Pourquoi les voix nous font-elles tant d’effet?

Depuis des mois qu’on s’apprête à sortir Entrenotre podcast lancé ce mercredi 7 mars, on écoute en boucle nos interviews de Justine. Et, outre son propos, ce qui nous reste en tête, imprimée en nous, c’est sa voix. Son ton, sa tessiture, ses intonations. Quand elle dit: «Y’a tout le temps quelqu'un qui vient te voir et qui te fait passer dans le passage de la préadolescence». Et quand elle dit «Faites-moi un nuage. Avec vos rêves dedans».

C’est une des remarques qui revient souvent parmi les auditeurs d’Entre ou de Transfert: le pouvoir des voix, la manière dont elles s’inscrivent en nous, génèrent ce sentiment de proximité et d'intimité. Et même quand les narrateurs ont des voix qui agacent, voire insupportent, elles ne nous laissent jamais indifférent.e.s.

Pourquoi?

L’enjeu d’authenticité

En réalité, peu de choses émanent d’une personne avec autant d’authenticité qu’une voix. Même quand ce n’est pas volontaire. Parce que beaucoup de coachs ont beau proposer de vous apprendre à maîtriser votre voix, la voix échappe en réalité à un contrôle total. Pour une raison simple: on ne s’entend pas de la même manière que les autres nous entendent.

Comme l’explique cet article de Slate.fr, habituellement, on entend les sons propagés par voie aérienne: «les sons portés par l’air sont transmis aux tympans, qui font vibrer trois os appelés osselets, et ces vibrations finissent dans la cochlée qui les transforme en signaux électriques envoyés au cerveau». Lorsque nous nous entendons nous-mêmes, c’est par propagation osseuse que notre voix nous parvient: «les vibrations des cordes vocales atteignent directement la cochlée par la propagation osseuse».

Ne pas nous entendre de la même manière que les autres nous empêche de contrôler notre propre voix et force ainsi à un minimum d’authenticité. (C’est d’ailleurs parce que l’on s’entend d’habitude de l’intérieur (par propagation osseuse) qu’écouter un enregistrement de soi et s’entendre ainsi par propagation aérienne crée un sentiment d’étrangeté.)

Mais, au-delà du plaisir qu’il y a à accéder par la voix à une certaine vérité de l’autre, ces voix que nous entendons ont aussi une influence sur nos émotions. C’est ce que montrait une étude, menée par Jean-Julien Aucouturier, chercheur au CNRS, et publiée dans «Proceedings of the National Academy of Sciences of United States of America» en 2016. Une centaine de participants ont répondu à des questions simples sur leurs émotions et leur humeur pour déterminer s’ils se sentaient plutôt heureux, tristes ou inquiets. Ensuite, ils ont dû lire un texte à voix haute en entendant simultanément leur propre voix à travers des écouteurs. On leur a enfin demandé d'évaluer à nouveau leurs émotions en utilisant le même questionnaire (les participants n'ont pas été informés que le fait de raconter leurs émotions et de lire le texte à voix haute faisait partie de la même expérience).

Mais ce que les participants ignoraient, c'est que le timbre de leur voix qu'ils entendaient dans leurs écouteurs était en fait légèrement modifié, à l’aide d’une plateforme audio-numérique créée par les chercheurs, pour qu'il sonne plus heureux, plus triste ou plus inquiet (hauteur plus élevée pour le bonheur par exemple, légers tremblements dans la voix pour la peur et l’anxiété). Les chercheurs ont alors constaté après la lecture que les participants ne s’étaient rendu compte de rien, et décrivaient même en très grande majorité leurs émotions conformément aux modifications que leur voix avait subies. La voix que les participants ont entendu dans leurs oreilles a modifié leur état émotionnel.

La voix, un mode de communication plus empathique que les autres

Une autre étude, menée par Michael W. Kraus de Yale University School of Management, publiée en 2017 dans «American Psychologist», a révélé que la voix seule, dépourvue d’appuis visuels comme le visage, était d’ailleurs le mode de communication qui suscitait le plus d’empathie. En d’autres termes, que l’on percevait mieux les émotions des autres en se reposant uniquement sur leur voix. Kraus a réalisé des expériences dans des situations diverses et variées. Dans l’une, il a demandé aux participants de regarder des vidéos de deux personnes interagissant et se taquinant l'une l'autre et d’évaluer la gamme d'émotions suscitée au cours de l'interaction. Dans une autre, il les a fait interagir directement entre eux dans une pièce tantôt éclairée, tantôt plongée dans le noir. Dans une troisième étude, on a demandé à un groupe différent de participants d'évaluer les émotions des interlocuteurs qui avaient été filmés.

À chaque reprise, lorsque les participants n’entendaient que la voix, l’évaluation émotionnelle des autres atteignait une précision inégalée. Kraus s'est alors demandé pourquoi la voix, surtout lorsqu'elle est le seul indice, est un mode d'empathie aussi puissant par rapport aux autres situations (un visage sans voix, ou encore un visage et une voix). Sa conclusion est que lorsque nous n'écoutons que la voix, notre attention pour les subtilités de la tonalité vocale s'accentue. Nous nous concentrons davantage sur les nuances que nous entendons dans la façon dont les interlocuteurs s'expriment. C’est ainsi que dans Du côté de Guermantes, le narrateur évoque la voix de sa grand-mère lorsqu'il réussit, après de nombreux essais, à l'avoir au téléphone:

«Tout d’un coup j’entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand’mère avait causé avec moi, ce qu’elle me disait, je l’avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix elle-même, je l’écoutais aujourd’hui pour la première fois. Et parce que cette voix m’apparaissait changée dans ses proportions dès l’instant qu’elle était un tout, et m’arrivait ainsi seule et sans l’accompagnement des traits de la figure, je découvris combien cette voix était douce (...); fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes, puis l'ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j’y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l’avaient fêlée au cours de la vie.»

