Le conseil d'Alex Blumberg: «Uncivil»

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Alex Blumberg est le patron de Gimlet Media.

«UNCIVIL» (10 épisodes). «Uncivil s'intéresse à la guerre de Sécession aux États-Unis (1861-1865), dont on débat encore aujourd'hui, 150 ans plus tard. Quand ça a été terminé, et l'esclavage aboli, l'Amérique blanche était du genre à dire: “la guerre est finie, tout va bien!” Mais nous n’avons jamais eu de grande conversation nationale sur le sujet. Des millions de personnes sont mortes pendant des siècles et il n'y a jamais eu de réparation. C’est pour cette raison que nous avons lancé cette émission, cela semblait nécessaire, et j’en suis très fier.»

Alex Blumberg: «Le podcast est encore un média naissant»

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Alex Blumberg est un héros. Le héros du podcast «Start Up», dans lequel il a raconté l’épopée du lancement de sa boîte de podcasts, Gimlet Media, en 2014. (Au départ, il était seul, ils sont une centaine aujourd’hui). Il sera aussi bientôt le héros d’une série télé: Alex Inc, adaptation de «Start Up» dans laquelle le comédien Zach Braff jouera son rôle (en mars 2018 sur ABC). Et il est déjà notre héros, chez Louie Media, parce qu’il fait les podcasts que l’on aime, ceux qui s’écoutent comme on regarde des séries Netflix. D’ailleurs, en parlant de séries, un autre de ses podcasts est en cours d’adaptation: la fiction audio «Homecoming», qui sera portée à l’écran chez Amazon, avec Julia Roberts. Gimlet ne cache pas ses ambitions de devenir le «HBO des podcasts»: début 2018, ils ont carrément lancé une cellule film et télé.

Quelques semaines plus tôt, en novembre, nous le rencontrions dans ses impressionnants bureaux de Brooklyn. Et à quelques mois du lancement de Louie, alors que nous venions de quitter Slate, c’était l’occasion de s’interroger sur le sens nouveau que peut prendre aujourd'hui le mot média, ce petit mot accolé à Gimlet, qui fait pourtant de la fiction autant que du documentaire.

Qu’est-ce qu’un média pour vous aujourd’hui ?
C'est pas facile à expliquer car cela prend plus de formes différentes que par le passé. Un média pouvait être un film, une émission de télé, un article, un livre... Aujourd'hui, vous avez des vidéos YouTube, des posts Instagram, des diatribes sur Facebook, des tweetclashs, et tout ça peut être considéré comme du média.
Les médias étaient historiquement des sortes de gardiens du temple, mais cette période est terminée. Il y a longtemps eu des entreprises de médias, maintenant il y a des plateformes sur lesquelles les gens peuvent publier des médias.

Comment faire la différence alors, entre tous ces contenus média?
Parmi les entreprises de média, on commence à voir des façons de se différencier. Certaines essaient de faire beaucoup de choses différentes qui ne valent pas cher. Et si vous pouvez produire du contenu pour peu cher, alors vous pouvez gagner de l'argent avec. Et si vous faites beaucoup de contenu peu cher, vous pouvez gagner beaucoup d'argent.

Ce n'est pas votre stratégie!
Non, nous avons choisi l'autre possibilité, qui est d'ajouter de la valeur à l'objet que vous créez pour que cela devienne du contenu que les internautes vont chercher. Vous aurez ainsi plus d'auditeurs qu'en produisant la version low cost. Et il y a d'autres stratégies encore mais ce sont les deux principales.
Si vous venez des médias traditionnels, vous pouvez vous considérer comme un professionnel qui a un savoir-faire. Et avec ce savoir-faire, il y a beaucoup d'opportunités, c'est sûr. D'une certaine manière, il y a tellement de contenus aujourd’hui que c'est encore plus important d'avoir une idée de ce que c'est de produire un bon contenu.

