Comment les podcasts et la musique se complètent
/Crédit photo : Jean-Michel Thirion
Vous êtes en train de dîner avec des amis. Vous avez tout préparé à l'avance, jusqu'à la playlist «Dinner with friends» sur Deezer ou Spotify qui passe en fond pendant le repas. Vous voulez leur montrer à quel point vous aimez les podcasts, alors vous vous levez furtivement et vous en mettez un en essayant de ne pas casser l'ambiance. Raté, tous les invités se taisent et se mettent à écouter ce qu'ils entendent. Pourquoi? Apparemment, on n'écoute pas des podcasts de la même façon que la musique. C'est la différence entre une écoute active et une écoute passive. Comment les plateformes de streaming qui diffusent beaucoup de musique voient le podcast et prennent en compte ces différents types d'écoute?
Sophian Fanen, journaliste et cofondateur du site d'information Les Jours a enquêté pendant un an sur le sujet et publié en novembre 2017 Boulevard du Stream – Du MP3 à Deezer, la musique libérée.
Quel est aujourd'hui selon vous l'objectif des plateformes de streaming?
SF: Il s'agit de favoriser l'écoute la plus longue possible, qui se trouve être plus facile à prolonger si elle est passive. L'écoute passive est plus bénéfique pour elles, c'est donc ce qu'elles ont tendance à privilégier. Plus un utilisateur gratuit utilise la plateforme sur un temps long et plus il a statistiquement de chances de devenir abonné : il faut créer de l'usage, de l'habitude d'écoute pour fidéliser les auditeurs et pour qu'ils se sentent attachés à cet outil.
Quelles stratégies ces plateformes mettent-elles en place pour prolonger l'écoute?
Prenons l'exemple de Spotify qui a commencé à basculer sur un modèle «playlists first» où les albums sont relégués au second plan. Ils privilégient ça pour obtenir une écoute un peu prise par la main, qui se trouve être une écoute plus longue. Ils travaillent beaucoup sur des playlists de musique d'ambiance, des playlists pour faire la cuisine, pour un apéro entre amis, pour travailler au calme... Elles sont vraiment faites pour s'effacer dans le fond sonore du moment, et ça génère des écoutes longues. Maintenant, sur Spotify, quand on arrive à la fin d'un album ou d'une playlist, la musique ne s'arrête pas. Une radio composée par des algorithmes en fonction de l'album qui s'achève (selon des affinités artistiques et sonores) se déclenche automatiquement. Spotify appelle ça une radio parce que, quand on n'est pas abonné, on ne peut pas zapper les morceaux. On ne se rend même pas compte que l'album est fini et qu'une radio s'est enclenchée car le premier morceau de cette radio est systématiquement du même artiste que l'album qu'on vient d'écouter. On rentre vraiment dans une bulle de confort, dans du «déjà écouté», dans une sorte de musique d'ambiance.
Ce phénomène d'écoute passive est-il nouveau?
Non. La musique d’ambiance existe depuis les musiques liturgiques, ou les musiques de table. Et les playlists existent depuis bien avant le streaming ou le Mp3. Mais l’une comme l’autre restaient relativement marginal dans l'économie de la musique et dans la pensée collective: l'album était le mètre-étalon. Je pense que le streaming ne fait qu'amplifier des pratiques déjà présentes.
Alors pourquoi les plateformes se mettent-elles au podcast?
D'abord, je pense qu'il ne faut pas considérer que tous les auditeurs de musique en streaming écoutent tout le temps passivement. On a des écoutes qui évoluent dans la journée, selon nos intentions, selon les morceaux et les parties d'un morceau. C'est souvent une écoute active-passive. Mais on s'aperçoit que cette écoute souvent passive rend la plateforme un peu froide, un peu «robinet de musique». Du coup, il y a un besoin de prise de parole et de personnalisation qui se veut plus chaleureuse. C'est là qu'intervient l'humain et sa voix pour créer du lien avec les auditeurs avec une écoute plus active.
Les plateformes ne misent donc pas que sur une écoute passive.
C'est ça. Plus l'écoute est active, plus on prend conscience qu'on aime ce qu'on est en train d'écouter et qu'on aime ce que la plateforme à laquelle on est abonné (ou pas encore) fait pour nous. Spotify, par exemple, très peu actif sur le podcast en France mais beaucoup plus en Allemagne et aux États-Unis, a tendance à insérer des séquences de podcasts dans ses playlists. Même si les podcasts sont des éléments qui peuvent être consultés aussi de façon autonome, les playlists sont considérées comme des médias à part entière. On va écouter de la musique et du podcast en alternance, comme s'il s'agissait d'une radio. Ça ressemble à du flux. L'insertion d'un moment d'écoute active sert aussi finalement le prolongement de l'écoute. En Allemagne, Spotify a utilisé le podcast comme élément marketing en débauchant un duo de comiques –Jan Böhmermann & Olli Schulz– qui étaient à la radio et à la télé et qui étaient vraiment des stars (comme s'ils débauchaient le Palmashow ou Guillaume Meurice en France pour être que sur Spotify). Ça a crédibilisé les intentions de Spotify sur le podcast, et attiré énormément d'auditeurs et d’abonnés.
Mais va-t-on alors, selon vous, vers une passivité de plus en plus grande des auditeurs de podcasts?
C'est difficile à dire avec certitude, bien sûr. Tout l'écosystème en ce moment se dirige vers l'écoute à la maison avec des assistants vocaux, et l'écoute dans la voiture aussi avec des assistants vocaux couplés à des applications de streaming. À partir de là, les intentions sont déjà dites : on va vers une composition de plus en plus fine de moments sonores musicaux et vocaux, personnalisés pour chaque auditeur et disponible en permanence. Je pense que dans le podcast, l'écoute n'est jamais ni totalement passive, ni totalement active. Est-ce qu'il y a des écoutes vraiment 100% dédiées? Je pense qu'elles sont très rares et marginales. Le podcast demande toujours une écoute plus active que la musique qui peut vraiment devenir un fond sonore, mais cela ne veut pas dire qu'on va lui dédier une écoute totale. Certaines personnes ont aussi un usage du podcast comme fond sonore parce qu'elles ont simplement envie que quelqu'un leur parle. Je pense qu'il y a quand même plusieurs niveaux entre les deux extrêmes et un champ très vaste d'écoutes possibles.
Propos recueillis par Elie Olivennes.