C’est parce qu’elle ôte ce masque du visage que la voix dénude si bien les êtres, et qu’elle parvient si fort à nous toucher.

Le conseil podcast de Sophie Marie Larrouy : 2000 ans d'histoire

Crédit photo : LAURA GILLI

Crédit photo : LAURA GILLI

Sophie Marie Larrouy est comédienne et l'autrice de L'Art de la guerre 2Elle a aussi eu son spectacle «Sapin le jour, Ogre la nuit», et un podcast avec Navie sur le site Madmoizelle: L'Emifion.

«J'ai réfléchi longtemps pour répondre car j'aime être quelqu'un à la pointe de la modernité, mais je dois être honnête, je n'écoute QUE des podcasts d'histoire. À tel point que j'ai des épisodes de 2000 ans d'histoire préférés... Je vous conseille donc celui-ci sur les Vikings, et je m'excuse pour tous les copains extras qui font des podcasts que j'écoute moins que mes vieux royalistes tendancieux comme Franck Ferrand... Je l'aime parce que j'y ai découvert Garmarna, du chant d'époque ultra puissant, que ça me fascine les Vikings, on sait pas grand chose d'eux finalement, alors qu'ils ont découvert l'Amérique en premier, et que cet épisode, vu que je le connais par cœur, c’est aussi celui que je mets quand vraaaaaiment je galère à dormir.» 

Fermez les yeux, détendez-vous

Dans quelques jours (le 7 mars), vous pourrez entendre notre premier podcast Louie. On est en train de finaliser notre site internet, nos flux RSS, nos illustrations.

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Les nuits sont courtes, les tasses de café très remplies, et le besoin de détente immense. Du coup, on s’est fait une petite liste de sons et de podcasts qui nous aident à décompresser. On s’est dit que vous ne lanciez peut-être pas une start-up cette semaine, mais que dans vos vies aussi il y avait de la neige, du froid et du stress, et que vous pourriez avoir besoin de cette liste autant que nous.

Alors fermez les yeux, détendez-vous. 

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Des sons qui relaxent

Si vous êtes féru.e de sons et sonorités en tout genre, alors vous connaissez sans doute l'ASMR  –Autonomous Sensory Meridian Response, oui oui, le nom fait un peu peur–, mais il décrit une sensation infiniment agréable au niveau du crâne, du cuir chevelu ou des zones périphériques du corps, provoquée notamment par une stimulation auditive. Aujourd’hui sur Internet, quantité de vidéos ASMR vous permettent de provoquer cette sensation à l’aide de caresses, chuchotements, frottements, qui vont venir chatouiller vos tympans.

Écoutez et vous sentirez la racine de vos cheveux se hérisser légèrement et un frisson dans la nuque et le dos. Si, comme l’expliquait Slate.fr en 2017, «les scientifiques n’ont pour le moment pas réussi à décrire concrètement ce qu’il se passe dans le cerveau lorsque les consommateurs de vidéos ASMR expérimentent cette sensation diffuse de bien-être à l’écoute de chuchotements et de bruissement», c’est un phénomène bien réel. «Ce n’est pas de l’hystérie, ça existe», confirmait le neurologue Pierre Lemarquis.

Pour vous y mettre, on vous recommande cette vidéo de dix heures sans voix où le son seul est mis à l'honneur pour vous détendre. Soyez prévenu.e.s: au bout de 9 heures et 36 minutes d'ASMR, le type atteint un stade supérieur de l'être et ouvre son âme aux secrets du karma.

Et si vous êtes conquis.e, embarquez avec Bob Ross, un peintre au look génial qui caresse la toile de ses pinceaux en associant ses gestes de commentaires aussi instructifs que relaxants.

Des podcasts qui expliquent comment se détendre

Ceci dit, ces petits bruits et ces murmures de l'ASMR en crispent certain.e.s. Si vous êtes du genre à préférer entendre la voix d'une personne calme qui vous donne des conseils pour favoriser votre bien-être et organiser votre vie de façon plus sereine, alors vous allez adorer Forever 35. Ce sont deux amies qui avaient juste envie de parler de sujets aussi variés que comment prendre sa douche, comment ranger son sac, comment bien dormir quand on est en voyage loin de chez soi. C’est une discussion très libre qui rassure: elles se demandent qui sont ces gens qui ne se savonnent pas les jambes (un sujet qui a fait débat aux États-Unis).

Le site Girlboss vous livre une sélection de podcasts en anglais pour apprendre la méditation, s'endormir grâce à l'hypnose, arrêter de ruminer… Si vous n’avez pas envie d’écouter de l’anglais, le podcast Change ma vie : Outils pour l’esprit est sur le même créneau.

Des podcasts pour s’endormir

Et pour vous endormir on vous recommande tout particulièrement Game of Drones, un podcast où chaque épisode dure 1h45 et se propose de faire le récapitulatif le plus exhaustif et ennuyeux possible d’une thématique de la série mondialement connue d’HBO. Vous l’aurez compris, ce podcast est explicitement fait pour vous endormir. D’ailleurs, son sous-titre n’est autre que «The Game of Thrones Sleep Aid». 

Dans le même genre, Sleep with me a poussé l’art d'ennuyer à son paroxysme, permettant aux insomniaques, grâce aux histoires les plus assommantes possibles, de s’endormir. Drew Ackerman, le créateur, maîtrise l’art du rythme doux et soporifique, du montage léthargique. On a testé, ça marche vraiment.    