Pourquoi avoir préféré vous définir comme un média plutôt que comme une boite de production?
C’est une décision économique et intellectuelle. Les podcasts peuvent devenir des franchises : si vous avez un show qui sort régulièrement comme «Reply All» ou «Every Little Thing», on peut vendre de l’espace publicitaire, cela devient une habitude pour les auditeurs, l’audience croît régulièrement, et cela peut devenir une franchise avec beaucoup de valeur. C’est aussi une façon d’être capable d’investir. On ne peut pas engager autant d’argent pour un show qui n’est pas à nous. S’il appartient à quelqu’un, ils peuvent juste partir et nous avons perdu tout notre argent. Nous avons la propriété intellectuelle, si ça marche bien, l’équipe gagne, le présentateur est valorisé et cela rapporte de l’argent que l’on peut investir dans d’autres émissions. Pour avoir travaillé à «This American Life» et «Planet Money», je sais que ce sont des émissions très chères à faire et nous avons levé des fonds. Ce ne serait pas cher par rapport à la télé, mais c’est très cher dans le monde des podcasts. Pour un épisode comme «Planet Money», le budget peut s’élever à un ou deux millions de dollars par an. Pour «This American Life», j’imagine que c’est plus que ça.

Et en tant que média, pourquoi avoir choisi de faire la fiction? Est-ce un moyen de vous renouveler, de raconter le monde autrement?
Oui, la fiction est très intéressante pour ça. La fiction audio avait disparu ici aux États-Unis, tout était passé à la télé. Et la fiction audio qui perdurait restait nostalgique et vieillotte. Mais notre intuition était que les gens aiment les bonnes histoires et que si on pouvait en produire en audio de manière plus contemporaine, ce serait remarquable. Nous avons donc fait «Homecoming», qui réunit des acteurs connus [David Schwimmer, Oscar Isaac] et c’est l’un de nos podcasts les plus écoutés.

Mélissa Bounoua et Charlotte Pudlowski

Vivons-nous vraiment dans une société visuelle?

Au début, on était un peu comme ça :

Who gifs from a pineapple under the sea?

On entrait dans les années 2010, on devenait accro au son, aux histoires, à ces bulles dans lesquelles on s’immergeait le soir en rentrant du bureau, en faisant nos courses, voguant entre le rayon soupe et le rayon chocolat, le casque sur les oreilles. On devenait accro à ces moments, dilués entre le lundi matin et le dimanche soir, entre le pliage de chaussettes, le ménage, les séances de sport. Pour un peu, on se serait mises au coloriage, rien que pour avoir de nouvelles occasions d’écoutes. On se shootait aux podcasts dans un monde qui ne jurait que par l’image. Nous-mêmes, quand nos écouteurs étaient rangés, c’était que nous regardions des séries par dizaines. Nous étions inscrites à Instagram, à Facebook, Snapchat.

En France, dans ces années-là, le temps des adultes passé devant un écran était en train d’exploser; il arriverait bientôt à 4h40 par jour. Nous savions que nous vivions dans un monde d’abord visuel. Visuel jusqu’à la nausée, selon l’écrivain britannique Will Self, quiexpliquait en 2015 sur le site de la BBC que notre culture «n’a pas simplement privilégié le visuel, mais mis la valeur de la vision bien au-dessus de celle de tous les autres sens». On se disait: est-ce qu’on n’a rien compris au monde dans lequel on vit?

«Jeter le trouble sur la définition visuelle de la modernité»

Quand Her est sorti en 2013 aux États-Unis, ce film dystopique de Spike Jonze dans lequel les hommes et les femmes tombent amoureux de voix, et dans lequel le futur se présente davantage sous forme d’omniprésence du son que d’omniprésence de l’image, on s’est demandé: et s’il avait raison? Et si les podcasts n’étaient pas une anomalie mais la preuve que nous vivons dans un monde en réalité sonore autant que visuel, le premier seulement masqué par la prééminence du second.

Et puis on est tombées sur ce livre passionnant de Jonathan Sterne, professeur d'histoire culturelle des théories de la communication à l'université McGill à Montréal: Une histoire de la modernité sonore, paru en 2003 aux Etats-Unis. Sterne estime que l’on considère à tort que l’entrée dans la modernité est seulement associée aux transformations de notre culture visuelle :

«En certaines occasions, des formes modernes d’audition ont préfiguré des formes modernes de vision. Pendant et après les Lumières, l’audition se transforme en objet de contemplation. Elle est mesurée, objectivée, isolée et simulée. Les techniques d’écoute mises au point par des médecins et des télégraphistes deviennent des caractéristiques fondamentales de la médecine scientifique et des formes primitives de la bureaucratie moderne. Le son se mue en marchandise susceptible d’être achetée et vendue. Ces faits ébranlent le lieu commun selon lequel la science et la rationalité modernes sont nées de la pensée et de la culture visuelles. (...) Prendre au sérieux le rôle du son et de l’audition dans la vie moderne revient à jeter le trouble sur la définition visuelle de la modernité.»

