Retranscription - Les cinq sens (4/5) : s'abandonner dans le corps de l'autre

Brune Bottero : chaque semaine, nous pénétrons dans la jungle des émotions. Nous pensons, nous décortiquons, nous analysons... mais surtout nous ressentons ! Et comme tout ce qui nous traverse passe par notre cerveau mais aussi par notre corps, dans cette mini-série, nous allons voyager au cœur de nos cinq sens et de nos émotions.

Dans ce quatrième épisode, nous nous demandons en quoi le toucher est essentiel dans nos rapports humains et émotionnels.

Quand j’étais enfant, parfois, avant de m’endormir, je m’imaginais enveloppée dans les bras d’une sorte de doudou gigantesque. Une espèce d’ours, ou de Totoro, ce grand personnage imaginé par Hayao Miyazaki, très doux, immense, qui m’engloutissait de sa tendresse, et me donnait un sentiment de sécurité et d’apaisement. 

Je n’ai jamais trop questionné ces rêves éveillés, mais aujourd’hui quand j’y repense, j’ai la sensation presque réelle de ce contact physique, pourtant imaginé, et du sentiment de sérénité que j’éprouvais.

Parmi les cinq sens, j’ai l’impression que celui du toucher nous questionne en général assez peu, pourtant, le toucher est activé en permanence. Il y a les objets qu’on touche, qu’on manipule au quotidien. L’anse de notre tasse de café préférée qui s’imbrique parfaitement avec nos doigts le matin. Notre façon de nous démêler une mêche de cheveux du bout des doigts. La gêne fugace lorsqu’on frôle la main de quelqu’un qu’on ne connaît pas, et le plaisir qu’on a à caresser la joue d’un être aimé.

Ce sens, qui est si présent dans nos vies, a-t-il un lien direct avec notre bien-être ? Peut-on souffrir de n’être pas touché.e ? De ne pas pouvoir toucher ? Et que se passe-t-il lorsque, comme nous le vivons aujourd’hui avec le covid 19, nous sommes partiellement privés de ce sens ? 

Je suis Brune Bottero, bienvenue dans Émotions.

Générique 

Pour comprendre les liens entre la dimension émotionnelle et la fonction vitale du toucher, je suis allée rencontrer Bernard Andrieu sur son lieu de travail. Bernard Andrieu est philosophe, spécialiste du corps et du toucher. Il anime à l’Université de Paris Descartes, un laboratoire autour du sport et des pratiques corporelles.

Bernard Andrieu : comme le dit Merleau-Ponty, l'expérience du toucher, c'est une expérience double.

Brune : Maurice Merleau-Ponty est un philosophe du début du 20ème siècle.

Bernard Andrieu : c'est-à-dire une expérience dans laquelle je vais toucher un objet, mais en touchant un objet, je suis aussi touché par cet objet. C'est à dire que l'idée, c'est que c'est un sens qui est réversible, il y a une réversibilité.

Brune : qu'est ce qui vous a amené, en quelques mots, à travailler sur le toucher particulièrement, et sur le corps ?

Bernard Andrieu : de point de vue biographique, ça vient du fait que je suis prématuré et que j'ai vécu une situation de non-toucher à la naissance puisque dans les années 60, on était séparé du corps de la mère, et donc ça m'a beaucoup interrogé. Et donc, je me suis intéressé à la question : qu'est ce qui se passait pour un enfant à partir du moment où il n'était pas touché à la naissance ? Est ce que ça allait altérer sa relation aux autres, au monde et aussi la confiance qu'il pouvait avoir dans sa propre expérience.

Et puis d'un point de vue intellectuel, surtout, comme je le montre dans le livre sur le toucher, je me suis beaucoup intéressé aux théories de Winnicott ou aux théories de Harlow sur l'idée que, finalement, la question de comment je porte l'enfant, comment je suis porté, comment je suis touché par le corps de la mère ou par le corps du père, fait que, finalement, il y a une difficulté à la fois physique, mais aussi affective, relationnelle, qui fait que la situation de manque de contact, de privation sensorielle est une situation très problématique puisqu'on ne peut pas simplement élever un enfant de manière visuelle. Pour l'éduquer il faut aussi qu'il puisse y avoir des interactions ludiques avec des objets, avec son monde environnant, et le fait qu'il puisse toucher, qu'il puisse être à la fois dans une expérience de contact et de relation.

Brune : Bernard Andrieu me confirme que ces interactions physiques entre l’enfant et le parent ne sont pas seulement utiles, elles sont vitales.

