Retranscription - Se faire entendre quand on est sourd

Tarek - C'est pas juste. Je savais ça, mais j'avais du mal avec le français écrit pour communiquer. Ce n'était pas facile pour moi. Elle, elle était entendante et donc je lui demandais de passer des coups de fil pour moi, un minimum parce que je n'avais pas d'autre solution. Est-ce que j'avais d'autres choix ? Le problème, c'est que moi, je suis sourd. Enfin, le français, c'est pas ma langue. La communication dans ce pays, c'est pas facile. Alors voilà, on me critiquait par rapport à ça, mais...

Charlotte Pudlowski - Il y a quelques mois, la journaliste Jeanne-Marie Desnos, avec qui nous travaillons depuis longtemps chez Louie, nous a proposé d'interviewer Marina, Suzanne et Tarek. Marina est la fille de Suzanne et Tarek et depuis qu'elle est toute petite, elle leur sert de voix parce qu'ils sont sourds alors qu'elle est entendante. Elle interprète pour eux tout ce qu'ils ne peuvent pas entendre. Dans Passages, notre nouveau podcast d'histoires vraies, vous pourrez entendre l'histoire de Marina, Tarek et Suzanne, qui racontent ce que c'est d'être une famille où l'enfant doit être l'aidant pour ses parents. Ici, nous vous proposons d'entendre seulement les voix de Tarek, interprété par Igor Casas, et Suzanne, interprétée par Silvia Babin. Ils sont au micro de Jeanne-Marie Desnos. Je suis Charlotte Pudlowski. Vous écoutez Fracas.

Générique

Tarek - Moi, je viens d'Irak, je suis d'origine irakienne, toute ma famille vit en Irak, Bon,  il y avait des problèmes en Irak. Moi, je me sentais discriminé en tant que personne sourde. J'étais surprotégé et donc quand je suis devenue adulte, je me suis dit : "Non. Il faut que je prenne mon indépendance et j'ai dit que j'avais besoin de quitter l'Irak, de partir en voyage. Ma famille, m'a dit : "Mais non, mais t'es sourd, tu peux pas. C'est trop dangereux pour toi, comment tu vas communiquer ?" Je dis : "Mais ce n'est pas grave, c'est pas grave." Et j'ai rencontré, enfin j'ai demandé à un ami sourd de m'accompagner. On a été en Bulgarie, en Turquie, en Hongrie, en Autriche, en Allemagne et on a fait tous ces pays-là jusqu'à ce que j'arrive en France. On était ensemble avec mon ami. Lui, il sentait que sa vie, elle était en Irak et il est retourné là-bas. Moi, je suis resté en France. Je me suis dit : "C'est mieux ici". J'ai dit que je ne voulais pas continuer à être discriminé en Irak. Et donc voilà, lui est reparti. Moi, je suis resté tout seul ici.

Je dormais à l'hôtel, tout seul. Je ne trouvais pas de travail et donc je me suis décidé à aller au Foyer des sourds pour rencontrer des sourds, échanger avec eux. Et puis je racontais à un ami que j'avais du mal à trouver du travail et lui m'a proposé de me donner un coup de main pour trouver un travail en tant que couturier. Il connaissait un endroit, c'était une entreprise privée, une petite entreprise, et j'ai demandé au patron s'il était possible d'intégrer l’entreprise pour travailler. Et donc, il m'a mis à l'essai. Et puis, comme ça s'est plutôt bien passé, il m'a embauché. Et puis, dans cette même entreprise, j'allais au Foyer des sourds. Je bavardais avec des amis sourds. Moi à ce moment-là, je signais pas vraiment en langue des signes française. Donc j'essayais de comprendre la langue des signes française puisque ce n'est pas la même langue que chez moi et petit à petit, je m'y suis fait. Par contre, le français, c'était plus difficile. Mais la langue des signes française, je pouvais l'apprendre. Le français, c'était plus difficile, et donc on parlait un peu de comment se passait la vie ici, en France, et puis je retournais au travail. Et une fois, il y a une femme, une amie, qui est venue à mon travail. Elle était sourde comme moi. Et elle venait d'Espagne. Et donc, elle a été embauchée dans la même entreprise que pour moi. Elle était aussi compétente que moi en couture. On ne travaillait pas sur le même poste. Au bout d'un mois, elle sentait que ça n'allait pas. Donc, elle a abandonné. Elle est partie. Moi, j'étais un peu désolée parce que du coup, je me retrouvais seul sourd dans cette entreprise. Tous mes collègues étaient entendants, ce n'était pas facile. Donc moi, je passais toute la journée, c'était un travail fastidieux et rébarbatif, mais il fallait bien que j'aie un travail pour pouvoir payer les factures pour pouvoir vivre.

