Retranscription - L'impatience est-elle le défaut de la jeunesse ?

Brune Bottero : A l’heure où je prépare ce lancement d’émotions à emporter, je vis dans une maison remplie de cartons. Car dans quelques semaines, nous déménageons, mon mari, nos trois enfants et moi, à 800 kilomètres plein sud. 

A un mois du jour J, chaque membre de la famille a une façon très personnelle de gérer l’attente. Mon mari répète plusieurs fois par jour « j’ai tellement hâte », « je voudrais déjà y être », voire « j’en peux plus d’attendre ». Mes enfants oscillent entre excitation et montées de stress, se posant mille questions sur notre future vie. Et moi, j’ai l’impression qu’il faut que je savoure ce dernier mois. Que je profite au maximum de tous les avantages de la vie parisienne et de mes amis qui vivent ici. Mais aussi, que je savoure cette attente, ces petits guilis dans le ventre de plaisir quand je pense à notre future maison, aux oiseaux qui vont chanter dans notre jardin, ou à comment nous allons décorer le salon.

Ce qui nous réunit tous les cinq, c’est l’impatience. 

Elle se manifeste sous des formes très différentes en fonction de nos caractères et je réalise que nous ne sommes pas tous égaux face à cette émotion. Si mon mari et moi réussissons (à peu près) à raisonner cette excitation, mes enfants, eux, sont parfois envahis par l’impatience, de façon positive ou négative, comme si elle les avalait tout entiers.

Dans cet épisode, la journaliste Julia Courtois questionne l’impatience.

Je suis Brune Bottero, bienvenue dans Émotions à emporter.

Musique de générique

Julia Courtois

Il y a cette phrase que mon entourage me répète souvent c'est : Prends ton temps. Quand on me le dit, j'ai l'impression qu'on me pointe du doigt et j'ai cette vilaine sensation d'être prise en flagrant délit de vitesse. Je ne m'en rends pas toujours compte, mais c'est vrai, je fais tout très vite. J'ai besoin que tout s'enchaîne, s'agite, que les décisions ne tardent pas. Et c'est le cas pour tout. En amour, dans le travail ou juste pour des courses avec ma sœur qui met une heure à choisir entre du poisson et des raviolis alors qu'on sait pertinemment qu'on va repartir avec les raviolis. Dans ces situations, je trépigne, je m'agace. Pour justifier mon incapacité à attendre, mon père me dit souvent que l'impatience est le défaut de la jeunesse. Cette phrase n'a pas diminué ma cadence et elle m'a surtout fait réagir. Pourquoi l'impatience serait-elle forcément un défaut? Et si elle en est un, pourquoi serait-elle le défaut de la jeunesse? J'ai donc interrogé Vincent Estellon, psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l'Université de Paris. Il est notamment spécialiste des questions de dépendance et de pathologie compulsive dont on peut retrouver certaines manifestations dans l'impatience. Quand je lui ai demandé par quoi se traduisait l'impatience? Quelles actions, quels comportements, il m'a donné une réponse qui a fait écho en moi.

Vincent Estellon

Je crois qu'il y a à la fois un caractère psychologique, c'est-à-dire qu'il y a une tension. Il y a une sorte d'anxiété et à la fois, il y a une sorte d'agitation motrice, c'est-à-dire que les impatients, d'une certaine manière, ils se trahissent. Leurs corps parlent pour eux. Ils gigotent leurs jambes. Il y a quand même quelque chose d'une décharge motrice que les patients peuvent contenir beaucoup mieux.

Julia Courtois

Ce qu'il décrit là, ça m'est arrivé des milliers de fois. D'ailleurs, la veille de l'interview avec lui, je n'ai pas pu m'empêcher de vouloir accélérer le temps pour me retrouver à l'instant T. Heureusement, Vincent Estellon est arrivé à l’heure, même un peu en avance. Sinon, j'aurais fait les cent pas et trouvé n'importe quelle activité à faire pour éviter cette attente.

Vincent Estellon

C'est quoi attendre? Est ce qu'on attend quelqu'un? Qu'est ce qu'on attend? Je crois que dans l'attente, on retrouve aussi l'idée que quand on attend quelque chose, on va retrouver une idée, peut être, de retrouver un objet qui va apaiser cet état, peut être de mal être, cette émotion ou ce sentiment de mal être lorsqu'on attend. Alors évidemment, ça peut se retrouver dans la clinique de la vie ordinaire. Comment on va avoir envie de couper la file d'attente, de couper la parole, de klaxonner au premier feu rouge parce qu' on n'en peut plus. On a l'impression que ces deux secondes d'attente vont nous ruiner la journée. L'impatience, c'est donc la difficulté de contenir et surtout d'accepter de tolérer la souffrance de l'attente.

Julia Courtois

Même si, dans la définition que me donne Vincent Estellon, ce qui ressort, c'est bien la souffrance des personnes impatientes. J'ai l'impression que la mauvaise connotation de l'impatience vient surtout du fait que les personnes qui en sont touchées causent, si ce n'est de la souffrance, du moins de l'inconfort chez les autres.