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Des podcasts à l'atmosphère envoûtante

Si vous n'avez jamais rêvé de devenir moine bouddhiste et si la méditation, c'est pas votre truc, vous pouvez écouter des programmes plus classiques qui vous détendent par leur atmosphère. Qu'il s'agisse de fiction ou de faits réels, ces podcasts ont le mérite d'associer voix, musique et bruitages pour créer un sentiment d'irréalité, une atmosphère onirique qui vous plongent dans un état de délassement privilégié.

C'est le cas d'Alice et Merveilles de Stéphane Michaka sur France Culture, une adaptation originale de l'histoire de Lewis Carroll. Stéphane Michaka décrit ce concert-fiction ainsi: «Plutôt qu’un pays, notre Alice traverse un paysage musical où toutes les métamorphoses sont possibles. […] J’ai librement réécrit ce classique de la littérature pour faire parler et chanter Alice comme une jeune fille d’aujourd’hui. L’œuvre de Lewis Carroll semble nous interroger à distance : Dans un monde où il faut grandir très vite, les enfants ont-ils encore le droit de rêver ?».

Dans un genre différent, mais tout aussi captivant, Nocturne est un étrange mélange de storytelling, de fiction, de documentaire et d'art sonore. Comme le nom du podcast l'indique, tous les épisodes nous parlent de la nuit à travers des histoires intrigantes: des noctiliens douteux, des couples dormant séparément, des insomnies pleines d'angoisse, des bâtiments abandonnés explorés par des gens…

Cette semaine, on vous recommande tout particulièrement Les boîtes aux lettres du studio québécois Magnéto. Cette création sonore d'une heure entremêle des dizaines de voix sur une douce mélodie de kora. On suit l'histoire vraie et touchante de Patsy Van Roost, habitante du Mile-End, à Montréal, qui décide d'animer la vie des gens de son quartier par de jolies initiatives, des trouvailles poétiques, des événements festifs et joyeux. Cette célébration de la fraternité et de l'amour se déploie dans une très belle atmosphère sonore, et on s'attache beaucoup à celle qui s'est fait surnommer «la fée» par tout le monde. La narration de ce podcast prend une forme intéressante elle aussi : un itinéraire dans le Mile-End qu'on a l'impression de découvrir au fur et à mesure de cette promenade apaisante.

Des podcasts rassurants

Alors évidemment, on ne pouvait pas finir de vous recommander des podcasts qui détendent sans vous parler de ceux que l’on écoute pour se motiver. Quand on se dit que l’on ne va pas réussir à faire ce que l’on veut accomplir ou quand on a peur de se lancer, écouter Nouvelle École ou Génération XX peut rassurer.

Dans le premier, Antonin Archer, diplômé d’une école de commerce, 26 ans, fait venir des personnalités dont le parcours n’est pas tout à fait linéaire mais qui retombent sur leurs pattes, des auteurs, des créateurs de contenus, beaucoup de gens qu’il admire et dont il espère comprendre le fonctionnement. Au hasard des invités: Kyan Khojandi, le créateur de Bref, la youtubeuse Marion Seclin, l’humoriste Marina Rollman (disclaimer : et l’une de nous).

Dans le même esprit, Génération XX est un podcast «commencé comme un hobby» dans lequel Siham Jibril interroge des femmes entrepreneuses: leurs histoires permettent de se sentir moins seules quand on se lance!

Les conseils de Kaitlin Prest: Heavyweight, Heaven's gate, The Truth

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Kaitlin Prest est la réalisatrice et présentatrice de «The Heart», un super podcast américain sur les relations amoureuses. Elle développe actuellement un projet pour CBC Radio au Canada.
 
«J'écoute Heavyweight, le podcast de Gimlet animé par Jonathan Goldstein. J'adore tout simplement Jonathan Goldstein. J'écoute aussi The Truth et Heaven's gate, qui est nouveau.
Mais je sais surtout ce que j'aimerais écouter. J'aimerais avoir la même expérience en écoutant des podcasts que je ce que j'ai quand je regarde Mad Men: c'est juste magnifique, tous les personnages sont bons et parfaitement justes, tout est orchestré dans le but de provoquer une catharsis émotionnelle massive et complète. C'est comme lire un livre qu'on ne veut pas voir se finir. Je veux ça. Je veux
Twin PeaksStranger ThingsDear White People. Je veux des podcasts aussi magnifiquement faits que ces séries-là: des voix distinctes, des styles distincts. Pour l'instant, tout est un peu pareil, tout est un peu un dérivé de This American Life.»

Le conseil podcast de Marina Rollman: «A piece of work»

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Humoriste suisse. Elle joue actuellement «Un spectacle drôle» au théâtre du Marais à Paris. On a vu le spectacle et on a fini pliées en deux de rire. Courez-y. 

A PIECE OF WORK«Une des deux génies derrière la série Broad City a fait ce podcast de vulgarisation de l'art. C'est en partenariat avec le MoMA et c'est une approche hyper basique et
décomplexée de l'art moderne/contemporain, par thème, artiste, medium ou courant. L'épisode 2 avec Tavi Gevinson est super, le 4 sur l'œuvre de James Turrell aussi, et le 6 avec RuPaul sur la performance est top. Ça te donne envie d'approcher l'art simplement, franchement, spontanément. Ça ramène la jouissance (un peu dépouillée) de toi face à une œuvre, dans un chouette endroit. C'est simple, drôle, poétique et intéressant.»