Et puis, je continue à aller au Foyer des sourds, à rencontrer des sourds. Et puis, elle a trouvé, cette femme Espagnole, un travail, et elle est partie ailleurs. Et donc moi, j'allais dans ce foyer où j'avais l'habitude d'aller. Et puis, j'ai proposé à cette amie Espagnole de venir au foyer et cette amie Espagnole a proposé à Suzanne de l'accompagner au foyer.

Suzanne - Donc, la première fois que j'ai rencontré Tarek, c'était au foyer à Pyramides, à côté d'Opéra, et c'est là-bas qu'on s'est rencontré. On a fait connaissance et il m'a dit qu'il venait d'Irak. Et puis, il y avait plein de sourds autour de nous, donc on a fait connaissance. On en connaissait quelques uns. Et puis voilà, on a commencé à se fréquenter comme ça.

Tarek - On est sorti dehors, on a continué à discuter, on était à la gare, etc. Je l'ai déposé à la gare et puis je lui ai dit : "Au revoir." Et j'ai dit : "Quand est ce qu'on pourrait se revoir ? On peut reprendre un rendez-vous ?" Elle me dit : “Il n'y a pas de souci." Moi, j'étais soulagé. Je me suis dit : “Je serai moins seul.” Là, j'ai trouvé quelqu'un  avec qui bavarder. Et voilà, on avait pris l'habitude de bavarder ensemble, de vivre ensemble. Elle venait à l'hôtel avec moi. Et puis voilà, c'est comme ça que notre histoire a commencé. Suzanne, elle parle français, ça a aidé. J'étais content qu'elle était là. Je me sentais protégé.

Oui, on était souvent ensemble, on passait beaucoup de temps ensemble. On allait dans les associations, la Sécurité sociale, la police, les démarches administratives, quand on allait rencontrer des sourds. On était toujours ensemble, on était toujours collés l'un et l'autre. Vraiment, vraiment, on était inséparables. Et moi, dès que je me retrouvais tout seul, ça n'allait pas. Je me sentais.... Je sentais qu'il me manquait ma moitié. J'étais fier, j'étais fier d'elle. J'étais fier d'être avec une femme comme elle.

Suzanne - J'étais enceinte de six mois quand nous nous sommes mariés avec Tarek. Je souhaitais un enfant. Donc, quand je suis tombée enceinte de Marina, j'étais heureuse. Qu'elle soit sourde ou entendante, on ne pouvait pas savoir à l'avance et peu m'importe. Pour moi, ça ne changeait rien.

Tarek - Marina naît, et je me suis dit : "Est-ce qu'elle va être sourde, est-ce qu'elle va être entendante ?" On a été voir le médecin. Je lui ai demandé : "Est ce qu'elle est sourde ?" Il m'a répondu : "Elle est entendante". "C'est un garçon ? C'est une fille ?" - "C'est une fille." Et puis, je l'ai vue naître. J'ai vu que c'était une fille. J'étais fier, j'étais content. L'important pour moi, c'était d'avoir un enfant. Elle était mignonne. C'était ma fille. On était une famille. On était tous les trois et c'était convivial de vivre comme ça. C'était ça qui était important.

Suzanne - Marina marche, Marina parle, enfin, on sent qu'elle parle un peu, qu'elle essaye. Elle ne parle pas très bien, on sent qu'elle est un peu en retard. Moi, il faut dire que j'ai la voix d'une personne sourde. Alors elle, elle reprend ma voix aussi. Elle apprend à dire "Maman, maison..." Elle apprend à articuler, à faire des phrases et l'orthophoniste me rassure et me dit qu'il n'y a pas de problème notoire et qu'elle parle parfaitement.

Tarek - Marina, elle entend. En fait, elle avait tendance à imiter notre voix, à imiter ma voix et donc, du coup, pour elle, c'était au départ un peu perturbant. Et puis, au fur et à mesure, en allant chez l'orthophoniste, en rencontrant des intendants, ça lui a permis de pouvoir parler tout à fait normalement. Et moi, ça m'a soulagé.

Suzanne - Marina, en grandissant, nous a régulièrement accompagnés. Quand c'était des rendez-vous simples on se débrouillait. Mais parfois, c'était compliqué pendant les rendez-vous médicaux parce qu'elle était trop petite pour comprendre. Et puis, parfois, la famille avait des maladies qu'on n'avait pas forcément envie de raconter devant la petite. C'était parfois gênant. Par exemple, si je devais parler à mon médecin de mes règles, c'était compliqué pour Marina de traduire tout ça, et puis... Parfois, on me comprenait, parfois pas. Ça dépendait de mes interlocuteurs, mais ça a été dur quand même.