Pour Sterne, on ne peut envisager la modernité sans les technologies sonores (comme le téléphone) qui ont pleinement participé aux révolutions culturelles du XXe siècle. «Les changements intervenus dans le son, l’ouïe et l’écoute accompagnent des mutations considérables dans les paysages sociaux et culturels au cours des trois derniers siècles», écrit-il en expliquant que les avancées technologiques qui ont permis la reproduction du son (comme le phonographe) sont celles qui ont d’abord bouleversé notre rapport au temps et à l’espace.  

«Révolution perceptive»

Citant les travaux de l’historien Stephen Kern (auteur de La Culture du temps et de l’espace), il explique comment la reproduction sonore peut être envisagée une «“base matérielle” des modifications sensorielles de la spatialité et de la temporalité au tournant du XXe siècle, avant qu’elle n’insuffle une “révolution perceptive” au cours des années suivantes. Les technologies sont réputées avoir amplifié et étendu spatialement et temporellement, le son et l’audition.» Citant aussi Claude S. Fisher, auteur d’une histoire sociale du téléphone, America Calling: il rappelle qu’aux yeux de certains chercheurs «la téléphonie a modifié les conditions de la vie quotidienne, qu’avec “cet emblème choc de la modernité” qu’est l’enregistrement sonore, tout a soudainement changé; que la radio constitue la plus importante invention électronique du XXe siècle, transformant nos habitudes de perception tout en brouillant les frontières entre le privé et le public, entre le monde des affaires et la politique».

Même si Jonathan Sterne refuse de déifier le pouvoir de transformation des technologies, ses écrits portent à penser que l’on vit bien dans une société sonore (en même temps que dans une société visuelle). En comprenant ça, on s’est senties moins seules.

Et le constat de Jonathan Sterne ne cesse de gagner en pertinence. La même année que HerSerial (podcast d’enquête policière racontée en 12 épisodes haletants) allait dépasser le score d’audience d’une saison de Game of Thrones. Le podcast comme média s’apprêtait à exploser : en 2017, les auditeurs réguliers de podcasts aux Etats-Unis en écoutent 5h07 par semaine. Et tandis que, dans notre entourage, les ados s’envoyaient de plus en plus, en même temps que des photos par paquets, des sons via whatsapp (plutôt que de s’écrire), notre consommation de musique ne cessait de croître : le boom musical amorcé dans les années 1970 grâce aux chaînes hifi et aux baladeurs se poursuivant, nous n’avons jamais écouté autant de musique.

Même les Gafa misent sur le son. (Les Gafa = les gens qui disposent de plus de données sur vous et moi que n’importe quel sociologue averti). Les assistants connectés sont désormais posés sur les commodes ou les cheminées entre nos cadres photos et nos télés. Plus de 30 millions de smartspeakers (Amazon Echo, Google Home, Alexa) ont été vendus en 2017, et fin 2018, quand Apple aura sorti son Homepod, plus de 56 millions d’appareils auront été vendus dans le monde. 70% des propriétaires de ces objets disent écouter plus de son chez eux depuis qu’ils en ont achetés.

Demander des podcasts dès le réveil à votre enceinte connectée sera donc bientôt une évidence. Aspirer à ces bulles anti-frénésie, loin du zapping, chercher ces moments de lenteur loin des écrans, laver votre regard, récupérer votre corps en vous levant, marchant, un casque sur les oreilles: tout cela sera sans doute une nouvelle norme. Si vous vous sentiez aussi un peu Bob l’éponge, c’est bientôt fini. On vous laisse aller mettre votre casque pour écouter nos conseils à suivre. Et quitter cet écran pour vous concentrer sur vos oreilles.