Les podcasts sont-ils un art comme un autre?

Dans la presse anglo-saxonne, des appels à l’aide sont lancés régulièrement: quand lira-t-on une véritable production critique sur les podcasts? Quand dépassera-t-on les articles économiques («le podcast est en plein boom!»), recensant des tendances («les podcasts d’histoire sont très en vogue», «les podcasts de true crime aussi») ou les listes de recommandation?
 
Johanna Zorn, co-fondatrice du Third Coast Festival, un festival international de podcasts à Chicago, a par exemple décrété qu’elle aimerait voir davantage «de critiques intelligentes et un examen plus approfondi des styles et des tendances». Dans The New Statesman, la journaliste Caroline Crampton exprimait le même désir dans un article intitulé «Pourquoi il est temps d’écrire sur les podcasts en tant que discipline artistique».
 
Il faudrait donc des critiques de podcasts comme il est des critiques de films ou de livres. Mais est-ce possible?

Un podcast contient-il une promesse? 

La critique d'art, comme le rappelait Jean-Michel Frodon sur Slate.fr en 2010«a été inventée par Diderot à la fin du XVIIIe siècle, elle a été développée et portée à son sommet par Baudelaire, l’un et l’autre utilisant un art, le leur, celui de l’écriture, pour ouvrir un nouvel accès à un autre art, dans leur deux cas la peinture. Tous les critiques n’écrivent pas comme Diderot et Baudelaire, loin s’en faut, mais le travail critique s’appuie sur une exigence d’écriture, une ambition que le travail de la phrase va donner accès, selon un mode particulier, à ces objets eux aussi particuliers que sont les œuvres d’art.
 
La caractéristique d’une œuvre d’art est d’être un objet ouvert (selon l’expression d’Umberto Eco), un objet dont on peut décrire les composants mais dont le résultat excède, et excèdera toujours ce qu’on peut en analyser et en expliquer. Et le travail du critique n’est pas, surtout pas, d’expliquer ce mystère, de répondre à la question que pose toute œuvre d’art. Celle-ci doit rester ouverte, pour être habitée librement par chacun de ses spectateurs – ou lecteurs, ou auditeurs, selon l’art dont il s’agit. (…) Est-ce à dire que tout film est une œuvre d’art? Bien sûr que non. Mais tout film, quelles que soient ses conditions de production, en contient la promesse, tenue ou non»
.
 
Les podcasts contiennent-ils eux aussi, toujours, une promesse d’œuvre d’art?

La zone grise

Au New Yorker, la journaliste Sarah Larson, qui écrivait depuis longtemps des critiques musicales, ou de théâtre, prend désormais la plume, toutes les semaines, pour décortiquer «Atlanta Monster» ou «Heavy Weight» à la manière dont on critiquerait un film ou un roman. Mais elle nous confiait en novembre dernier, lors d’une interview à New York: «ce qui est bizarre c’est qu’avec les podcasts nous sommes à la fois face à du journalisme et face à un art. Nombre d’entre eux prennent des histoires vraies et les présentent de manière scénarisée, avec du storytelling, de la musique, pour produire un format pensé comme une œuvre. Les podcasts appartiennent à une zone grise», précise-t-elle.
 
Une partie seulement de la production de podcasts contient cette «promesse» d’une œuvre.
 
«Le Daily par exemple est merveilleusement produit, j’adore l’écouter», nous dit-elle à propos du podcast du New York Times, «mais il n’y a pas d’intention artistique».
 
Pour Sarah Larson, la promesse peut sans doute être repérée grâce à trois éléments: le sound design, l’intention, la réalisation. «Serial” et S-Town tendent en revanche vers l’oeuvre d’art. “Uncivil” de Gimlet, et “More Perfect aussi sans doute. Je mettrais aussi dans cette catégorie un podcast indépendant nommé “Nocturne. Le design sonore est très onirique, formidable. Je crois que l’on est tout juste en train de comprendre le pouvoir du podcast, de ce qu’il signifie pour nous.»

Une industrie émergente

Le fait que l’industrie du podcast ne soit pas encore tout à fait consolidée, tandis que les moyens de production peuvent en revanche être accessibles à tous, génèrent une situation paradoxale: n’importe qui peut faire un podcast (sans intention particulière) et la production éditoriale sur les podcasts vise d’abord à faire émerger l’industrie de manière consolidée: expliquer ses enjeux économiques et donner des recommandations.

«La barrière d’entrée pour un nouvel auditeur est assez haute», note Caroline Crampton dans le New Statesman où elle a commencé une chronique hebdomadaire sur les podcasts en octobre 2016«il faut se rendre compte de l’existence d’une émission, la chercher ensuite dans une application, mettre des écouteurs, puis consacrer une vingtaine de minutes à savoir si oui ou non ça vous plaît assez pour que vous écoutiez régulièrement. Il est difficile de partager de l’audio d’une manière facilement consommable sur Twitter ou Facebook (…) Les classements iTunes restent un élément clé pour que les auditeurs découvrent de nouvelles émissions et ce système favorise les émissions déjà importantes.»

C’est d’ailleurs pour cela que tant d’initiatives visent à permettre une meilleure découvertedes podcasts, des apps se créent, aux États-Unis comme en France«Sur beaucoup de fronts, les podcasts sont encore en cours de maturation. La manière dont on écrit dessus n’est que l’un de ces fronts».

Et d’autres arts, comme les séries télé, ont pâti de ce manque de production critique avant les podcasts. Il y a peu, rappelait Johanna Zorn dans une tribune sur Medium, les chaînes câblées, HBO, Amazon et Netflix étaient ignorées des programmes culturels. «Ces jours-ci, l’art populaire que les critiques ignorent encore est la narration audio».