Vincent Estellon

C'est là le paradoxe. C'est qu'on se rend compte que les impatients, sans le savoir, ils brutalisent aussi parfois quelque chose du rythme. On le voit par exemple si on est tout tranquillement sa voiture et qu'il y a quelqu'un qui commence à klaxonner comme un fou à nous insulter. Ou même quand on est dans un musée, quand on fait la queue depuis une heure et qu'il y a quelqu'un qui nous passe devant. Bon, c'est quelque chose qui n'est pas agréable. On sait très bien que ce n'est pas agréable quand on est enfant et qu'on nous dit dépêche toi fais tes lacets, etc. Voilà un enfant qui apprend à aller aux toilettes tout d'un coup. Il faut faire ça vite. Ça peut être très brutalisant.

Julia Courtois

Je pense à toutes ces fois où je presse le pas des autres. Ou lors d'une simple balade avec ma mère. J'avance tellement vite qu'on dirait que je vais rater mon train. Au début, elle ne dit rien, mais n'en peut plus. Puis elle me tire le bras, souffle et me demande de ralentir. Dans ces moments là, je sens

bien que je l'épuise .Difficile, à ce stade, d'imaginer l'impatience autrement que comme un défaut. Mais pourquoi ce défaut serait-il plus associé à la jeunesse qu'à d'autres âges ?

Vincent Estellon

Oui, la patience est souvent rabattue du côté de la sagesse. Cette crise que nous traversons par rapport aux causes vide nous laisse dans la sidération et je me suis rendu compte que souvent, les personnes qui étaient plus âgées et lorsque je leur disais mon découragement ou le fait que je me sentais complètement assommé et que je perdais le sens etc relativisaient beaucoup plus facilement en disant "il faut être patient", "ce n'est qu'une question de temps".

Vincent Estellon

Plus on vieillit et plus on endure. L'âge que l'on prend chaque année. Plus on engrange quelque chose du principe de la réalité. La psychanalyse a souvent opposé principe de plaisir et principe de la réalité. Dans le principe de plaisir, en fait, l'idée, c'est d'obtenir la satisfaction, pourquoi pas immédiate à ses pulsions. Et puis, il y a le principe de réalité qui souvent s'oppose. C'est à dire ce n'est pas parce que j'ai envie d'avoir une aventure sexuelle avec une personne qui se trouve en face de moi dans la rue, que la réalité va me permettre cela. Plus on vieillit, plus ce principe de réalité, c'est à dire que plus on s'est pris aussi peut être des retours, des baffes, des retours de la réalité qui nous ont déçu. Parce que dans la jeunesse, c'est vrai qu'on n'a pas envie d'attendre.

Julia Courtois

Albert Camus dit d'ailleurs à ce sujet "Les jeunes ne savent pas que l'expérience est une défaite et qu'il faut tout perdre pour savoir un peu". Cette phrase me terrorise. Je comprends que j'ai encore tout un tas de murs à me prendre en pleine face, donc autant ne pas trop les anticiper. Mais même si je réagis comme ça, je pense à toutes ces personnes de mon entourage qui, malgré les années et les revers de la vie, sont toujours aussi impatientes.

Vincent Estellon

Alors, même si peut-être, la jeunesse est plus impatiente. Je ne crois pas que l'impatience soit forcément le défaut de la jeunesse. On l'a vu, il y a des adultes très impatients. Il y a des vieillards très impatients de mourir. Il y a des adolescents qui ont une patience très, très énigmatique. Donc, je crois que c'est beaucoup plus nuancé justement, plutôt que de dire ça serait que les jeunes.

Julia Courtois

D'après Vincent Estellon. On peut considérer l'impatience comme un trait de caractère à part entière qui traverse les âges et qui n'est pas seulement lié à la jeunesse. Selon lui, il n'y a pas de réponse exacte à pourquoi j'ai développé ce trait de caractère. Parce que l'impatience n'est pas un objet d'étude à proprement parler. Elle est un sentiment à la croisée de beaucoup d'autres. On peut déceler en elle de la frustration, de l'insatisfaction, de la colère, du désir. Toutefois, Vincent Estellon dresse une hypothèse au sujet des racines qui feraient naître cette impatience.

Vincent Estellon

Peut-être moi, j'ai l'impression que chez certains enfants impatients, parfois, on a été impatients avec eux. Et parfois, il y a une reproduction sans le savoir dans le traumatisme qu'ils ont subi. On le voit un enfant qui doit faire ses lacets. On le presse. Et finalement, il apprend à faire ses lacets. Il apprend à intérioriser cette brutalisation en lui et cette brutalisation qui venait de l'extérieur de l'environnement des parents, et bien finalement, il se l'approprie. Se l'approprie, ça devient la sienne.

Julia Courtois

L'impatience peut donc être un trait de personnalité qu'on aurait intégré et qui ne disparaîtra pas au fil des années. D'ailleurs, peu importe l'âge, l'impatience amène le même genre de besoins et surtout de comportements. Voici l'une des caractéristiques qui, selon Vincent Estellon, pourrait relier les impatients.