Bernard Andrieu : une dimension très importante qui a été démontrée par Harlow, puisque Harlow a travaillé sur des singes qu'il a privés finalement de toucher avec la mère et qu'il a remplacé le contact avec la mère, soit avec un poupon de tissu, soit avec une poupée en fil de fer. Et en fait une donnée que montre Harlow, c'est que le toucher est aussi une dimension calorifique. La chaleur fait que, bien évidemment, lorsque je me mets contre quelqu'un pour ressentir bien évidemment un mouvement de contact, d'empathie, ce que je vais rechercher aussi, c'est la chaleur du contact avec l'autre. Et que donc, si j'étais avec des contacts simplement froids et rigides, en tout cas, je perdrais petit à petit et ça a un impact physique très important, c'est que ces singes qui étaient déprivés et finalement sensoriellement, qui étaient avec des contacts froids, rigides et bien, avaient un plus mauvais développement que ceux qui avaient un contact avec le poupon dans lequel la chaleur de leur corps pouvait, dans l'expérience du touchant-touché, avoir une réversibilité et donc aussi ressentir quelque chose de ce contact. Donc, la chaleur est aussi importante, finalement, que l'expérience même du contact.

Brune : Harry Harlow est un psychologue américain du début du 20e siècle qui a réalisé les expériences de privation maternelle sur des singes. Ses méthodes ont depuis été condamnées par les défenseurs de la cause animale.

Harlow fait partie, avec notamment Donald Winnicott, célèbre pédiatre et psychanalyste, des chercheurs qui ont pensé la théorie de l’attachement. Cette théorie part du principe que l’être humain est la seule espèce à naître sans défense, et sans aucune capacité à grandir de façon autonome. Le rôle des parents, donc, ou de l’adulte qui s’en occupe, va être d’aider le bébé à se développer socialement et émotionnellement. Pour ce bon développement, l’attachement de l’adulte donneur de soin à l’enfant est indispensable. De cet attachement dépend, en quelque sorte, la survie de l’humanité.

Mais qu’est-ce qui se joue, précisément, lorsqu’on touche quelqu’un ? Comment l’émotion, positive ou négative, naît-elle du contact physique entre les humains ?

Bernard Andrieu : l'émotion, c'est ce qui va produire une activation. Lorsque je suis touché, il y a des parties en moi qui sont activées. D'une dimension physique, déjà, il y a la manière dont je suis touché, d'où le fait que le toucher peut être réfractant, on le voit dans l'inceste, dans le viol, dans la violence, etc. Ça veut dire que là, il va y avoir un impact physique, une trace physique qui peut être une trace mnésique. Et bien évidemment, il va y avoir une sorte de rémanence. Qu'est ce que c'est que la rémanence ? C'est que le souvenir de ce toucher va rester impacté comme quelque chose, comme étant une catégorie sensorielle à partir de laquelle je vais juger de tous les autres touchers. Donc, bien évidemment, la manière dont j'ai été touché ou la manière dont j'ai touché va me servir de cartographie pour pouvoir justement évaluer la manière dont les autres me touchent et la manière dont je vais moi-même toucher les gens.

Donc, il y a une activation, première dimension et il y a aussi une résonance. C'est-à-dire que je ne sais pas lorsque je vous touche là, je ne sais pas ce que je produis en vous. 

Donc, le toucher est une expérience paradoxale puisque je touche autrui, je produis des émotions en lui, mais je suis incapable d'évaluer pour moi même, sauf par empathie, finalement, l'impact de ce toucher.

C'est pour ça que le toucher c'est un don, c'est un don. Je donne quelque chose à quelqu'un. Quand je touche quelqu'un, je lui donne quelque chose dont je ne connais pas l'effet. Ce qui est paradoxal, puisque dans la parole, je peux échanger, je peux communiquer, on peut discuter. Dans le toucher, de quoi on pourrait discuter ?

Brune : qu’est-ce qu’il se passerait si on nous retirait cette possibilité de don, de toucher ?

Bernard Andrieu : c'est -à -dire qu'on le voit aujourd'hui dans les EPHAD, l'absence de contact physique avec des personnes âgées derrière des vitres, sans véritablement un contact chaleureux, sans échange, fait qu'il y a une carence.