Les conseils de Bruno Muschio: «Crackopolis», «Flicopolis», «Les Braqueurs», «Diamant sur canapé»

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Auteur-réalisateur de BrefBloqués et Serge Le Mytho.

«J'hésite entre 4 mini-séries d'Arte radio “Crackopolis”“Flicopolis”“Les Braqueurs““Diamant sur canapé”.«Crackopolis»«Flicopolis»«Les Braqueurs»«Diamant sur canapé». On s'immerge dans des mondes qu'on ne connaît que par la fiction ou les faits divers. Mais cette fois, on écoute directement la personne concernée, comme si on l'avait croisée par hasard et qu'on prenait un verre avec elle. C'est très intime. Les trois premiers fonctionnent très bien ensemble et le dernier “Diamant sur canapé” est peut-être le plus fou, dans le sens où c'est sûrement la seule fois qu'on entend parler UNE “michtoneuse” au lieu d'entendre parler D'UNE “michtoneuse”.»

Comment les podcasts et la musique se complètent

Crédit photo : Jean-Michel Thirion

Crédit photo : Jean-Michel Thirion

Vous êtes en train de dîner avec des amis. Vous avez tout préparé à l'avance, jusqu'à la playlist «Dinner with friends» sur Deezer ou Spotify qui passe en fond pendant le repas. Vous voulez leur montrer à quel point vous aimez les podcasts, alors vous vous levez furtivement et vous en mettez un en essayant de ne pas casser l'ambiance. Raté, tous les invités se taisent et se mettent à écouter ce qu'ils entendent. Pourquoi? Apparemment, on n'écoute pas des podcasts de la même façon que la musique. C'est la différence entre une écoute active et une écoute passive. Comment les plateformes de streaming qui diffusent beaucoup de musique voient le podcast et prennent en compte ces différents types d'écoute?

Sophian Fanen, journaliste et cofondateur du site d'information Les Jours a enquêté pendant un an sur le sujet et publié en novembre 2017 Boulevard du Stream – Du MP3 à Deezer, la musique libérée.

Quel est aujourd'hui selon vous l'objectif des plateformes de streaming?

SF: Il s'agit de favoriser l'écoute la plus longue possible, qui se trouve être plus facile à prolonger si elle est passive. L'écoute passive est plus bénéfique pour elles, c'est donc ce qu'elles ont tendance à privilégier. Plus un utilisateur gratuit utilise la plateforme sur un temps long et plus il a statistiquement de chances de devenir abonné : il faut créer de l'usage, de l'habitude d'écoute pour fidéliser les auditeurs et pour qu'ils se sentent attachés à cet outil.

Quelles stratégies ces plateformes mettent-elles en place pour prolonger l'écoute?

Prenons l'exemple de Spotify qui a commencé à basculer sur un modèle «playlists first» où les albums sont relégués au second plan. Ils privilégient ça pour obtenir une écoute un peu prise par la main, qui se trouve être une écoute plus longue. Ils travaillent beaucoup sur des playlists de musique d'ambiance, des playlists pour faire la cuisine, pour un apéro entre amis, pour travailler au calme... Elles sont vraiment faites pour s'effacer dans le fond sonore du moment, et ça génère des écoutes longues. Maintenant, sur Spotify, quand on arrive à la fin d'un album ou d'une playlist, la musique ne s'arrête pas. Une radio composée par des algorithmes en fonction de l'album qui s'achève (selon des affinités artistiques et sonores) se déclenche automatiquement. Spotify appelle ça une radio parce que, quand on n'est pas abonné, on ne peut pas zapper les morceaux. On ne se rend même pas compte que l'album est fini et qu'une radio s'est enclenchée car le premier morceau de cette radio est systématiquement du même artiste que l'album qu'on vient d'écouter. On rentre vraiment dans une bulle de confort, dans du «déjà écouté», dans une sorte de musique d'ambiance.  

Ce phénomène d'écoute passive est-il nouveau?

Non. La musique d’ambiance existe depuis les musiques liturgiques, ou les musiques de table. Et les playlists existent depuis bien avant le streaming ou le Mp3. Mais l’une comme l’autre restaient relativement marginal dans l'économie de la musique et dans la pensée collective: l'album était le mètre-étalon. Je pense que le streaming ne fait qu'amplifier des pratiques déjà présentes. 

Alors pourquoi les plateformes se mettent-elles au podcast?

D'abord, je pense qu'il ne faut pas considérer que tous les auditeurs de musique en streaming écoutent tout le temps passivement. On a des écoutes qui évoluent dans la journée, selon nos intentions, selon les morceaux et les parties d'un morceau. C'est souvent une écoute active-passive. Mais on s'aperçoit que cette écoute souvent passive rend la plateforme un peu froide, un peu «robinet de musique». Du coup, il y a un besoin de prise de parole et de personnalisation qui se veut plus chaleureuse. C'est là qu'intervient l'humain et sa voix pour créer du lien avec les auditeurs avec une écoute plus active.

Les plateformes ne misent donc pas que sur une écoute passive.