Tarek - Quand on m'envoyait un courrier, que je recevais un courrier que je ne comprenais pas, je demandais à Marina de m'expliquer. Elle acceptait toujours de m'expliquer. L'avis d'impôts, elle savait remplir. Elle m'aidait là-dessus aussi. Quand on recevait un courrier de la mairie, je lui montrais aussi. Elle me disait : "Non, mais ça, ce n'est pas une lettre importante". Elle me signifiait quand un courrier était important. Et en fait, ça a toujours été Marina, qui m'a aidée, parce qu'elle était de culture française. Elle connaissait le français et tout le monde savait que c'est Marina qui m'aidait.

Suzanne - Elle nous aide pour le docteur, pour la gestion des papiers, des impôts, pour l'assurance, toutes sortes de choses. Voilà, elle nous aide beaucoup au quotidien. Dès qu'on comprend pas, on fait appel à elle, depuis qu'elle a 3 ans, 4 ans. En même temps, tout au long de son enfance, Marina nous aide au quotidien.  Marina est petite, elle doit avoir 4, 5 ans, ouais, 5 ans. Et donc, on lui demande de téléphoner. À ce moment-là, le patron de Tarek tarde à verser son salaire. À chaque fois, il y a un énorme retard. Nous, on a besoin de vivre. On a quand même des enfants. On doit nourrir les enfants, et ils nous payent pas. Donc à ce moment-là, on se serre la ceinture, on fait des économies. Moi, j'ai peur à ce moment-là, quand même. Donc ma fille téléphone au patron pour demander : "Quand est ce que vous allez payer papa ?" Et là, c'est vrai que ça fait bizarre qu'une petite fille de son âge appelle le responsable de mon mari. C'est vrai que ça fait un peu mal au cœur, mais elle l'a fait. Et deux jours après, le patron a enfin versé le salaire à Tarek.

Tarek - C'est vrai que je l'appelais, je lui demandais trop de choses, ça me gênait, j'avais conscience de ça. Et c'est elle qui s'occupait de tout, pas ses frères. Et puis on m'a dit : "Il ne faut pas associer les enfants aux problèmes des adultes." Je me suis dit : "C'est vrai qu'ils ont raison. Il faut que je la laisse tranquille, elle a sa vie à faire, quoi." C'est pas juste. Je savais ça, mais j'avais du mal avec le français écrit. Pour communiquer, ce n'était pas facile pour moi. Elle, elle était entendante, et donc je lui demandais de passer des coups de fil pour moi, un minimum, parce que je n'avais pas d'autre solution. Est-ce que j'avais d'autres choix ? Le problème, c'est que moi, je suis sourd, en France. Le français, c'est pas ma langue. La communication dans ce pays, c'est pas facile. Alors on me critiquait par rapport à ça, mais...

Suzanne - C'est vrai que ça me gêne un peu de la solliciter beaucoup. Bah oui, c'est pas facile quand même de s'occuper de choses de grandes personnes. C'est un âge où elle avait quand même envie et besoin de fréquenter des enfants de son âge. Donc, oui, peut-être un peu de culpabilité à la solliciter si souvent. C'est pas ça, faire un enfant. C'est l'aider à grandir, c'est l'éduquer, la pousser à voyager, lui faire passer de bonnes vacances. Donc oui, c'est vrai que, bon, ça n'a pas été toujours facile. Et à plusieurs reprises, j'ai eu les larmes aux yeux, quand même, de la situation qu'on était en train de vivre.

Tarek - Oui, c'est vrai, je sais, c'était lourd pour elle, c'était... Elle avait vraiment un poids sur les épaules. Il n'y avait personne pour nous aider. C'est vrai que c'est Marina qui m'aidait. Et ça, c'est pas... C'est singulier. Normalement, moi, en tant qu'adulte, en tant que père, je devrais être en capacité de connaître les lois, de me débrouiller par moi-même.

Suzanne - Quand j'ai arrêté de travailler, j'ai arrêté de travailler, puis quand j'ai souhaité reprendre une activité professionnelle, ma fille m'a aidé à trouver des associations. Mais on m'a bien fait comprendre qu'à un moment, Marina n'avait plus sa place dans ces recherches d'emploi, dans ces discussions d'adultes, et on m'a poussée à être plus autonome et à laisser la petite à sa place. Et c'est vrai que oui, effectivement, ça me gênait. Ce n'était pas à mon enfant de s'occuper de moi. Au contraire, c'était à moi de la laisser vivre sa vie. Mais voilà, on avait pris des mauvaises habitudes en sollicitant énormément Marina. C'est vrai qu'elle faisait tout et moi, c'est rien. J'ai vraiment pris conscience que ce n'était pas bon, qu'il fallait que je me mette un peu à faire des efforts, moi, également. Mais c'était tellement difficile avec la conseillère. On se comprenait pas, c'était compliqué avec tous les papiers à gérer. J'ai vu d'autres sourds qui réussissaient et qui étaient plus autonomes, plus indépendants. Et je me suis dit : "Bah mince, alors, pourquoi, moi, j'ai pas réussi plus tôt ?" 