Il y a une carence physiologique qui fait que le déclenchement notamment des hormones du plaisir comme la dopamine, etc. Fait que, bien évidemment, on ne va pas pouvoir ressentir de l'intérieur le contact d'autrui. Et donc ça nuit véritablement à la fois à la construction de la socialisation chez l'enfant, mais aussi au maintien de cette socialisation. C'est à dire qu'aujourd'hui, les gens sont de plus en plus isolés derrière des écrans et l'écran ne suffit pas pour avoir une relation humaine. Il faut aujourd'hui revenir au contact, au toucher, avec toutes les précautions qu'il faut, bien évidemment, par un temps de Covid, mais pour autant, le besoin d'être en contact physique avec les gens fait qu'il y a un langage corporel, c'est ce que j'ai essayé d'expliquer, justement, dans "sentir son corps vivant", le toucher ça me permet de sentir que j'ai un corps vivant et pas simplement un corps virtuel.

Brune: il y a la dimension physique, physiologique, mais la dimension émotionnelle est elle aussi énormément touchée.

Bernard Andrieu : la dimension émotionnelle est importante puisque l'émotion c'est pas simplement la jouissance sexuelle. Ce n'est pas simplement quelque chose qui serait de l'ordre du plaisir organique. L'émotion, c'est aussi le fait que je vais me construire au fur à mesure de mes expériences tactiles avec les autres une échelle esthésiologique qui fait que je vais lier tel toucher à telle émotion.

Brune : quand vous faites ce parallèle entre une émotion et un toucher, ça me fait penser tout de suite au rapport au petit bébé ou au rapport de manque. Moi, c'est très personnel, ma fille a trois ans maintenant, mais quand elle était plus petite et que j'étais séparée d'elle un petit moment, j'avais le manque de son poids dans les bras. Et les personnes qui nous manquent, les personnes disparues, ou qu'on ne voit plus, ce qui manque en général, c'est l'étreinte, cette sensation-là... Je ne sais pas si c'est pareil pour tout le monde, mais est ce qu'il y a quelque chose d'assez universel dans ce manque-là, dans ce qu'on met de l'amour des autres, dans ce manque physique ?

Bernard Andrieu : il faut se rappeler que le corps est une dimension physique. Donc il y a la gravité, il y a l'étreinte, et il y a la question de l'abandon, qu'on appelle l'abandon corporel dans les bras de l'autre.

D'habitude on est dans le contrôle, c'est-à-dire on va contrôler la totalité du contact. Tandis que dans l'abandon, tout le poids du corps va être porté sur le corps de la mère, par exemple, ou sur le corps du partenaire, et notamment, on le voit dans les situations d'endormissement où les gens vont se coller les uns contre les autres pour vraiment abandonner, s'abandonner dans le corps de l'autre. C'est le moment, justement, où le corps peut avoir un toucher de toutes les parties, parce que le toucher, c'est pas simplement la main, c'est aussi toutes les parties du corps, et donc  se mettre sur l'autre, s'abandonner physiquement sur l'autre, dans une expérience gravitaire, c'est fondamental puisque c'est ce poids, justement, qui va donner de la surface, du volume et aussi qui va apporter une sorte de d'information. C'est comme si on créait une sorte de courbe interne par le poids de l'autre. Il y a une sorte d'empreinte sensorielle qui va rester. Et donc, c'est cette empreinte sensorielle dont nous souffrons justement dans la dimension du manque tactile.

Brune : est ce que vous avez des théories sur ce que ça peut provoquer sur notre santé mentale, à long terme, ce manque là ?

Bernard Andrieu : de toute façon, les psychiatres ont commencé à l'évaluer, c'est-à-dire que ça crée une dépression. Dépression, c'est à dire l'absence précisément de pressions sensorielles par les autres, donc l'impossibilité d'exercer un contact physique avec les autres fait que je vais perdre finalement petit à petit la possibilité de pouvoir, notamment dans la familiarité gestuelle, parce que le toucher c'est aussi beaucoup la familiarité, le contact, le fait de pressentir, de ressentir, d'être proche finalement de quelqu'un par des effleurement, par une présence. La notion de présence corporelle aussi a tendance à disparaître parce qu'on va maintenir une distance, comme disait, j'ai perdu le nom du sociologue, excusez moi, ça va revenir. Édouard Hall, finalement, il y avait une capacité à pouvoir mesurer cette distance. On sait que dans une licence très proche, on va ressentir précisément cette proximité de manière quasi tactile. On n'a pas forcément besoin d'être... C'est ce qu'on appelle l'intimité.