C'est ça. Plus l'écoute est active, plus on prend conscience qu'on aime ce qu'on est en train d'écouter et qu'on aime ce que la plateforme à laquelle on est abonné (ou pas encore) fait pour nous. Spotify, par exemple, très peu actif sur le podcast en France mais beaucoup plus en Allemagne et aux États-Unis, a tendance à insérer des séquences de podcasts dans ses playlists. Même si les podcasts sont des éléments qui peuvent être consultés aussi de façon autonome, les playlists sont considérées comme des médias à part entière. On va écouter de la musique et du podcast en alternance, comme s'il s'agissait d'une radio. Ça ressemble à du flux. L'insertion d'un moment d'écoute active sert aussi finalement le prolongement de l'écoute. En Allemagne, Spotify a utilisé le podcast comme élément marketing en débauchant un duo de comiques –Jan Böhmermann & Olli Schulz– qui étaient à la radio et à la télé et qui étaient vraiment des stars (comme s'ils débauchaient le Palmashow ou Guillaume Meurice en France pour être que sur Spotify). Ça a crédibilisé les intentions de Spotify sur le podcast, et attiré énormément d'auditeurs et d’abonnés.

Mais va-t-on alors, selon vous, vers une passivité de plus en plus grande des auditeurs de podcasts?

C'est difficile à dire avec certitude, bien sûr. Tout l'écosystème en ce moment se dirige vers l'écoute à la maison avec des assistants vocaux, et l'écoute dans la voiture aussi avec des assistants vocaux couplés à des applications de streaming. À partir de là, les intentions sont déjà dites : on va vers une composition de plus en plus fine de moments sonores musicaux et vocaux, personnalisés pour chaque auditeur et disponible en permanence. Je pense que dans le podcast, l'écoute n'est jamais ni totalement passive, ni totalement active. Est-ce qu'il y a des écoutes vraiment 100% dédiées? Je pense qu'elles sont très rares et marginales. Le podcast demande toujours une écoute plus active que la musique qui peut vraiment devenir un fond sonore, mais cela ne veut pas dire qu'on va lui dédier une écoute totale. Certaines personnes ont aussi un usage du podcast comme fond sonore parce qu'elles ont simplement envie que quelqu'un leur parle. Je pense qu'il y a quand même plusieurs niveaux entre les deux extrêmes et un champ très vaste d'écoutes possibles.  

Propos recueillis par Elie Olivennes.

Le conseil podcast de Nadia Daam: «Sex and sounds»

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Nadia Daam est journaliste pour 28 minutes sur Arte,
pour Europe 1 et Slate.


SEX AND SOUNDS. «J’aurais bien aimé recommander un podcast sur l’entreprenariat au féminin ou sur l’art contemporain, parce que c’est classe quand même. La vérité, c’est que ce sont des sujets qui m’intéressent finalement assez peu et qui sont par ailleurs traités dans beaucoup d‘autres médias. Ce qui n’est pas le cas du sexe. Hormis les très bons sites ou blogs, l’offre sonore était somme toute limitée. Il y a bien quelques podcasts anglophones mais ils nécessitent un très bon niveau d’anglais ou impliquent de chercher régulièrement, pendant l’écoute, le sens sur internet de termes obscurs (j’ignorais par exemple ce que signifiait “cum” avant de googler, ça a pas mal limité ma compréhension du podcast américain “Guys we fucked”). Bénie soit Arte Radio, bénie soit Maïa Mazaurette. Avec “Sex and sounds”, il existe enfin un podcast “dédié aux liaisons fructueuses entre plaisirs d'en-bas et sons d'en-haut”. Le son, c’est précisément le prisme choisi pour ce podcast court (5 minutes en moyenne). Maïa nous parle à l’oreille d’ouïe et de sexe, comme une mise en abyme (oui, “mise en abyme”, j’écoute pas de podcast sur l’art contemporain, mais on est pas chez les cons). Maïa, qui connaît son sujet (elle est sexperte pour GQ et Le Monde) se demande si parler français est si sexy que ça, évoque le son de l’orgasme masculin, les bandes originales du porno…

Je recommande particulièrement à tous, sauf à ma mère, l’épisode consacré au “dirty talking”. Sujet souvent évoqué dans la presse féminine mais de façon bien crétine (“Pimentez votre couple : demandez-lui de vous appeler ma petite cochonne”). Comment parler sale sans imiter Joey Starr dans “Ma Benz”? Pourquoi c’est rigolo de dire des gros mots, surtout quand on est une femme? Pourquoi dispose-t-on d’aussi peu de vocabulaire pour exprimer son désir sans emprunter au champ lexical animalier ou à la torture? Et si Maïa confesse elle-même préférer aller sur Twitter si elle veut qu’on lui parle mal, elle pose néanmoins les bonnes questions…»

Le conseil d'Alex Blumberg: «Uncivil»

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Alex Blumberg est le patron de Gimlet Media.

«UNCIVIL» (10 épisodes). «Uncivil s'intéresse à la guerre de Sécession aux États-Unis (1861-1865), dont on débat encore aujourd'hui, 150 ans plus tard. Quand ça a été terminé, et l'esclavage aboli, l'Amérique blanche était du genre à dire: “la guerre est finie, tout va bien!” Mais nous n’avons jamais eu de grande conversation nationale sur le sujet. Des millions de personnes sont mortes pendant des siècles et il n'y a jamais eu de réparation. C’est pour cette raison que nous avons lancé cette émission, cela semblait nécessaire, et j’en suis très fier.»

Alex Blumberg: «Le podcast est encore un média naissant»

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Alex Blumberg est un héros. Le héros du podcast «Start Up», dans lequel il a raconté l’épopée du lancement de sa boîte de podcasts, Gimlet Media, en 2014. (Au départ, il était seul, ils sont une centaine aujourd’hui). Il sera aussi bientôt le héros d’une série télé: Alex Inc, adaptation de «Start Up» dans laquelle le comédien Zach Braff jouera son rôle (en mars 2018 sur ABC). Et il est déjà notre héros, chez Louie Media, parce qu’il fait les podcasts que l’on aime, ceux qui s’écoutent comme on regarde des séries Netflix. D’ailleurs, en parlant de séries, un autre de ses podcasts est en cours d’adaptation: la fiction audio «Homecoming», qui sera portée à l’écran chez Amazon, avec Julia Roberts. Gimlet ne cache pas ses ambitions de devenir le «HBO des podcasts»: début 2018, ils ont carrément lancé une cellule film et télé.

