle pour son livre, et je la comprends, ou de s'intéresser plus à sa vie romancée que la vraie Ingrid quoi, ça pourrait paraître réducteur. Ça pourrait fixer des choses qu'elle n'a pas envie de fixer. Je pense qu'effectivement, il y a une fluidité dans la vie qu'on n'a pas envie de réduire et de fixer et que pour la personne dont on parle, ça peut être un peu sclérosant. Mais elle, elle dit qu'il est en train de lui ôter la vie. Et c'est vrai qu'il y a quelque chose d'un peu troublant dans cette démarche. En tout cas, moi, je déteste l'idée de muse. Je pense que si les écrivains ont besoin d'une muse, ça ne va pas. Mais je ne pense pas que ce soit la position de Jean-Jacques Schuhl, au contraire. D'ailleurs, il met en scène ce qu'elle lui dit, je pense qu'il est plutôt dans l'action. En fait, il l'accompagne. Même, il questionne, je pense, son histoire de l'intérieur, mais il y a quelque chose où il en parle comme une œuvre d'art, pas comme d’un objet, mais comme d'une personnalité mouvante aussi. 

Je pense qu'il y a un lien très fort entre la littérature et la musique, bien sûr, et c'est, je pense, ce qui me plaît dans un livre, c'est quand on exprime autour de la musique ce qu'est la musique qui est pour moi, la forme la plus abstraite de l’art. C'est quelque chose qui me fascine, en effet, je pense, qui m'a attiré dans ce roman qui est aussi un roman qui n'est pas qu'un témoignage qui est justement, qui a une forme multiple. En fait, je crois que c'est aussi ça qui me plaît. 

Musique 

Et puis surtout, je crois que ce qui me passionne avec Jean-Jacques Schuhl, c'est qu'il a beaucoup d'humour et il fait beaucoup de jeux de mots et donc il y a un jeu de langage permanent en plus de l'histoire. Il y a des passages extrêmement savoureux de nous mettre en situation et qui nous font vivre, en fait, ce que vit Ingrid. Mais dans le moindre détail, il y a beaucoup de.., j’ai noté beaucoup de choses dans ce livre. Par exemple : Ingrid chante Marlène Dietrich ou Elvis. En fait, elle est capable de tout chanter, c'est aussi, c'est aussi ça qui la rend fascinante.

Musique 

Il y a beaucoup de sons dans ce livre, c'est un livre sonore, je pense. Et ce que j'aime dans le style de Jean-Jacques, c'est vraiment qu'il y a quelque chose de percussif, de saccadé. Il y a des flashs, des souvenirs.

C'est une écriture qui est assez hachée, qui est très ciselée et qui, je pense, met en scène la mécanique de la mémoire. Et c'est en ça que je trouve que c'est un livre très fort dans le style parce que si ce qui nous met en contact avec l'intériorité du narrateur et sa démarche et en même temps, tout ce que c'est que la mémoire, ce que c'est que d'écrire sur une vie et l'aspect fragmentaire de la mémoire. 

Il y a aussi quelque chose de très pop dans cette écriture, il met en scène beaucoup d'onomatopées. Et je pense que ça fait partie de la culture pop de Jean-Jacques Schuhl, mais c'est une culture pop extrêmement raffinée. Et dans l'humour, à un moment donné, je crois, mais j’ai pas le texte sous la main. Mais il dit que les vaches allemandes et les vaches françaises ne font pas le même son. Il écrit les sons. 

Il y avait déjà cette idée de l'onomatopée, qui est très pour moi liée à la culture pop ou au rock des années 50/60, qui est très musicale en soi. 

Donc ça se rapproche, il y a quelque chose qui se rapproche dans l'écriture de Jean-Jacques Schuhl des chansons. Je crois que c'est aussi ça qui me plaît, de l'idée de la chanson.

Musique

Et d'ailleurs, il intègre beaucoup de phrases de chants en allemand dans son livre et je pense que si la sonorité d'une langue est très importante pour se rendre compte, pour donner une atmosphère particulière aux choses, ça n'aurait pas de sens qu’il traduise les textes. Mais en effet, ça, ça nous donne des indices sur ce qu’est Ingrid au fond. En quoi cette langue a une sonorité particulière. Ingrid est à la fois française et allemande. 

C'est vrai que moi, dans mon album corse, par exemple, il y a des chansons en français que j'ai adapté, et il y a des chants de mon enfance que je n'ai pas adapté, comme la Ciucciarella, par exemple, qui est un très belle berceuse enfantine, mais que je n'aurais pas pu chanter en français. Ça n'aurait pas eu de sens, n'aurait pas eu, disons que les sensations liées à cette berceuse n'auraient pas pu me toucher ou toucher autant je pense, développer autant l'atmosphère de la Corse si ça avait été chanté en français. Par contre, il y a d'autres chansons, évidemment, où le texte, le sens du texte était important. Mais pour une berceuse, notamment, je pense qu'il y a quelque chose de l'ordre d'un attachement même qui n'est pas au mot, mais qui est simplement sonorité de la langue.

Et ce qu'on retrouve dans le livre d'Ingrid Caven, il y a vraiment ça. Ce ne sont pas les mots qui comptent, mais c'est la sonorité des mots. 

Générique fin

Agathe Le Taillandier : vous venez de lire l’épisode sur Barbara Carlotti qui, à son micro, répondait aux questions de la journaliste Oriane Olivier. Elle vous recommande Ingrid Caven, de Jean-Jacques Schuhl, publié aux éditions Gallimard, prix Goncourt en 2000. Barbara Carlotti est musicienne, autrice, compositrice et interprète. Son dernier album, Corse île d'amour, est sorti en 2020 chez Warner. 

Soukaïna Qabbal est à l'édition et à la coordination du Book Club. Florence Epandi a fait le montage de cet épisode et Jean-Baptiste Aubonnet a réalisé le mixage. 

Le Book Club est une création Louie Média, aussi rendue possible grâce à Maureen Willson, responsable éditoriale, Marion Girard, responsable de production, Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale, et Mélissa Bounoua, directrice des productions.