Tarek - Oui, moi, je voulais pas que Marina vienne avec moi, même si elle me proposait bien sûr. Sur les droits des personnes handicapées dans le monde du travail. Elle m'a fourni énormément d'informations, de documents pour que je puisse appuyer mes candidatures. Après, je cherchais un travail et quand j'avais besoin, j'allais me présenter dans une association et j'essayais de faire en sorte d'être autonome pour trouver un travail. Quand on me donnait un rendez vous, du coup, l'interprète me rejoignait sur place à la même heure. Puis ça m'a permis de trouver un travail. J'ai beaucoup de gratitude vis-à-vis de Marina parce qu'elle a fait beaucoup de démarches pour retrouver des documents, pour appuyer ma candidature, pour faire valoir mes droits de personne handicapée. Quand j'ai trouvé ce travail, j'étais très heureux. J'étais fier de moi, fier de ma fille aussi. C'est important qu'elle ait une bonne image de son père et qu'elle soit là pour protéger son père. Dès qu'il y avait un problème, elle a toujours été là. C'est une personne qui a beaucoup de caractère. Marina, c'est quelqu'un qui est courageuse. Elle nous a jamais abandonnés. Elle a toujours été là pour nous protéger, aussi bien moi que Suzanne. Je me souviens quand elle a quitté la maison. Moi, je ne l'ai pas poussée à partir. C'est elle qui a pris sa décision. Moi, je voulais pas qu'elle vive mal le fait qu'on était dépendants d'elle. Moi, je voulais qu'elle s'émancipe. Je voulais qu'elle se sente libre, qu'elle ait son logement. Et on l'a accompagnée pour ça, jusqu'à ce qu'elle ait son appartement. On l'a aidée à le meubler... Mais voilà, c'est dans l'ordre des choses.

Suzanne - C'est dur, c'est dur quand elle part. Il a fallu prendre le rythme. Mais oui, ça a été dur, mais c'est la vie. On ne peut pas toujours être avec ses parents. Il faut un moment de couper le cordon. C'est normal, c'est normal. C'est le cycle de la vie. Il faut laisser ses enfants vivre et puis on ne peut pas savoir ce que l'avenir nous réserve.

Tarek - Aujourd'hui, je suis à la retraite, je profite de la vie. Quand il y a quoi que ce soit, je pense toujours, on pense toujours à Marina. Je sais qu'elle est toujours là. Elle est toujours là. Elle sera toujours là pour nous et je la remercie grandement. Je suis vraiment très, très heureux d'avoir une fille comme elle. Ah oui, elle continue à nous aider, bien sûr. Pour le docteur, l'opticien, pour communiquer avec des médecins spécialisés. Quand on a ce genre de rendez vous, Marina est là pour nous.

Suzanne - Je me suis dit qu'il fallait que j'essaye. Que j'essaye toute seule. Bon, c'est vrai que ça m'a demandé des efforts et que je comprenais pas toujours, donc ça n'a pas toujours été évident. Mais bon, quand même, j'ai continué de faire encore appel à Marina. Et puis j'ai pris sur moi, et puis... Mais maintenant, je suis plus autonome, ça se passe mieux. Donc voilà, ça demande aussi beaucoup d'efforts. Parfois on réussit, parfois non. C'est vraiment une source de satisfaction, mais bon, c'est vrai que ce n'est pas... Je ne comprends pas à 100% tout ce qui se dit, mais malgré tout, évidemment, je suis très heureuse quand ça marche. Et maintenant, avec les masques, alors là, c'est encore pire…. Oh, c'est encore moins facile.

Générique

Charlotte Pudlowski - Vous venez d'entendre les voix de Tarek, interprété par Igor Casas et Suzanne, interprétée par Silvia Babin, au micro de Jeanne-Marie Desnos. Je vous invite à aller écouter leur histoire et celle de leur fille Marina, qui raconte ce que c'est d'être aidante pour des parents sourds. C'est dans Passages, notre nouveau podcast d'histoires vraies, disponible sur toutes les plateformes d'écoute.

L'épisode que vous venez d'entendre a été monté par Lucile Rousseau-Garcia Malo Williams était à la réalisation. La musique a été composée par Valentin Fayaud. Fracas est un podcast produit par Louis Media et Radio Nova. Si ce podcast vous plaît, je vous invite à aller commenter sur Apple podcast et en parler autour de vous et à découvrir nos autres podcasts, Le Book Club ou Travail (en cours). Et si vous voulez soutenir Louis Media et nos projets, vous pouvez vous abonner au Club Louie. louiemedia.com/club A très vite.