Quelques semaines plus tôt, en novembre, nous le rencontrions dans ses impressionnants bureaux de Brooklyn. Et à quelques mois du lancement de Louie, alors que nous venions de quitter Slate, c’était l’occasion de s’interroger sur le sens nouveau que peut prendre aujourd'hui le mot média, ce petit mot accolé à Gimlet, qui fait pourtant de la fiction autant que du documentaire.

Qu’est-ce qu’un média pour vous aujourd’hui ?
C'est pas facile à expliquer car cela prend plus de formes différentes que par le passé. Un média pouvait être un film, une émission de télé, un article, un livre... Aujourd'hui, vous avez des vidéos YouTube, des posts Instagram, des diatribes sur Facebook, des tweetclashs, et tout ça peut être considéré comme du média.
Les médias étaient historiquement des sortes de gardiens du temple, mais cette période est terminée. Il y a longtemps eu des entreprises de médias, maintenant il y a des plateformes sur lesquelles les gens peuvent publier des médias.

Comment faire la différence alors, entre tous ces contenus média?
Parmi les entreprises de média, on commence à voir des façons de se différencier. Certaines essaient de faire beaucoup de choses différentes qui ne valent pas cher. Et si vous pouvez produire du contenu pour peu cher, alors vous pouvez gagner de l'argent avec. Et si vous faites beaucoup de contenu peu cher, vous pouvez gagner beaucoup d'argent.

Ce n'est pas votre stratégie!
Non, nous avons choisi l'autre possibilité, qui est d'ajouter de la valeur à l'objet que vous créez pour que cela devienne du contenu que les internautes vont chercher. Vous aurez ainsi plus d'auditeurs qu'en produisant la version low cost. Et il y a d'autres stratégies encore mais ce sont les deux principales.
Si vous venez des médias traditionnels, vous pouvez vous considérer comme un professionnel qui a un savoir-faire. Et avec ce savoir-faire, il y a beaucoup d'opportunités, c'est sûr. D'une certaine manière, il y a tellement de contenus aujourd’hui que c'est encore plus important d'avoir une idée de ce que c'est de produire un bon contenu.

Pourquoi avoir préféré vous définir comme un média plutôt que comme une boite de production?
C’est une décision économique et intellectuelle. Les podcasts peuvent devenir des franchises : si vous avez un show qui sort régulièrement comme «Reply All» ou «Every Little Thing», on peut vendre de l’espace publicitaire, cela devient une habitude pour les auditeurs, l’audience croît régulièrement, et cela peut devenir une franchise avec beaucoup de valeur. C’est aussi une façon d’être capable d’investir. On ne peut pas engager autant d’argent pour un show qui n’est pas à nous. S’il appartient à quelqu’un, ils peuvent juste partir et nous avons perdu tout notre argent. Nous avons la propriété intellectuelle, si ça marche bien, l’équipe gagne, le présentateur est valorisé et cela rapporte de l’argent que l’on peut investir dans d’autres émissions. Pour avoir travaillé à «This American Life» et «Planet Money», je sais que ce sont des émissions très chères à faire et nous avons levé des fonds. Ce ne serait pas cher par rapport à la télé, mais c’est très cher dans le monde des podcasts. Pour un épisode comme «Planet Money», le budget peut s’élever à un ou deux millions de dollars par an. Pour «This American Life», j’imagine que c’est plus que ça.

Et en tant que média, pourquoi avoir choisi de faire la fiction? Est-ce un moyen de vous renouveler, de raconter le monde autrement?
Oui, la fiction est très intéressante pour ça. La fiction audio avait disparu ici aux États-Unis, tout était passé à la télé. Et la fiction audio qui perdurait restait nostalgique et vieillotte. Mais notre intuition était que les gens aiment les bonnes histoires et que si on pouvait en produire en audio de manière plus contemporaine, ce serait remarquable. Nous avons donc fait «Homecoming», qui réunit des acteurs connus [David Schwimmer, Oscar Isaac] et c’est l’un de nos podcasts les plus écoutés.

Mélissa Bounoua et Charlotte Pudlowski

Vivons-nous vraiment dans une société visuelle?

Au début, on était un peu comme ça :

Who gifs from a pineapple under the sea?

On entrait dans les années 2010, on devenait accro au son, aux histoires, à ces bulles dans lesquelles on s’immergeait le soir en rentrant du bureau, en faisant nos courses, voguant entre le rayon soupe et le rayon chocolat, le casque sur les oreilles. On devenait accro à ces moments, dilués entre le lundi matin et le dimanche soir, entre le pliage de chaussettes, le ménage, les séances de sport. Pour un peu, on se serait mises au coloriage, rien que pour avoir de nouvelles occasions d’écoutes. On se shootait aux podcasts dans un monde qui ne jurait que par l’image. Nous-mêmes, quand nos écouteurs étaient rangés, c’était que nous regardions des séries par dizaines. Nous étions inscrites à Instagram, à Facebook, Snapchat.