Vincent Estellon

Moi, je crois que tu l'impatient souvent s'articule à l'excès. Il faut beaucoup. Il faut une charge de sensations. D'ailleurs, on le voit à la recherche d'accélération. Il faut que le cœur batte, c'est à dire qu'on a l'impression que sinon, c'est la mort. Si on attend, c'est la mort. D'ailleurs, l'attente, on peut aussi le signifier comme étant un temps mort. C'est un, c'est un temps où on a rien à faire donc il faut faire. Il faut se sentir impliqué dans la vie. Ou alors il faut éprouver des sensations fortes, justement fortes, des sensations faibles et donc risquer le risque. Risquer l'overdose. C'est aussi parfois risquer sa vie, miser quelque chose de sa vie. Même si on met en gage quelque chose de son corps pour accéder à la sensation de vivre intensément.

Julia Courtois

Un besoin d'intensité exacerbée par les nouvelles technologies et les réseaux sociaux.

Vincent Estellon

On l'a vu avec le président Trump. Bon, alors, ça donne pas une image très valorisée de l'impatience, mais quand même. Voilà un président qui, en un tweet, va défaire toute la tradition séculaire du jeu des ambassades, de la diplomatie. Donc, on voit bien aussi que la société néolibérale productiviste gestionnaire actuelle, elle, pousse à une réactivité permanente sur tous les plans, c'est à dire l'idée que faire bien, c'est aussi d'abord faire vite, mais aussi, bien évidemment, faire sensation. On voit que cette société actuelle favorise au premier plan pas tant le chemin accompli pour parvenir au résultat, mais surtout la durée pour obtenir le résultat le premier.

Julia Courtois

Un sondage pour la banque en ligne N.G. Direct, paru en 2018 sur les Français et l'attente, dresse ce constat : 82 pour cent des personnes interrogées se disent plus impatientes aujourd'hui qu'elles ne l'étaient auparavant. Parmi les causes de cette impatience grandissante, on retrouve principalement la performance économique et le besoin de stimulation. On apprendrait à être impatient dès notre enfance et la société nous encouragerait à l'être, donc, difficile d'imaginer qu'on puisse s'en débarrasser. Si ce n'est pas le cas, je me demande quelle solution existe pour qu'une impatience ne soit pas trop pesante.

Vincent Estellon

Moi, je crois que le fait de pouvoir être impatient de temps en temps et puis de pouvoir user de la patience dans d'autres situations. C'est ça aussi la sagesse, parce que je crois qu'il y a aussi des situations qui ne méritent pas la patience. Donc c'est vrai que c'est peut être plus difficile quand on est jeune, de faire la part des choses entre une impatience juste et une impatience plus futile. Peut-être parce que, justement, on est beaucoup plus centré sur soi-même.

Julia Courtois

Faire la part des choses, choisir ses impatiences dans l'amour, dans le travail, par exemple. Toute l'idée résiderait finalement ici choisir les batailles qui sont un moteur, celles qui valent le coup. Pour éviter celles qui nous épuisent, qui nous rendent irritables et bornés. Parce que même si l'impatience peut être un poids, elle est souvent un élan qui nous pousse au changement.

Vincent Estellon

C'est une vertu parce que ces agitateurs, ça secoue le cocotier quand tout le monde s'ennuie. Un défaut parce que parfois, c'est un peu trop bruyant quand on a envie d'être tranquille. Donc je pense qu'il y a des qualités aussi dans cette impatience le fait peut-être d'une personnalité peut être un peu plus authentique, spontanée, une sorte de fraîcheur comme ça, de dire ce qu'on pense sans trop de calculs. C'est ça aussi, peut-être aussi le bénéfice de l'impatience, c'est parfois aussi l'imprévu. Il donne un peu plus d'animation s'il n'y avait que des gens patients. Peut être qu'on s'ennuierait beaucoup plus.

Julia Courtois

L'impatience serait donc en effet un défaut de la jeunesse, mais peut être qu'elle serait aussi l'une de ces vertus. L'année dernière, j'ai été programmatrice dans une chaîne télé d'information en continu. À ce moment-là, je dois trouver une dizaine d'invités par jour pour chaque JT de l'après-midi. J'arrive le matin. Il faut que tous les invités soient calés dès 14 heures. Ça me laisse à peine quelques heures pour tout programmer. Ce court laps de temps que j'ai pour passer mes appels, mais infiniment familier. En fait, ce rythme peut paraître effréné et pourtant, c'est le mien et je m'y sens bien. Je comprends donc qu'il est possible de trouver une utilité à cette impatience et que sous certains aspects, dans le travail notamment, elle est une forme d'énergie dont on a souvent besoin.

Musique de générique

Vous venez d’écouter Émotions à emporter.

Cet épisode a été tourné, écrit et monté par Julia Courtois. Jean-Baptiste Aubonnet s’est occupé de la réalisation du mix. Nicolas De Gélis a composé la musique du générique

Maud Benakcha est la chargée de production d’Émotions.

Émotions est un podcast de Louie Média également rendu possible grâce à Maureen Wilson responsable éditoriale, Marion Girard responsable de production, Mélissa Bounoua directrice des productions et Charlotte Pudlowski directrice éditoriale. 

A bientôt !

Musique de fin