Finalement, entre nous là, on a une distance relativement sociale, donc nous ne sommes pas intimes. Mais par contre, nous reconnaissons l'intimité à partir du moment où il y a un seuil de proximité qui est très, très proche, qui fait que là, il y a une communication. Et ça, c'est ça la conséquence première, c'est que finalement, à partir du moment où il n'y a plus cette possibilité d'être très proche, il n'y a plus de langage corporel autre que visuel. Or, justement, dans l'expérience de l'espace tactile y a l'expérience du toucher, il y a aussi l'expérience du contact, de la proximité, de la familiarité et qui sont des dimensions rassurantes, sécurisantes et qui apportent du bien être.

Savoir que l'autre est là, qu'il est proche de moi, ben ça me maintient dans une sorte de cercle de socialité qui a tendance à disparaître aujourd'hui.

Brune : et qu'est ce que vous recommandez alors pour ces gens seuls qui n'ont plus cette dimension du toucher ? Est ce qu'il y a des solutions possibles?

Bernard Andrieu : il y a beaucoup de gens qui cherchent des substituts. Des animaux... Beaucoup de gens qui discutent avec leurs animaux, qui caressent ces animaux. Des gens qui vont discuter avec des robots ou des gens qui vont discuter avec des fétiches, avec des poupées en plastique, etc. On voit des choses... Les gens ont besoin de restaurer ce contact, et donc ils vont développer soit de l'auto-toucher, recentrer sur soi par l'auto-massage, par tout un tas d'activités, on va dire de dates d'activation interne. Soit, bien évidemment, des substituts, mais qui ne remplaceront jamais l'expérience corporelle, parce que la différence, c'est que quand je touche la peau de l'autre, finalement, je suis dans une expérience à la fois touchant -toucher et je vais ressentir la chaleur, le contact. Je sais que je donne aussi de l'émotion à quelqu'un. Que quand je caresse mon robot D2R2, je veux dire il est très content, il fait "broulouloulou", mais malheureusement, c'est un programme.

En tout cas, le problème, c'est d'arriver à penser peut être que dans cette période de covid, le toucher, c'est pas simplement le fait de toucher physiquement les gens, c'est aussi être en contact.

Et donc, peut-être qu'on peut retravailler cette question de la distance qui est en faisant une différence entre la distanciation sociale et la distanciation physique.

Donc, il faut peut être revaloriser le toucher, pas simplement comme une expérience de contact physique, mais aussi comme un espace tactile dans lequel, finalement, il y a du langage corporel, il y a de la communication, il y a des gestes d'accompagnement, parce que ressentir l'autre en présence, c'est aussi développer l'empathie, c'est aussi développer des émotions internes, et ressentir finalement une présence. La présence de l'autre, c'est une présence, finalement, qui est très importante aussi dans l'expérience du contact.

Générique

Brune : nous nous construisons avec le toucher. Être touché et toucher l’autre est indispensable à notre développement physique, psychologique et émotionnel. Pour autant, lorsque les circonstances ne le permettent pas, il reste la présence. Cette présence de l’autre, plus ou moins lointaine, plus ou moins forte, mais ô combien nécessaire à notre bien-être. Cette présence est essentielle, même si elle est imaginaire, comme le Totoro de mes rêves d’enfants.

Vous venez d’écouter Émotions, un podcast de Louie Media.
Pour cet épisode, j’ai interviewé Bernard Andrieu, philosophe et professeur à l’Université de Paris. Il a écrit de nombreux ouvrages dont Sentir son corps vivant, et Toucher : se soigner par le corps.

Dans le prochain épisode de la mini-série, nous évoquerons le goût, et la naissance de l’émotion dans l’expérience gustative.

Maud Benakcha est la chargée de production d'Émotions .Cet épisode a été réalisé par Marine Quéméré, mixé par Jean-Baptiste Aubonnet qui a également fait la prise de son et Nicolas de Gélis a composé le générique d’Émotions. La composition musicale a été créée par Marine Quéméré et Nicolas Vair.

Ce podcast est également rendu possible grâce à Maureen Wilson, responsable éditoriale, Marion Girard responsable de production, Mélissa Bounoua directrice des productions et Charlotte Pudlowski, directrice éditoriale. 

Émotions, c’est un lundi sur deux, là où vous aimez écouter vos podcasts : Apple Podcast, Google Podcast, Soundcloud ou Spotify. 

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Si le rapport entre toucher et développement de l’enfant vous intéresse, je vous conseille d’écouter ou de réécouter le très bel épisode d'Émotions sur la tendresse, réalisé par Paloma Soria Brown.

Et puis, il y a aussi tous nos autres podcasts : Travail (en cours), Passages, Injustices, Fracas, Une Autre Histoire, ENTRE ou Le Book Club.