En France, dans ces années-là, le temps des adultes passé devant un écran était en train d’exploser; il arriverait bientôt à 4h40 par jour. Nous savions que nous vivions dans un monde d’abord visuel. Visuel jusqu’à la nausée, selon l’écrivain britannique Will Self, quiexpliquait en 2015 sur le site de la BBC que notre culture «n’a pas simplement privilégié le visuel, mais mis la valeur de la vision bien au-dessus de celle de tous les autres sens». On se disait: est-ce qu’on n’a rien compris au monde dans lequel on vit?

«Jeter le trouble sur la définition visuelle de la modernité»

Quand Her est sorti en 2013 aux États-Unis, ce film dystopique de Spike Jonze dans lequel les hommes et les femmes tombent amoureux de voix, et dans lequel le futur se présente davantage sous forme d’omniprésence du son que d’omniprésence de l’image, on s’est demandé: et s’il avait raison? Et si les podcasts n’étaient pas une anomalie mais la preuve que nous vivons dans un monde en réalité sonore autant que visuel, le premier seulement masqué par la prééminence du second.

Et puis on est tombées sur ce livre passionnant de Jonathan Sterne, professeur d'histoire culturelle des théories de la communication à l'université McGill à Montréal: Une histoire de la modernité sonore, paru en 2003 aux Etats-Unis. Sterne estime que l’on considère à tort que l’entrée dans la modernité est seulement associée aux transformations de notre culture visuelle :

«En certaines occasions, des formes modernes d’audition ont préfiguré des formes modernes de vision. Pendant et après les Lumières, l’audition se transforme en objet de contemplation. Elle est mesurée, objectivée, isolée et simulée. Les techniques d’écoute mises au point par des médecins et des télégraphistes deviennent des caractéristiques fondamentales de la médecine scientifique et des formes primitives de la bureaucratie moderne. Le son se mue en marchandise susceptible d’être achetée et vendue. Ces faits ébranlent le lieu commun selon lequel la science et la rationalité modernes sont nées de la pensée et de la culture visuelles. (...) Prendre au sérieux le rôle du son et de l’audition dans la vie moderne revient à jeter le trouble sur la définition visuelle de la modernité.»

Pour Sterne, on ne peut envisager la modernité sans les technologies sonores (comme le téléphone) qui ont pleinement participé aux révolutions culturelles du XXe siècle. «Les changements intervenus dans le son, l’ouïe et l’écoute accompagnent des mutations considérables dans les paysages sociaux et culturels au cours des trois derniers siècles», écrit-il en expliquant que les avancées technologiques qui ont permis la reproduction du son (comme le phonographe) sont celles qui ont d’abord bouleversé notre rapport au temps et à l’espace.  

«Révolution perceptive»

Citant les travaux de l’historien Stephen Kern (auteur de La Culture du temps et de l’espace), il explique comment la reproduction sonore peut être envisagée une «“base matérielle” des modifications sensorielles de la spatialité et de la temporalité au tournant du XXe siècle, avant qu’elle n’insuffle une “révolution perceptive” au cours des années suivantes. Les technologies sont réputées avoir amplifié et étendu spatialement et temporellement, le son et l’audition.» Citant aussi Claude S. Fisher, auteur d’une histoire sociale du téléphone, America Calling: il rappelle qu’aux yeux de certains chercheurs «la téléphonie a modifié les conditions de la vie quotidienne, qu’avec “cet emblème choc de la modernité” qu’est l’enregistrement sonore, tout a soudainement changé; que la radio constitue la plus importante invention électronique du XXe siècle, transformant nos habitudes de perception tout en brouillant les frontières entre le privé et le public, entre le monde des affaires et la politique».

Même si Jonathan Sterne refuse de déifier le pouvoir de transformation des technologies, ses écrits portent à penser que l’on vit bien dans une société sonore (en même temps que dans une société visuelle). En comprenant ça, on s’est senties moins seules.

Et le constat de Jonathan Sterne ne cesse de gagner en pertinence. La même année que HerSerial (podcast d’enquête policière racontée en 12 épisodes haletants) allait dépasser le score d’audience d’une saison de Game of Thrones. Le podcast comme média s’apprêtait à exploser : en 2017, les auditeurs réguliers de podcasts aux Etats-Unis en écoutent 5h07 par semaine. Et tandis que, dans notre entourage, les ados s’envoyaient de plus en plus, en même temps que des photos par paquets, des sons via whatsapp (plutôt que de s’écrire), notre consommation de musique ne cessait de croître : le boom musical amorcé dans les années 1970 grâce aux chaînes hifi et aux baladeurs se poursuivant, nous n’avons jamais écouté autant de musique.

Même les Gafa misent sur le son. (Les Gafa = les gens qui disposent de plus de données sur vous et moi que n’importe quel sociologue averti). Les assistants connectés sont désormais posés sur les commodes ou les cheminées entre nos cadres photos et nos télés. Plus de 30 millions de smartspeakers (Amazon Echo, Google Home, Alexa) ont été vendus en 2017, et fin 2018, quand Apple aura sorti son Homepod, plus de 56 millions d’appareils auront été vendus dans le monde. 70% des propriétaires de ces objets disent écouter plus de son chez eux depuis qu’ils en ont achetés.

Demander des podcasts dès le réveil à votre enceinte connectée sera donc bientôt une évidence. Aspirer à ces bulles anti-frénésie, loin du zapping, chercher ces moments de lenteur loin des écrans, laver votre regard, récupérer votre corps en vous levant, marchant, un casque sur les oreilles: tout cela sera sans doute une nouvelle norme. Si vous vous sentiez aussi un peu Bob l’éponge, c’est bientôt fini. On vous laisse aller mettre votre casque pour écouter nos conseils à suivre. Et quitter cet écran pour vous concentrer sur vos oreilles.